Les Expériences de Démocratie Participative en Inde


Dans ce livre, Stéphanie Tawa Lama-Rewal nous présente les formes et les enjeux de la démocratie participative en Inde. D’abord, elle retrace l’histoire politique et les tendances participatives de l’Inde, depuis son indépendance (1947) jusque dans les années 1990. Puis, elle analyse des dispositifs participatifs mis en place par le gouvernement : les ward committees (« comités de circonscription ») ; les Resident Welfare Associations (« associations de résidents », RWA). Enfin, elle termine son développement par une analyse des dispositifs participatifs mis en œuvre par la population et la Société civile (partis politique et ONG principalement) : les jan sunwai (entendu comme « audience publique ») et les mohalla sabha (« assemblées de quartier »).

L’analyse de S. Tawa Lama-Rewal se concentre délibérément sur la ville-Etat de Delhi car il s’agit du lieu dans lequel les dispositifs participatifs se sont le plus concrétisés. Par ailleurs, Delhi offre un point de vue très pertinent sur les mises en œuvre des dispositifs en raison de son statut de siège du gouvernement national et fédéral de l’Inde.

 

Les dispositifs « descendants »

 

Les ward committees

Les Ward Committees (comités de circonscription) constituent une expérience de grande ampleur menée par le gouvernement au moment la libéralisation de l’économie indienne. Ce dispositif s’impose aux Etats fédérés comme une injonction, pour les forcer à mettre en place un mécanisme de participation des citoyens au processus décisionnel politique. Cependant ces « comités de circonscription » sont flous quant à leurs missions et leur champ d’application, laissé au choix des Etats fédérés. Il est seulement indiqué que le dispositif doit être présidé par un élu des circonscriptions en question. La mise en œuvre des ward committees rencontre la résistance de l’administration, en raison de la décentralisation : le choix est laissé aux Etats concernant le nombre de citoyens conviés aux « comités de circonscription », le nombre de conseillers élus (les représentants) et d’ONG (organisations non gouvernementales).

Afin de parer cette résistance, l’Etat central a mis en place une mission nationale pour la rénovation urbaine, en 2005. Cette politique publique, qui représente un fonds de 25 milliards de dollars, est un moyen indirect de mise en œuvre des ward committees : les 65 grandes villes qui souhaitent jouir de ces fonds devaient remplir certaines conditions de participation : une phase de consultation des habitants lors des développements urbains et l’adoption de lois instituant un espace où les citoyens sont associés à la gestion des affaires urbaines. Toutefois, les injonctions et les manœuvres d’appâts économiques de l’Etat central ne suffisent pas à faire appliquer les dispositifs participatifs.

Selon l’auteure, les ward committees répondent davantage à une logique d’efficacité et de gouvernance que de démocratie participative.

Les principales faiblesses de ce dispositif, en Inde, sont le manque de clarté et l’application hésitante de l’administration.

 

Les Resident Welfare assiciation (RWA)

En 2000, la ministre en chef de Delhi, Sheila Dixit, a mis en place le programme Bhagidari, dont le but était de promouvoir la coopération entre les résidents et les autorités. Pour se faire, le programme s’appuyait sur les Resident Welfare associations. Le programme prévoyait de faire des RWA des représentants des citoyens à l’échelle d’un quartier, d’une rue, voir même d’un bâtiment. Les RWA sont censées imposer des délibérations organisées, ayant pour but le consensus entre les autorités locales et les citoyens. Ces dispositifs se voient alloués des fonds spécifiques et des pouvoirs de cogestion sur les questions de la distribution de l’eau, du coût de l’électricité, de la taxe foncière, etc.

