Une Tête sans Main et sans Coeur ?


Désormais, notre rang social n’est plus défini par notre lieu de naissance mais par notre diplôme. Au sommet de la hiérarchie, se trouvent donc les « super diplômés » qui occupent les postes les plus prestigieux et les mieux rémunérés ; à la base, se trouvent les métiers vitaux mais en réalité méprisés et mal payés.

David Goodhart, dans son essai paru en 2020, montre à l’évidence que cette nouvelle hiérarchie s’est imposée dans notre société. Au terme de cette étude engagée, l’auteur affirme qu’il est urgent de sortir de ce système qui engendre une immense frustration pour les non diplômés.

 

Une hégémonie de la « Tête » au détriment de la « Main » et du « Coeur »

Selon l’auteur, la crise sanitaire a profondément changé notre façon de penser et a rendu visible quelque chose qui l’était moins auparavant : ceux dont notre survie dépend :infirmières, caissières, agriculteurs, éboueurs… Ils sont non seulement les moins bien payés dans les sociétés occidentales mais aussi ceux qui jouissent d’un statut social moindre.

« En écrivant ce livre au cours de lannée 2019 (avant le Covid), jamais je naurais osé imaginer les applaudissements destinés aux travailleurs de la Main et du Coeur, image forte de la crise sanitaire. Ce n’était pas seulement le personnel soignant qui était remercié, mais aussi toutes les personnes qui portent à bout de bras la structure invisible de nos vies quotidiennes – les employés de supermarchés, les chauffeurs de bus et les livreurs, celles et ceux qui assurent le maintien des chaines logistiques de lalimentation et des médicaments, et qui nous débarrassent des déchets ménagers ».

 

Les diplômés, quant à eux, ont vu leur vie professionnelle s’arrêter montrant ainsi le caractère non-essentiel de leurs emplois. La question qui se pose aujourd’hui est donc la suivante : Peut-on continuer à tout donner aux personnes douées d’une certaine intelligence (lintelligence cognitive), « la Tête », au détriment de ceux qui s’occupent de nous, « le Coeur »,  et des travailleurs manuels  « la Main » ?

 

La méritocratie a divisé notre société en deux :

– d’un côté, les diplômés, très bien payés et occupant les postes les plus prestigieux, qui estiment qu’ils ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes.

– de l’autre, les moins diplômés, estimant souvent que s’ils ont échoué c’est de leur faute puisque la société est méritocratique et qui doivent vivre avec le sentiment de leur infériorité.

 

Méritocratie ou aristocratie ?

Il semble important de rappeler ici ce qu’est la méritocratie et d’en donner une définition claire. Le terme de méritocratie vient du latin mereo (mérite) et du grec kratos  (pouvoir). La méritocratie n’est donc rien d’autre qu’un système politique, social et économique où les privilèges et le pouvoir sont obtenus par le mérite. Autrement dit, il s’agit d’un système dans lequel on récompense les individus pour leurs efforts et leur intelligence.

 

« La formule QI + effort – celle quutilise Michael Young pour décrire les conditions nécessaires pour exceller dans la méritocratie – est sans lombre dun doute un meilleur critère de sélection que le népotisme ou le piston. Mais les inclusions impliquent souvent de nouvelles exclusions et, dans ce cas, il sagit des personnes qui nont pas les occasions ou les capacités suffisantes pour obtenir un diplôme du supérieur ».

 

Peut-on aujourd’hui parler de méritocratie ? Pour David Goodhart, la méritocratie ne mérite plus son nom car elle est devenue exactement ce à quoi elle était censée s’opposer : un mécanisme qui engendre de la reproduction sociale et permet la transmission des richesses et des privilèges entre les générations. La mobilité ascendante est devenue un fantasme et les classes moyennes en difficulté ont désormais plus de chances de sombrer dans la pauvreté que d’accéder à l’élite professionnelle. En outre, la méritocratie prend au piège même ceux qui parviennent à se frayer un chemin jusqu’au sommet, exigeant des riches adultes qu’ils travaillent avec une intensité toujours plus importante, exploitant leurs coûteuses études afin d’en tirer un rendement.

L’auteur affirme que la mobilité sociale « ralentit dès lors que l’intelligence produit de l’intelligence ». En d’autres termes, seuls (ou en grande majorité) les enfants dont les parents jouissent de revenus suffisants peuvent s’élever intellectuellement car ce sont les seuls qui ont les moyens financiers pour intégrer les meilleures écoles. Par exemple, une année dans une université de la Ivy League aux Etats-Unis coûte 70.000 dollars. Dans ces conditions, on comprend que les enfants les plus modestes ne peuvent s’y rendre. On assiste donc aujourd’hui à l’émergence d’une « méritocratie héréditaire » qui ressemble en réalité plutôt à une aristocratie qu’à une méritocratie.

 

Cependant David Goodhart ne se contente pas de mettre en cause les dysfonctionnements du système, le fait par exemple que certains élèves de niveau moyen voire faible parviennent à intégrer les universités prestigieuses grâce à l’argent et aux relations de leurs parents, anciens élèves eux-mêmes.  Sa critique va au-delà, David Goodhart montre à quel point établir une méritocratie à partir d’un seul critère – l’intelligence cognitive – est réducteur et produit en outre une véritable ségrégation culturelle. Les diplômés partagent par exemple la même culture, les mêmes modes de vie, les mêmes lieux et les mêmes idées.

