L’Elite Suisse contre la Démocratie Directe


Antoine Chollet -chercheur- critique sévèrement une partie des élites suisses dont les positions, selon lui, sont clairement antidémocratiques. L’auteur considère qu’il est essentiel de défendre la démocratie directe qui donne la parole aux citoyens et légitime les décisions politiques. En fait il promeut une démocratie semi-directe, combinant à la fois des éléments de la démocratie directe et des éléments de la démocratie représentative.  Comme dans une démocratie représentative, les citoyens élisent leurs représentants qu’ils chargent d’établir les lois, mais ils sont aussi un contre pouvoir et peuvent être amenés, lors de référendums, à approuver ou refuser des lois.

 

Un discours antidémocratique qui remonte à l’Antiquité

Admiré par de nombreux politologues, le système suisse, dont la particularité est l’initiative, est considéré comme une « exception démocratique ». Cette procédure permet à un nombre donné de citoyens de proposer qu’un texte soit soumis en votation populaire.
Ce système, pour le moins démocratique, est pourtant largement critiqué par une large élite suisse selon lui. Affirmant qu’il produit de l’intolérance, elles s’appuient sur des exemples précis : en 2009 l’initiative aboutit à l’interdiction des minarets ; en 2010 furent lancées des initiatives visant à rétablir la peine de mort. Évidemment, les élites suisses ne se revendiquent pas ouvertement en faveur de l’aristocratie, mais pratiquent une forme « d ’antidémocratisme implicite » comme le souligne l’auteur à plusieurs reprises.

Selon Antoine Chollet, le discours antidémocratique s’est assez peu renouvelé depuis l’Antiquité. Au IVe siècle, Platon soulignait déjà l’incompétence du peuple, trop passionné et trop facilement manipulable pour pouvoir s’occuper de politique. Opposé à la démocratie, Platon fustigeait ce régime qui risquait d’entraîner la montée en puissance des sophistes et favoriser la guerre civile.

De la même façon, les pères fondateurs de la constitution américaine ainsi que les révolutionnaires français étaient frontalement opposés à la démocratie. Certes, ils souhaitaient mettre en place une République assurant les libertés individuelles, mais n’imaginaient pas laisser le peuple exercer le pouvoir seul. Pour eux, le peuple ne devait avoir qu’un rôle, celui de choisir les élites qui agiraient en son nom.

 

Pourquoi s’opposaient-ils à la démocratie ? Durant l’Antiquité comme au XVIII° siècle, les penseurs attribuaient au peuple toutes sortes de tares : il passait pour inconstant, passionné, instable, irrationnel et, par-dessus tout, si ignorant que les arcanes du pouvoir et ses subtilités lui seraient toujours étrangères. Selon les penseurs du siècle des Lumières, le peuple devait donc être maintenu sous la tutelle non plus des rois et des seigneurs mais des élites désignées par le vote.  Néanmoins, le peuple a parfois résisté. Qu’il s’agisse des sans-culottes au moment de la Révolution française, des mouvements ouvriers au XIX° siècle ou bien du mouvement des droits civiques aux États-Unis, tous aspiraient à une démocratie plus directe.

En quoi la Suisse est-elle concernée par tout cela ? Eh bien, aujourd’hui, pour décrier la démocratie suisse, les élites reprennent ces arguments antiques. Antoine Chollet identifie deux critiques majeures à l’égard de la démocratie directe en Suisse :

– la droite affirme que l’initiative des lois créée du désordre et empêche la Suisse d’être efficace d’un point de vue économique.

–  et la gauche, curieusement, fustige volontiers les « passions basses » du peuple ; une partie de la gauche s’est mise à critiquer non pas certaines décisions du peuple mais même sa capacité à prendre des décisions et l’étendue de ses compétences.

 

Pour Antoine Chollet, il est donc grand temps qu’un « réveil démocratique » se produise en Suisse et que soit rappelé le fait que, dans une démocratie, personne ne délègue ses affaires politiques à des représentants. Puisque les décisions politiques affectent tout le monde, chacun doit pouvoir y prendre part concrètement et de manière décisive, c’est la définition même de la liberté, l’un des principes fondamentaux de la démocratie.

 

Sur quelles valeurs repose la démocratie ?

Antoine Chollet détermine et analyse les quatre valeurs essentielles sur lesquelles reposent la démocratie selon lui : l’égalité, la liberté, l’autonomie et l’émancipation.

L’égalité

Dans Lesprit des lois, Montesquieu souligne : « l’amour de la démocratie est celui de l’égalité ». Mais que signifie précisément l’égalité ? Selon l’auteur, le principe d’égalité dérive de l’isonomia grecque, le principe selon lequel chacun doit être traité de manière égale. L’égalité est donc à la fois un principe abstrait très simple et une pratique complexe. En démocratie, il faut appliquer l’égalité de façon concrète. Ainsi dans un système démocratique, là où des inégalités surgissent – différences d’aptitudes, de richesses, de naissance, d’éducation – l’on s’efforcera donc de les corriger, de les amoindrir ou même de les annuler dans le meilleur des cas (ce qu’on appelle aujourd’hui l’équité).