Les RWA ont un poids conséquent dans les négociations avec le gouvernement ; ils permettent la communication entre les habitants et ils forcent les fonctionnaires au dialogue. Cependant, les RWA ciblent une classe dont l’abstentionnisme est corrélé à la résidence urbaine, au niveau d’éducation et au niveau de revenu : le programme peut donc paraître contre-productif. Par ailleurs, les RWA sont majoritairement composés de propriétaires de logement, ce qui influence les débats vers des sujets fonciers : la parole majoritaire est donc élitiste.

Ces dispositifs laissent peu de visibilité aux élus locaux et donc à l’expression de l’opposition. De plus, les RWA exigent la transparence des candidats lors des élections à travers un « pouvoir de surveillance ». S.Tawa Lama Rewal fait ici un rapprochement avec ce que Pierre Rosanvallon appelle une « contre-démocratie », en redirigeant la légitimité électorale vers les RWA (« organisations de la défiance »).

Les Resident Welfare Associations tentent d’élargir la population participante, mais obtiennent une élite abstentionniste : l’aspect sociologique forme une ambiguïté qui traduit des intérêts davantage économiques que participatifs. En effet, l’objectif était flou et, dans les faits, les RWA étaient plus un moyen de faire accepter des réformes. Cependant, le programme Bhagidari a tout de même fait rentrer des associations de représentants de citoyens dans les négociations publiques : plus de citoyens participent.

 

Les dispositifs « ascendants »

 

Les jan sunwai, ou audiences publiques

Le jan sunwai est une audience publique qui s’étale sur un ou deux jours, où le public est à la fois orateur et spectateur. Ce dispositif a été mis en place pour la première fois par une ONG, puis la pratique s’est répandue. Ce dispositif aurait eu un effet d’implication de la population dans les affaires publiques. En effet, le jan sunwai réunit un ensemble de citoyens ayant des réclamations avec un jury composé de fonctionnaires, de quelques élus et d’organisations. En amont de ces réunions, une période de préparation est organisée, permettant aux citoyens de s’informer sur la teneur et les enjeux de la réunion. Le jan sunwai est l’occasion pour les citoyens de contrôler les actions publiques mises en œuvre par l’administration et même de demander des explications ou des détails quant à leur application. Ce genre de dispositif s’apparente à un tribunal, car les rapports de force y sont inversés : les habitants peuvent demander des réparations de torts dus la mauvaise exécution d’une politique publique.

L’auteure indique que le fait que les citoyens soient informés, et se tiennent face aux exécutants des politiques qui les touchent directement crée une prise de conscience des droits dont les citoyens jouissent, ce qui amène à une augmentation du militantisme et a un plus grand intérêt pour les fonctionnaires. De fait, l’auteure note que la participation de la population dans les affaires publiques a augmenté.

Offrant une visibilité sur les actions des fonctionnaires par le droit à l’information, le jan sunwai a réussi à politiser un peu plus la population, au moins à Delhi. Disposant des informations nécessaires, la population est en mesure de participer à la mise en œuvre des politiques publiques. De plus, d’après l’auteure, l’implication des organismes non gouvernementaux est un facteur d’accélération du processus participatif. Cependant, le contrôle des fonctionnaires exclut les élus du « jeu participatif », pour la majorité des cas. Le développement de contrôle de la gouvernance des fonctionnaires par la population éclipse quasiment la représentation électorale : on peut y voir une confrontation entre la démocratie représentative et la démocratie participative.

 

Les mohalla sabha 

Les mohalla sabha sont des assemblées de quartier, initiées par l’Aam admi party (AAP) pour la première fois en 2009 et en 2010. Elles ont pour objectif premier de développer la participation des citoyens aux décisions locales. Ce dispositif se déroule à une échelle très petite : ce qui augmente considérablement la proximité avec les citoyens. De plus, ce dispositif intègre des phases d’informations en amont et en aval de la réunion.

