La Méritocratie Héréditaire


Dans sa dystopie, Michael Young – l’inventeur du néologismen méritocratie- propose une vision d’un futur qui ressemble par certains aspects à notre société d’aujourd’hui. L’auteur débute son récit en 2034. À cette époque, la société britannique s’est transformée. Désormais, l’intelligence et le mérite ordonnent la société. Les divisions antérieures de classe sociale ne sont plus d’actualité, désormais la société est stratifiée entre une élite méritante détentrice du savoir et une sous-classe dont le mérite et l’intelligence sont moindres.

 

Un ouvrage révolutionnaire

Dans son introduction, Michael Young affirme qu’il a eu énormément de mal à publier son ouvrage. Certains éditeurs refusaient de publier son texte car ils le trouvaient trop universitaire. D’autres éditeurs, affirmaient que Michael Young devait écrire un véritable roman dystopique sur le modèle de Brave New World d’Aldous Huxley.

The rise of the meritocracy est un ouvrage qui casse les codes, et c’est peut-être ce qui explique les difficultés rencontrées par Michael Young pour publier cet essai. Michael Young est un pionnier, c’est le premier a avoir utilisé et travaillé sur le concept de méritocratie.

« Au vingtième siècle, la société était gouvernée non pas tant par le peuple mais par les gens les plus intelligents ; pas une aristocratie de la naissance, pas une ploutocratie de la richesse, mais une véritable méritocratie du talent ».

Qu’est-ce que la méritocratie ? Dans son introduction, Michael Young nous rappelle l’étymologie de ce néologisme dont il est l’auteur. Le terme de « méritocratie » vient du latin « mereō » qui désigne le mérite et du grec « kratos » qui désigne la force et le pouvoir. Ainsi, la méritocratie ne désigne rien d’autre qu’un système politique dans lequel les biens économiques et / ou le pouvoir politique sont conférés à des individus sur la base du talent, de l’effort et de la réalisation, plutôt que la richesse ou la classe sociale.

Aujourd’hui, selon Michael Young, notre société s’est construite sur le modèle suivant : « intelligence + effort = mérite ». Autrement dit, dans nos sociétés les individus sont hiérarchisés non pas en fonction de leur lieu de naissance et de leur famille, mais en fonction de leur intelligence et de leurs efforts.

Ainsi, cultivés et persuadés qu’ils ont réussi grâce à leurs efforts, les puissants sont fiers de détenir le pouvoir politique et les biens économiques. Les pauvres, quant à eux sont démoralisés car s’ils n’ont pas réussi c’est parce qu’ils ne s’en seraient pas donné les moyens.

 

L’ascension de l’élite

Afin d’illustrer son propos, Michael Young écrit une dystopie. Il nous décrit la société britannique en 2034. Cette société a connu une transformation majeure : désormais, le népotisme n’existe plus c’est le mérite et l’intelligence des individus qui font la différence. Autrement dit, notre rang social n’est plus défini par la famille dans laquelle nous naissons comme c’était le cas autrefois, mais par notre mérite. Ce n’est donc pas parce que l’on nait dans une famille pauvre que l’on est condamné soi-même à devenir pauvre, le travail, l’intelligence et le mérite peuvent nous permettre de nous élever socialement.

 

Comment en est-on arrivé à une telle société ?

Michael Young nous explique que la gauche s’est tout d’abord battue pour que les individus aux origines modestes puissent facilement s’élever socialement. Ils ont donc d’abord cherché à développer les « comprehensive schools ». Ce sont des écoles publiques qui ne sélectionnent pas leurs élèves sur la base de la réussite scolaire ou des aptitudes. Néanmoins ces « comprehensive schools » n’ont pas porté leurs fruits, au contraire même elles ont pérennisé les inégalités et les parents riches refusaient d’y envoyer leurs enfants. Au sein même du Labour party, certains se sont opposés à ces « comprehensive schools ».