 

Des conséquences négatives majeures

Aujourd’hui, une seule et unique forme d’aptitudes humaines est mise en valeur : la capacité cognitive. Autrement dit, ce qui compte c’est de réussir aux examens puis de brasser efficacement des données dans la vie professionnelle. Cette mise en valeur des capacités cognitives produit, selon David Goodhart, trois conséquences négatives majeures.

Une polarisation de lemploi

Comme l’intelligence cognitive est le seul critère de réussite et qu’il est très mal réparti au sein de la population, on assiste à une forte réduction des emplois intermédiaires au profit d’une hausse des emplois peu qualifiés d’une part et des emplois très qualifiés d’autre part. Ainsi, dans notre société deux types d’emplois sont majoritaires : les emplois très qualifiés occupés par des « surdiplômés » et les emplois mécaniques occupés par ceux qui n’ont pas de diplômes.

L’auteur signale à ce propos le sondage à grande échelle réalisé par le laboratoire d’idées Onward : 66% des personnes interrogées estiment que l’augmentation du nombre de diplômés d’université et la diminution de ceux issus des formations techniques ont été une mauvaise chose pour le pays dans son ensemble ; seuls 34 % y voient des conséquences bénéfiques.

 

Une frustration pour les non diplômés

La méritocratie misant tout sur l’université et ses diplômés, ceux qui n’y vont pas ont l’impression d’être les perdants et peuvent ressentir un immense sentiment de frustration.

Invisibles dans les médias, ils ne peuvent pas non plus s’exprimer politiquement

 

« À huit ans, la plupart des enfants veulent être pompiers, cuisiniers, infirmières ou chauffeurs de bus, ou bien travailler dans une boutique – des occupations à lutilité évidente, qui servent les autres et rendent le quotidien possible, comme nous la rappelé la crise de la Covid 19. Lorsquils quittent les bancs de l’école, une grande partie ont été convaincus de sorienter plutôt vers des emplois moins manuels et plus intellectuels ».

 

Des critères éducatifs en politique

Aujourd’hui la politique est dominée par la tête. En 2010, deux ministres britanniques sur trois étaient diplômés des très sélectives universités d’Oxford ou de Cambridge. A noter que contrairement à ce que l’on peut imaginer cette tendance est très récente et que dans les années 60 ou avant, ils étaient loin d’être tous diplômés et surtout diplômés des meilleures écoles.

 

« La polémique autour de la technocratisation de la politique révèle aussi une ligne de démarcation selon des critères éducatifs. Après le référendum de 2016, les plus farouches opposants au Brexit ont sans doute directement adhéré à l’idée d’une épistocratie : le pouvoir par les plus éduqués ».

 

Quelles solutions ?

Élever le niveau scolaire ?

 

Les élites ont longtemps proposé d’élever le niveau scolaire de la population pour lutter contre la reproduction sociale. Cependant, selon David Goodhart, cette solution n’a pas porté ses fruits. En effet, la massification scolaire n’a pas permis d’améliorer la mobilité sociale, au contraire même, la massification scolaire a renforcé la reproduction sociale et a fait baisser la valeur des diplômes.

On assiste à un phénomène d’inflation des diplômes :  la croissance du nombre de personnes diplômées a entraîné l’élévation des niveaux de formation minimaux requis par les employeurs et la perte de valeur des diplômes scolaires sur le marché de l’emploi.

 

Au Royaume-Uni, cinq ans après leur sortie de l’université, 30 à 50 % des diplômés occupent des emplois de non diplômés, ce qui ne peut entraîner qu’une immense frustration ainsi que la multiplication de mouvements du type « Nuit debout » qui a eu lieu en France et la radicalisation de partis de gauche comme le Labour ou La France insoumise. Ainsi, de plus en plus de diplômés occupent des postes ne nécessitant aucun diplôme.

 

Permettre aux métiers de la « Main » et du « Coeur » de contribuer à la direction des affaires ?

David Goodhart plaide donc pour que les métiers de la « Main » et ceux du « Cœur » contribuent à égalité avec les métiers de la « Tête » à la direction des affaires. Il n’est pas juste que la finance, les cabinets d’avocats, ou de conseil, où l’on produit en définitive très peu de valeur, fournissent les emplois les mieux rémunérés du moment. La crise sanitaire du Covid a démontré que les métiers du soin à la personne avaient une bien plus grande utilité sociale.

 

« Une grande partie de notre problème repose sur le fait que nous sous-évaluons tout ce qui nest pas complexe du point de vue cognitif. Si nous accordions plus de valeur, en matière à la fois de prestige et de rémunération, aux aides et aux professions manuelles, les revenus seraient naturellement distribués de manière plus égale dans la société, et la croissance économique serait plus stable et plus constante ».

Puisse la crise de la Covid-19 contribuer à établir un meilleur équilibre entre les aptitudes fondées sur la « Tête », la « Main » et le « Coeur » !

*

L’immense sentiment de frustration qui anime les non diplômés, les ont poussés à rejoindre des mouvements populistes. Des Brexiters aux Gilets jaunes, tous sont animés par une volonté de renverser un système qui leur rappelle constamment qu’ils en sont les perdants.

Mais l’automatisation à venir, qui touchera aussi une grande partie des diplômés, pourrait bien faire basculer certains urbains diplômés dans le camp des perdants.

A ce moment-là, notre système politique serait alors sérieusement compromis.

 

La Tête, la main et le coeur : la lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle,

David Goodhart. Editions Les Arènes

Le journaliste britannique David Goodhart est le fondateur du magazine Prospect.


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