Le Tournant Délibératif de la Démocratie


La théorie délibérative, avant d’être à l’origine de la démocratie délibérative et de ses jurys, panels et assemblées de citoyens, ne rencontrait que peu de succès. Aujourd’hui, avec le « tournant délibératif », ses forces et limites sont encore débattues au sein d’une réflexion démocratique contemporaine et c’est sur cela que les auteurs ont bâti cet ouvrage.

Qu’est-ce que la démocratie délibérative ?

La conception délibérative de la démocratie accorde une importance centrale à la formation des volontés politiques individuelles via un processus de délibération collective, c’est-à-dire par la confrontation d’idées. La démocratie délibérative recherche les moyens pour remédier aux défaillances de la démocratie représentative, ces défaillances sont observables au sein du processus de formation des volontés politique mais également au sein des campagnes électorales. La prédilection pour la popularité relative des candidats et la présence d’informations défectueuses voire inexistantes concernant le processus décisionnel sont d’autres symptômes d’une crise de la démocratie représentative.

Mais il existe un lien entre démocratie délibérative et démocratie électorale dans le sens où il faut concevoir les moyens d’un renforcement du caractère délibératif de la démocratie électorale sans tomber dans un « élitisme délibératif ».

« La théorie de la démocratie délibérative se présente comme un essai de renouvellement des conceptions normatives de la légitimité démocratique ».

L’idéal délibératif place en priorité la conception de la légitimité qui conduira à la construction de démocraties délibératives. Selon cet idéal, sont légitimes les décisions qui résultent d’une délibération publique entre citoyens égaux. Elles sont également celles que « tous puissent accepter » ou que personne « ne puisse raisonnablement rejeter ». En effet, les idées sont modelées par la confrontation des idées citoyennes et l’échange d’informations De ce fait n’en ressortent que des idées représentant le plus possible l’opinion publique. Chacun possède des perspectives différentes des dimensions sociales en lien avec leurs situations sociales et expériences de vies. La délibération permet de diffuser et de mettre en commun les idées, à cela Aristote disait « les uns jugent une partie, d’autres une autre et tous jugent le tout ».

La conception de la démocratie délibérative doit donc s’organiser autour d’un idéal de justification publique qui exige le raisonnement public et libre de citoyens égaux. Dans la pratique, cet idéal s’est concrétisé avec de nouveaux modes de délibération tels que les conférences de consensus, les parlements du peuple et les assemblées citoyennes.

La délibération collective résulte de deux ordres de raisons, d’une part le pluralisme, qui apporte une diversité des idées qui relèvent elles des divers conceptions du bien commun de la société et des divers intérêts personnels et collectifs. D’autre part, elle résulte également de l’égalité qui annule les différences de pouvoir, de ressource ou d’autorité. La théorie délibérative est présentée par l’auteur comme « un idéal à viser et non un état de fait à atteindre », elle se veut instituée et agencée de manière à ce que chaque élément potentiellement inégalitaire soit exclu, telle que l’action de persuasion. Néanmoins, la conception réaliste de la démocratie délibérative met en avant la persuasion et la conviction comme deux dimensions clés dans la recherche d’accords entre citoyens et donc de décisions légitimes. Or la dimension inégalitaire de la persuasion est due aux meilleures qualités d’expression et meilleurs capital culturel de certaines classes sociales. Pour parvenir à contrer cela, ce type de démocratie délibérative doit mettre à disposition des formations à la délibération, doit distribuer également la parole dans les instances délibératives mais aussi mettre en place des instances de vérification des affirmations factuelles avancées dans le débat.

Prise de décisions par majorité ou consensus ?

La décision par consensus fait partie de l’idéal délibératif mais ne constitue pas la réalité et les conditions et modalités de la discussion priment désormais sur le degré d’assentiment des décisions.

« Une assemblée de citoyens ordinaires, ni experts ni professionnels de la politique, souvent tirée au sort et grosso modo représentative d’une population plus large, reçoit une information sur un sujet donné, puis discute de la question de manière argumentée et dans des conditions d’égalité entre les participants et prend enfin position sur le sujet par un vote à la majorité ».

La démocratie délibérative est-elle adaptée pour tous types de publics ?