Elles commencent par une présentation des personnes conviées devant les participants : un élu local et quelques fonctionnaires. Puis, l’élu énumère les actions effectuées dans le quartier et prend en compte les remarques éventuelles des participants. Par la suite, l’élu invite les citoyens à se prononcer sur des actions nécessitant les fonds discrétionnaires accordés aux élus par le parti, en l’occurrence l’AAP. Enfin, les représentants et les fonctionnaires identifient les bénéficiaires d’allocations : pour les veuves, les personnes âgées et les handicapés.

Des mohalla sabha sont organisée lors du lancement du budget participatif : les participants peuvent se prononcer sur le projet qui, selon eux, est le plus important à réaliser.

La mohalla sabha adopte un fonctionnement récurent. L’écoute des citoyens constitue un premier pilier : les citoyens peuvent formuler des critiques à propos des politiques publiques ; ils peuvent également exprimer des « doléances personnelles » ; enfin, ils peuvent partager des idées de projets. Le « travail gouvernemental » constitue un deuxième pilier du dispositif : l’élu est chargé de contrôler la prise en charge par l’administration des demandes des citoyens. Le contrôle par les citoyens de la qualité des actions entreprises par les autorités forme le troisième pilier de la moalla sabha : il s’agit de mener des consultations ou des votes à main levée. Selon l’auteure, ce dispositif permet aux citoyens de prendre connaissance du fonctionnement de la municipalité.

Cependant, la prise de parole en public peut représenter une difficulté car des personnes qui pourraient bénéficier d’aides publiques ne se sentent pas légitimes ou ne parviennent pas à exprimer leur requête. Par ailleurs, le registre des bénéficiaires favoriserait l’inhibition, car même s’il reste des ressources, certains ne se sentent pas « dignes » de les recevoir devant une assemblée.

Avec les mohalla sabha, la participation est directe et locale, donc proche de la population, quelle que soit sa classe sociale. Ce dispositif comporte peu de limites car il fait participer tous les acteurs de la municipalité, y compris les ONG, mais il a été créé par des mouvements sociaux et n’est reconnu qu’à Delhi, malgré sa diffusion dans les médias. De plus, ce dispositif n’en est qu’au stade expérimental depuis 2015 : son institution est loin d’être pleinement effective. Par ailleurs, la préparation d’un tel événement est longue et conséquente, tout autant que le contrôle de son effectivité. De plus, la faible reconnaissance institutionnelle et le maigre volontariat sur lesquels la mohalla sabha est fondée lui font défaut. Mais on peut remarquer que la participation des citoyens aux élections a fortement augmenté.

 

A partir de ces quatre dispositifs, l’auteure dégage trois modèles participatifs dans lesquels les citoyens exercent des rôles différents. Le premier est une assemblée de citoyens devant laquelle les élus fournissent des informations sur leurs actions et rendent des comptes : les citoyens sont des « électeurs » contrôlant les actions de leurs élus. Le deuxième modèle consiste en une série de réunions à petite échelle, entre les citoyens qui apportent leur expertise d’usagers en participant à l’élaboration des projets de quartiers : les citoyens sont des « résidents ». Le troisième modèle prend la forme d’un « tribunal populaire » dans lequel les citoyens dénoncent les erreurs et les méfaits de l’administration en tant que bénéficiaires des politiques publiques : les citoyens sont des « administrés ».

Le thème du contrôle des instances décisionnelles (élus et administrations) est très présent dans les systèmes présentés car la dénonciation de la corruption est un facteur de mobilisation en Inde, ce qui a eu pour effet d’augmenter la participation de la population aux élections.

L’auteure conclue finalement son ouvrage en affirmant que ces modèles de participation sont très fragiles, mais qu’ils impulsent de nouvelles pratiques inclusives sur la base desquelles les dispositifs de demain pourraient fonctionner.

 

Les avatars de la démocratie participative en Inde. Formes et ambiguïtés de la démocratie participative, éditions du croquant, 2018.

Stéphanie Tawa Lama-Rewal est politiste et chargée de recherche au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud, au CNRS et habilitée à mener diriger des recherches.


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