 

Par la suite, les partisans de la méritocratie ont décidé d’instaurer un système scolaire élitiste et basé sur le mérite. Les élèves les plus doués recevaient une bourse ce qui les encourageait à poursuivre leur parcours scolaire, tandis que les élèves les moins doués étaient encouragés à quitter le système scolaire très jeune. Les tests d’intelligence ont alors été utilisés de façon croissante afin d’identifier les talents et rejeter les plus faibles.  L’Etat a donc développé des « Grammar schools », des écoles secondaires publiques qui sélectionnent leurs élèves au moyen d’un examen passé par les enfants à l’âge de 11 ans.

« Le gouvernement, a très vite reconnu qu’aucune dépense n’était plus productive que les dépenses consacrées à l’éducation des cerveaux. Les enseignants et les bâtiments scolaires sont alors devenus la première charge du revenu national ».

Dans les années 2030, la science psychométrique s’est développée permettant de mesurer le QI des enfants et de prédire si, oui ou non, ils auraient un cursus scolaire brillant. Ainsi, dans la société imaginée par Michael Young les enfants sont sélectionnés à l’âge de 11 ans à partir de test psychométrique permettant de mesurer leur QI et la probabilité qu’ils aient un parcours scolaire brillant.

 

« Le succès de ces réformes dépendait de l’amélioration continue de l’efficacité des méthodes de sélection. Combien il aurait été inutile de réserver des écoles supérieures sans les moyens d’identifier les élus ! ».

« Plus l’idée que les meilleures écoles devraient être réservées aux plus intelligents était reconnue, plus les psychologues de l’éducation devait améliorer leurs techniques ».

Une fois ce test réalisé à l’âge de trois ou quatre ans, le parcours éducatif de l’enfant était programmé de la crèche à l’université.

 

De l’ancienneté au mérite

Si autrefois, l’ancienneté permettait de gravir les échelons au sein de l’entreprise, dans la société imaginée par Michael Young c’est le mérite seulement qui est pris en compte.

Avoir une personne qui donne des ordres simplement parce qu’elle est plus âgée était contraire au principe de méritocratie. Ainsi, l’ancien modèle institutionnel de promotion professionnelle progressif – du nettoyeur de plancher au cadre en vingt ans – a été progressivement abandonné.

 

Les personnes les moins douées étaient recrutées dans l’entreprise à l’âge de quinze ou seize ans et ne pouvaient pas gravir les échelons étant donné leur intelligence inférieure. En ce qui concerne les postes de hautes responsabilités, les individus les plus doués étaient directement recruté après leurs études.

« La principale raison de ce changement de mentalité est peut-être que le mérite est devenu progressivement plus mesurable. Autrefois, l’ancienneté avait le splendide avantage d’être une norme objective, même si elle n’était pas pertinente, alors que le mérite restait subjectif, même s’il était pertinent. En effet, pendant longtemps, le « mérite » n’était guère plus quune forme de népotisme déguisé. Les pères obtenaient des promotions pour leurs enfants et leurs amis, et prétendaient qu’ils ne faisaient rien d’autre que de donner au mérite la place qui lui revient ».

 

Le déclin des classes populaires

Progressivement, la société s’est donc logiquement divisée en deux classes bien distinctes :

-la classe supérieure qui regroupait les individus les plus intelligents quelle que soit leur origine sociale

-la classe inférieure qui regroupait les « cancres » qui n’étaient pas considérés comme suffisamment intelligents et courageux pour étudier

 

Ces deux classes sociales se sont peu à peu éloignées.

Les individus des classes supérieures, fiers d’une réussite qu’ils estimaient ne devoir qu’à eux-mêmes, n’avaient aucune sympathie à l’égard de la classe inférieure.

« Autrefois, aucune classe n’était homogène sur le plan cérébral : les membres intelligents de la classe supérieure avaient autant en commun avec les membres intelligents des classes inférieures qu’avec les membres stupides de la leur. Maintenant que les gens sont classés selon leurs aptitudes, le fossé entre les classes s’est inévitablement creusé. Les classes supérieures ne sont plus affaiblies par le doute et l’autocritique. Aujourd’hui, les plus intelligents savent que le succès est la juste récompense de leur propre capacité, de leurs propres efforts et de leurs réalisations indéniables. Ils méritent d’appartenir à une classe supérieure ».

