La Sagesse d’une Foule


Depuis peu, dans les meilleures universités, l’organisation de l’intelligence collective est devenue une science à part entière, dans son dernier livre, aussi passionnant que documenté, É. Servan-Schreiber en présente les premières découvertes surprenantes et en tire des leçons pratiques.

 

Une foule de sots vaut un expert

C’est ce qui ressort d’une des nombreuses expériences rapportées par l’auteur :

L’un des meilleurs spécialistes de la sagesse des foules, David Pennock (laboratoire de Microsoft à New-York) enquêta sur une foule de pronostiqueurs sportifs, adeptes du site ProbabilitySports. Il mit en évidence une variante appelée « Wisdom of fools » , la sagesse des sots, la moyenne est plus sage que les individus.

Sur plus de 267 matches en 2004, Pennock constata qu’un participant hypothétique dont les pronostics seraient la moyenne de ceux de tous aurait été 7° sur 2 231.

Comment est-ce possible ? En fait les erreurs des pronostiqueurs les plus mauvais étaient suffisamment différentes entre elles qu’elles se neutralisaient mutuellement.

Alors, pour avoir la meilleure estimation groupée, faut-il faire appel à des experts ou à des gens qui ont des avis différents ? Aux deux si possible affirme en 2007 le sociologue Scott Page (professeur à l’université du Michigan) auteur du théorème de la diversité décrivant l’équilibre entre expertise et diversité :

« L’erreur d’une estimation collective (la moyenne des estimations) est égale à l’erreur moyenne des estimations individuelles moins la diversité des estimations ».

Ce qui signifie que l’expertise individuelle et les différences d’opinions contribuent tout autant à l’intelligence d’un groupe (inutile d’en privilégier une).

 

Du coup, sans expert possible sur une question précise, interroger une foule diverse (« marchés prédictifs ») peut être une bonne alternative pour un prix moindre.

Mais à 2 conditions :

– chacun doit réfléchir de façon indépendante ; l’intelligence collective ne fonctionne que si chacun veut se différencier pour gagner un pari ou faire valoir sa propre opinion (comme si les partis et les idéologies n’étaient pas efficaces).

– il faut une méthode objective pour « extraire » l’opinion collective : vote majoritaire , moyenne arithmétique, procédure réglée (Wikipédia), algorithme (Google)…  tout sauf un  arbitre des contributions des autres !

 

L’ intelligence  supercollective  en action dans les entreprises

L’intelligence collective permet d’améliorer de façon significative les performances de nos entreprises : meilleure prévision des ventes, accroissement de l’innovation, suppression des blocages… A titre d’exemple, voici un cas particulier qui prouve que les paris négatifs ont aussi leur importance.

 

Innover plus en dépensant moins

Le groupe InterContinental souhaitait faire émerger les idées innovantes que pourraient avoir ses mille employés. Pour hiérarchiser ces idées après leur collecte, É. Servan-Schreiber et ses associés proposèrent une solution tout à fait neuve en 2007 : au lieu de voter pour les idées qu’il préférait, chacun devait parier sur les idées qui seraient acceptées par le décideur pour le bien de l’entreprise (paris positifs) ou seraient refusées (paris négatifs).

Le fait de parier ‘contre’ a un double avantage : chacun peut s’exprimer clairement et les idées qui présentent un défaut sont éliminées.  Une idée gagnante sera donc performante dans toutes ses dimensions (technique, commerciale, design…).

Ce système s’avéra très efficace d’autant que le décideur put se concentrer exclusivement sur les quelques idées positives qui émergèrent du lot.

 

Vers une superdémocratie grâce à l’intelligence collective

La France a un besoin urgent de cette superintelligence. Comment faire ensemble les meilleurs choix pour notre société ? En s’appuyant sur la sagesse des foules, la société deviendra plus intelligente.

 

Changer notre système de représentation ?

La démocratie, qui pouvait être directe dans l’Antiquité, a dû devenir représentative en changeant d’échelle. A l’époque où l’on se déplaçait à pied ou à cheval, il fallait forcément élire des représentants. Mais les députés sont-ils toujours indispensables à l’ère du numérique ?  Faut-il changer leur nombre ?  Et leur manière de faire ?

Pour E. Servan-Schreiber il ne faut plus de représentation sans participation.