Mais l’égalité c’est aussi et surtout l’égale participation aux affaires communes (droit de vote, droit de parole dans l’espace public) et l’égale compétence de chaque citoyen dans les affaires politiques. Alors, comment rendre le peuple compétent et sage ? Pour Antoine Chollet, il suffit simplement d’encourager le peuple à participer au débat public et à la prise de décisions politiques.

Machiavel écrit à ce titre : « la manière la plus prompte de faire ouvrir les yeux à un peuple est de mettre individuellement chacun à même de juger par lui-même et en détail de l’objet qu’il n’avait jusque-là apprécié qu’en gros » (Discorsi, I, 47).

La liberté

Que signifie la liberté en démocratie ? Loin de se limiter à l’absence d’obstacles externes, la liberté, en démocratie, est la liberté de pouvoir participer à l’élaboration des contraintes collectives, c’est-à-dire le droit de participer à l’élaboration de la loi et donc de consentir à celle-ci.

Montesquieu n’écrit pas autre chose dans LEsprit des lois : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ». C’est bien le sens de la liberté politique, en fin de compte.

L’autonomie

Dans sa définition la plus simple, l’autonomie signifie la faculté de se fixer à soi-même ses propres lois. Mais l’autonomie a également un sens plus collectif, et s’appliquer à une communauté d’individus autonomes, capables de prendre des décisions qui affecteront tout le monde.

L’émancipation

En démocratie, l’émancipation est, avant tout, le fait de sortir de l’état de tutelle ou de minorité dans lequel autrui ou une institution cherche à nous maintenir. C’est le fait de se charger soi-même de ses affaires et d’être responsable de soi. Il en découle que la démocratie n’est pas figée : il existe une perpétuelle action de démocratisation qui vise à sortir les individus de leur état de tutelle.  Les individus doivent donc se charger eux-mêmes des affaires politiques qui les concernent.

L’idée que chacun devrait pouvoir vaquer à ses occupations en déléguant les affaires politiques à un petit nombre de « responsables » n’appartient pas à la tradition démocratique mais au libéralisme élitiste de Benjamin Constant ou Alexander Hamilton.

 

En Suisse, comment ça marche ?

Considérée comme la plus ancienne démocratie du monde, la Suisse a en réalité été pendant longtemps un pays d’aristocrates. Au XIX° siècle, des villes comme Zurich ou Berne étaient encore gouvernées par quelques familles seulement. Et des villes comme Neuchâtel ou Tessin étaient organisées selon des systèmes féodaux. A noter que les avancées de démocratie sont arrivées dans un contexte violent et insurrectionnel.

Il faut attendre 1848 pour que les différents cantons qui composent la Suisse s’unissent et rédigent une première constitution fédérale. La constitution de 1848 est presque exclusivement représentative. Elle est d’ailleurs largement inspirée de la constitution américaine. Elle lui emprunte son bicaméralisme, sa structure fédérale et l’établissement d’une cour suprême. Cependant, cette constitution de 1848 a également instauré le référendum obligatoire pour toute modification de ladite constitution. Outil limité, donc mais qui, néanmoins, offre alors aux citoyens suisses un pouvoir que la plupart des systèmes représentatifs ne connaissent pas encore aujourd’hui, : le pouvoir de transformer les règles fondamentales ordonnant la communauté. De plus, dès 1848, un droit d’initiative est instauré dans la constitution permettant aux citoyens de demander la révision totale de la constitution à la condition de réunir 50.000 signatures.

 

Ces éléments de démocratie directe ne sont pas nouveaux : dès 1830, certains cantons -sous la pression populaire- avaient déjà mis en place un certain nombre d’outils permettant l’intervention des citoyens dans la législation, par exemple un droit d’initiative législatif, un droit de veto populaire ou encore une procédure de révocation des magistrats. Ces mécanismes de démocratie directe étaient davantage présents dans les régions suisses allemandes que dans les régions latines.

 

Selon Antoine Chollet, la deuxième grande étape de démocratisation de la constitution suisse a lieu en 1874 quand est instauré le véto législatif. Désormais toute loi votée par l’assemblée fédérale peut être contestée si 30.000 citoyens le demandent. Il s’agit donc d’une véritable avancée pour le projet démocratique suisse puisqu’un pouvoir de participer aux affaires politiques est consenti aux citoyens du pays.

 

Enfin en 1891, l’initiative populaire est inscrite dans la constitution suisse. Elle permet à 50.000 citoyens de proposer une modification rédigée de la constitution (système plus simple que la réforme complète de 1848).

Globalement, ces outils référendaires ont permis aux citoyens d’obtenir plus de droits civiques et ont permis de renforcer le contrôle des représentants. En voici quelques exemples :

– en 1918, les citoyens suisses ont voté en faveur du scrutin proportionnel offrant une meilleure représentation de la population.