 

Avec la méritocratie, les différences entre les hauts salaires des classes supérieures et les petits salaires des classes inférieures sont justifiées. Les individus les plus diplômés qui sont aussi les plus méritants, touchent un salaire plus élevé que le reste de la population.

Cependant, dans le même temps, les individus de du classe populaire ont commencé à se considérer comme des « cancres », des marginaux. Sans perspective d’avenir ou d’évolution, ces « cancres » se voyaient comme de mauvais citoyens sans qualifications professionnelles. D’ailleurs, l’auteur explique que les machines ont rapidement remplacé les hommes non qualifiés. Par conséquent, un tiers de tous les adultes étaient au chômage et sont devenus domestiques.

 

Afin d’éviter une forme de ressentiment sociale, les classes supérieures ont tenté d’enseigner aux classes inférieurs l’humilité et ont tenté de diffuser de nouvelles valeurs chez les plus modestes. Les élites ont par exemple tenté de promouvoir le sport et la culture physique auprès des classes inférieures. Certains individus appartenant à la classe inférieure sont devenus des professionnels du sport, d’autres individus préfèrent regarder les matchs à la télévision. Dans tous les cas, la culture physique et le sport ont agi comme un moyen de divertir la masse.

 

La Révolution

Dans cette nouvelle société entièrement basée sur le principe de méritocratie, la position sociale de chaque individu est l’expression directe de sa valeur intellectuelle et de ses efforts.En outre, plus les années passent et plus les instruments permettant de mesurer le mérite de chacun se développent. La société devient donc de plus en plus juste. Cependant, dans une telle société, les tensions sociales finissent par se multiplier.

 

-Certains préfèrent l’égalitarisme à la méritocratie et souhaitent par exemple faire en sorte que tous les emplois soient égaux.

-Les femmes prônent aussi une plus grande égalité. Jusqu’à présent, leur intelligence n’a été utilisée que pour éduquer leurs enfants. Les hommes choisissent leur femme en fonction de leur QI. Ainsi, ces dernières souhaitent que leurs valeurs soient véritablement reconnues.

-Enfin, le statut d’élite devient progressivement héréditaire. En effet, les plus doués organisent des trafics de bébés s’organisent pour en avoir des plus intelligents. Les classes inférieures perdent alors tout espoir de s’élever socialement.

 

Pour toutes ces raisons, Michael Young explique que le système semble au bord de l’implosion. Une révolution semble approcher. Au moment où l’auteur écrit cette dystopie, un grand rassemblement se prépare pour mai 2034 qui sera, selon le narrateur, « au mieux un 1848 sur le modèle anglais » – soit peu de chose. En raison du défaut d’intelligence de ceux qui initient l’agitation, la menace ne peut être sérieuse selon lui. C’est à cet instant que le récit s’interrompt et une note de bas de page nous apprend que le narrateur et auteur a été tué lors des troubles de mai 2034.

*

Dans la société décrite par Michael Young, la mobilité sociale est parfaitement réglée à l’aide du seul critère de la valeur individuelle. Cette société semble donc incontestablement juste pourtant une partie de la population souhaite se rebeller. Pourquoi se rebeller contre une parfaite égalité des opportunités qui assigne à chacun l’exacte place qu’il mérite ? Et bien, selon l’auteur, le sort réservé aux classes inférieures est injuste et c’est ce qui les conduit à se révolter.

A travers de cette dystopie, Michael Young nous livre sa conviction : ordonner une société uniquement par le mérite, ne permet pas forcément de donner naissance à une société plus juste.

 

The rise of the meritocracy (1958), Michael Young

Sociologue britannique de renom, Michael Young a été l’une des têtes du Parti travailliste d’après-guerre. En 1958, il publie un ouvrage majeur intitulée The Rise of the Meritocracy.


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