La démocratie délibérative s’organise sous plusieurs formes dont les assemblés de citoyens appelés « mini-publics » ou « panels de citoyens », elles sont formées de sorte à ce que tous les participants ait un caractère représentatif. Un problème se pose envers ces dernières et il réside dans le pouvoir de décisions qui devrait leur être accorder. En effet les citoyens participants profitent d’échanges, de formations, leurs opinions de bases sont vouées à changer et donc à s’éloigner des opinions qu’ils sont censés représenter. Les vues de ces « mini-publics » ne sont alors plus ceux du grand public.

Une hypothèse a été donnée sur le fait que puisque ces mini-publics représentent des échantillons du grand public, il serait logique de penser que si l’entièreté de ce dernier passait par le processus de délibération, on arriverait aux mêmes conclusions, effaçant alors tout problème. Une autre hypothèse mentionne qu’au vu de la publication de l’avis de ces « panels citoyens », un débat public peut se créer sur les mêmes sujets discutés lors des assemblées. Néanmoins pour cette dernière hypothèse, il ne s’agit pas d’un processus automatique et il semblerait qu’il faudrait plus qu’une simple publication publique pour démarrer un débat.

Un autre problème réside dans le fait que « l’idéal délibératif ait en quelque sorte délaissé la démocratie de masse pour se concentrer sur des arènes restreintes » (Chambers, 2009). Il s’avèrerait plus simple de concevoir la délibération comme un processus comportant plusieurs moments ou éléments complémentaires les uns des autres mais restants distincts, à l’image des institutions délibératives. Diviser le processus délibératif permettrait d’une part de diminuer le pouvoir attribué à un seul « minipublic », sur un sujet donné, mais également de faire participer plus de personnes. Cependant, et même grâce à cette division, aucune réelle solution n’a encore été trouvée pour la délibération à grande échelle qui présente de majeurs problèmes logistiques tels que la taille et le coût.

Une démocratie plus tournée vers l’échelle locale.

À ses débuts, l’ambition des conceptions délibératives de la démocratie était d’élaborer un modèle visant à penser l’organisation politique des sociétés de masse contemporaines mais depuis quelques années l’attention est portée sur les arènes locales. Bien que les débats au sein d’arènes locales jouent un rôle essentiel en démocratie, les dispositifs comme les sondages délibératifs, la journée de la délibération ou encore les assemblées citoyennes « ne proposent pas un substitut satisfaisant à la confrontation publique des opinions et des raisons ouvertes à tous ».

En 2019, Charles Girard, spécialiste en philosophie et maitre de conférences à l’Université Lyon-2, proposait alors de partir de la communication de masse, plutôt que de l’arène locale, pour penser la délibération du peuple.

La confrontation comme objet central de la délibération politique

L’auteur Bernard Manin envisage la délibération politique comme une confrontation d’opinions et de points de vue opposés au sein de laquelle les participants se soumettent au principe du « Audiatur et altera pars ». Ce principe entend que chaque partie soit entendue par chacun. Il y a quatre raisons principales pour organiser la délibération politique selon le principe du contradictoire :

  • Améliorer la qualité de la décision collective (soumettre une pensée à la critique constitue l’une des meilleures façons de tester sa validité)
  • Empêcher la fragmentation de l’espace public (unifie le champ dans lequel se forment et s’expriment les opinions)
  • Faciliter la compréhension des choix (grâce au caractère réducteur de la contradiction)
  • Traiter la minorité avec respect (avoir accès aux justifications du refus de leur proposition)

Le débat politique contradictoire n’est pas spontané, il requiert des dispositions spécifiques. Aux États-Unis entre 1927 et 1987, la fairness doctrine, un principe de politique publique faisait obligation aux stations radio et télévision de présenter de façon équitable des points de vue opposés sur des sujets controversés. C’est sur la base d’une telle doctrine que devrait se baser la délibération collective.

La démocratie délibérative, comme la démocratie participative, ou participative numérique, se présente comme une solution à la crise de la démocratie représentative qui fait sensation depuis quelques années. Avec une importance placée sur les opinions, elle veut créer chez chacun une réelle réflexion démocratique et politique. Ici, il ne suffit pas de mettre en place un moyen de participer au processus décisionnel mais bien de s’enraciner dans celui-ci.

 

Le tournant délibératif de la démocratie, Loïc Blondiaux et Bernard Manin, SciencesPo Les Presses.

Loïc Blondiaux est professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, EHESS-Paris1-CNRS).

Bernard Manin est philosophe, directeur d’études à l’EHESS et professeur de science politique à New York University.


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