– en 1921, les citoyens ont voté en faveur d’un contrôle abrogatif des traités internationaux. En d’autres termes, les citoyens pouvaient s’opposer à la signature d’un traité international.

– en 1946, les citoyens ont mis fin à la procédure d’urgence qui permettait aux gouvernants de faire adopter des lois sans qu’il y ait la possibilité de les abroger par référendum.

– en 2017 enfin, les citoyens ont voté pour renforcer leur contrôle sur les traités internationaux.

 

Selon l’auteur, les outils référendaires ont eu principalement un effet stabilisateur car la démocratie directe bloque plus facilement qu’elle n’encourage les changements ; elle freine les transformations trop rapides du système politique et représente un élément supplémentaire de contrôle.

 

En outre, la démocratie directe suisse a entraîné une légitimation des décisions politiques. Celles prises par référendum acquièrent évidemment une légitimité plus élevée. De plus, la possibilité de contester toutes les décisions prises par le parlement par la voie référendaire renforce la légitimité de ces dernières. En effet, même lorsque celles-ci n’ont pas été attaquées par référendum, elles auraient pu l’être. Le fait d’avoir échappé au référendum est une marque supplémentaire du consensus, ce qui augmente a fortiori la légitimité de la décision.

 

De la démocratie directe et de ses critiques

L’auteur affirme qu’il existe quatre grands arguments à l’encontre la démocratie directe : l’argument aristocratique, l’argument du droit naturel, l’argument de l’Etat, et l’argument de l’ordre.

 

L’argument aristocratique

Il sous-entend qu’il existe une élite éclairée qui doit gouverner puisque le peuple est ignorant. Joseph Schumpeter affirmait à ce titre : « Ainsi, le citoyen typique, dès qu’il se mêle de politique régresse à un niveau inférieur de rendement mental ». Selon lui, une partie des élites suisses partagent largement cette critique, notamment lorsque les décisions populaires ne correspondent pas à ce qu’elle souhaite. La seule différence tient à la franchise de la critique que Schumpeter adressait. Ainsi, pour Schumpeter comme pour les élites suisses, le pouvoir doit être l’affaire d’un nombre restreint de citoyens informés et compétents. Selon Antoine Chollet, ce qui est paradoxal c’est que la critique de l’incompétence peut évidemment tout à fait être adressée au système représentatif.

 

L’argument du droit naturel

Les opposants à la démocratie directe voudraient instaurer des limites quant à la nature des sujets qu’elle peut aborder. Pour eux, par exemple, le peuple ne peut voter sur des sujets comme les droits de l’homme ou les libertés individuelles. Mais qui a instauré ces droits ? En réalité, il s’agit du peuple. Opposer le peuple et les droits naturels revient à l’argument aristocratique car on donne du pouvoir à des petits groupes pour juger le vote des citoyens et sa conformité au ‘droit naturel’.

 

L’argument de l’État

On a ici l’idée qu’il est nécessaire de disposer d’un appareil administratif cohérent, efficace et souverain et que la démocrate directe ralentit et entrave une action rapide du gouvernement. Encore une fois, selon Antoine Chollet, la même critique peut être adressée au système représentatif. Par exemple, en France la réforme des retraites prend un temps infini (commencée en 1995…) alors que nombreux sont ceux qui pensent qu’il s’agit d’un dossier technique nécessitant des adaptations évidentes.

 

L’argument de l’ordre

Enfin, les opposants à la démocratie directe postulent que la démocratie favorise le désordre et l’anarchie. Mais au contraire, selon Antoine Chollet, la démocratie directe accroît l’acceptation des lois et apaise la société. On ne peut pas dire que les décisions du peuple seront toujours vraies ou justes, mais elles auront, selon lui, le mérite d’être légitimes ce qui n’est pas toujours le cas dans un système représentatif. L’argument qu’invoque l’auteur est assez fort si l’on veut bien se souvenir que la Suisse était en insurrection quand la démocratie directe a été instaurée et qu’elle est aujourd’hui un pays pacifié.

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Ce qui est étonnant pour nous Français est qu’Antoine Chollet nous rappelle que la démocratie directe à la Suisse est en fait très critiquée par les dirigeants dans son propre pays comme c’est le cas en France. En effet nous avons parfois tendance à voir la Suisse toute entière très favorable à ce système.

L’auteur considère qu’il est important de défendre cette dose de démocratie directe qui s’avère pour lui un contre-pouvoir nécessaire dans nos systèmes représentatifs. À l’heure où les tensions sociales sont fortes, elle apaise, légitime et renforce les systèmes politiques.

La démocratie directe et le référendum ne sont pas pour lui des outils révolutionnaires, il s’agit simplement de droits permettant de donner la parole aux citoyens au même titre que le suffrage universel ou la liberté d’expression.

 

Défendre la démocratie directe, sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses  

Antoine Chollet, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011

Antoine Chollet est chercheur au Centre d’histoire des idées politiques et des institutions de l’Université de Lausanne. Il est également docteur en sciences politiques à l’IEP de Paris.

 


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