Le prototype d’un parlementaire 2.0, imaginé par l’auteur pourrait être le vecteur d’un renouveau démocratique : « soucieux de la diversité et de l’indépendance d’esprit de ses électeurs, il ne saurait être asservi à l’idéologie ou à la discipline d’un parti. Il devrait incarner une haute idée de la politique, celle qui ouvre les esprits aux mondes nouveaux et leur permet de défricher les champs du possible. Mais surtout, à l’ère des réseaux sociaux et de la multitude numérique, il devrait lier son action à l’intelligence collective de sa circonscription »

Cela dit, tant que le pouvoir de l’exécutif restera bien supérieur à celui du Parlement,  la participation des citoyens à la mission parlementaire n’aura pas beaucoup d’effet

 

Faire évoluer notre mode de scrutin ?

Certes, avant les ordinateurs il n’était pas facile de compiler les résultats. Mais les progrès scientifiques et techniques devraient pouvoir faciliter le processus.

Et si nous avions la possibilité de choisir plusieurs candidats et d’en refuser d’autres (selon la logique des paris négatifs capables de faire émerger les meilleures idées) ? Et si nous pouvions les noter ou les classer par préférence ?

Ces variantes pour obtenir des données pertinentes afin de trouver le candidat qui plaît (ou déplaît le moins possible) au plus grand nombre sont toutes mathématiquement supérieures à notre mode de scrutin actuel.

 

En finir avec l’imprévoyance de la classe politique

Nos responsables politiques ont-ils des prévisions fiables sur lesquelles se baser avant de prendre leurs décisions ?  Pas sûr.

Mais si personne n’est capable de faire une prévision juste à tous les coups, en revanche la prévision est le fer de lance de l’intelligence collective.

Avant de prendre des décisions, améliorer la quantité et la qualité des prévisions suffirait pour améliorer le QI de notre démocratie.

Et l’auteur d’ajouter : pour solliciter et consolider leurs pronostics, nos gouvernants devraient impérativement interroger la sagesse collective des Français via un marché prédictif citoyen ? C’est le principe de la « prédictocratie ».

 

Tenir compte de l’intelligence supercollective avant de voter des lois

L’idée de la prédictocratie est due à Robin Hanson, professeur d’économie à l’université George Mason et chercheur au Future of Humanity Institute d’Oxford.

Le moteur de cette forme de démocratie, reposant largement sur la prévision collective, est une forme de marchés particuliers, nommés par Hanson « marchés de décision » car ils doivent aboutir à un choix informé avant de prendre des décisions politiques.

 

En fait ce sont des paires de marchés : l’un permet de parier sur l’effet d’une décision si elle est choisie, l’autre sur le même effet si elle n’est pas prise. Ainsi à titre d’exemple, si les parlementaires devaient voter une « loi travail » dont les mesures favoriseraient l’emploi, il faudrait créer deux marchés : chacun parierait sur le taux de chômage 24 mois après, l’un si la loi passe, l’autre si elle n’est pas votée. Si le taux de chômage prévu par les marchés est très inférieur si la loi est votée par rapport à celui donné si la loi n’est pas votée, la loi pourrait être votée, dans le cas contraire il faudrait s’abstenir.

 

Le choix de la variable est stratégique : ainsi une loi concernant la vitesse maximum sur les départementales pourrait avoir des effets positifs sur le nombre d’accidents mais également des effets négatifs sur l’économie. Selon l’objectif sélectionné la loi serait votée ou non.

Pour éviter ce biais, Hanson préconise d’utiliser un critère identique pour toutes les lois : retenir seulement celles que les marchés indiquent comme capables d’améliorer une mesure générale de bonne santé de la nation, un « PIB+ » qui mélange indicateurs économiques et socioculturels, ou  tout simplement un « Indicateur du bonheur des Français ».

Avant de voter des lois, pourquoi ne pas demander à l’intelligence collective si les lois en question augmenteraient ou diminueraient le niveau global de bonheur des Français ?

*

Et É. Servan-Schreiber de conclure : « dans le combat épique qui s’engage contre les nouvelles dictatures, les démocraties disposent d’une arme puissante et exclusive que l’adversaire n’osera jamais utiliser : l’intelligence supercollective, rendue possible par ces mêmes technologies numériques…

Nos responsables politiques doivent accepter de jouer plus collectif avec les citoyens. »

 

Supercollectif

La nouvelle puissance de nos intelligences

Émile Servan-Schreiber, éditions Fayard

A la tête de Lumenogic et d’Hypermind, Émile Servan-Schreiber, docteur en psychologie cognitive (Carnegie Mellon), partage son temps entre la recherche sur l’intelligence collective et ses applications pratiques.


Retour en haut