Le Sacre du Citoyen, Histoire du Suffrage Universel en France


Ce livre passionnant montre que l’histoire du Suffrage Universel est plus complexe qu’on peut le penser. En France, elle s’étend sur plus de deux siècles. Selon Pierre Rosanvallon, cette histoire peut être décrite sous 4 angles : juridico-institutionnel (1789-1875) ; anthropologique (1789-1944) ; épistémologique (1789-1882) ; ou encore culturelle (1789-1913).

 

Le droit de suffrage constitue une rupture intellectuelle entre l’Ancien Régime et la Révolution, car il crée des droits politiques : chaque individu peut s’exprimer par lui-même, non plus à travers une corporation. L’égalité politique confère un rôle aux individus, au sein de la société : « c’est l’équivalence entre les individus qui crée le rapport social ». Avec le suffrage universel, la nation ne serait plus dirigé par le consentement du peuple mais par son autogouvernement.

 

Le combat pour le droit de suffrage en France a longtemps reposé sur une méfiance du nombre. L’égalité des français a été proclamée en 1791, mais dans les faits, les constituants doutaient de la capacité (intellectuelle) des votants, et donc leur légitimité à voter selon « l’intérêt général ». Selon l’auteur, au XIXème siècle, les penseurs et les dirigeants considéraient les citoyens inégaux en termes de « savoir-faire » politique. En revanche, en tant que symbole de l’égalité politique des citoyens, le Suffrage Universel aurait permis de développer le « lien social ».

 

Le moment révolutionnaire

L’impératif d’inclusion

Sous l’Ancien Régime, seuls certains individus pouvaient participer aux assemblées locales, en fonction de leur appartenance sociale : c’était le fonctionnement corporatiste. Le Trosne et de Turgot sont les premiers à faire de tout propriétaire foncier un citoyen représentant, sans distinction de corps, ni d’ordre. Lors de son discours, le 30 janvier 1789, Honoré Gabriel Riqueti de Mirabeau plaide en faveur d’une représentation de tous les individus, sans distinction sociale.

La haine du système du système corporatif et des privilèges a incité les constituants à considérer le peuple comme une somme d’individus, où chacun représente une voie. Mais cette volonté n’efface pas la méfiance de la « foule », imprévisible.

Sous l’influence de Sieyès, la Constitution de 1791 attribut à un grand nombre d’individus un statut civil, les « citoyens passifs », mais elle rend difficilement accessible l’accès au vote, les « citoyens actifs ». La Constitution énonce trois critères pour devenir « citoyen actif » : un lieu de résidence fixe ; la nationalité ; le paiement de l’impôt.

L’individu autonome

Le statut de citoyen était lié à son indépendance intellectuelle (homme doué de raison) ; sociologique (n’appartenir à aucun corps) et économique (avoir un travail indépendant). Par ailleurs, l’âge de la majorité civile et politique était de 21 ans. Sont alors écartés du droit de vote les mineurs, les « dépendants », les religieux (appartenant à un corps), mais aussi les « fous », les « aliénés », les « déments », et les « imbéciles ». De plus, les valeurs familiales sont reconsidérées, pour faire des enfants de futurs citoyens : à la place des valeurs de « commandement » et de « correction », on prône la « protection » et « l’éducation ».

Les domestiques n’étaient pas considérés comme citoyens car ils faisaient le choix libre et consenti de travailler sous l’autorité d’autrui ; ils ne payaient pas d’impôts ; et ils étaient influencés par les opinions de leurs maîtres.

En raison des préjugées de l’époque sur la « nature » des femmes, celles-ci furent considérées par la plupart des membres de l’Assemblée nationale comme inaptes à prendre part aux affaires politiques et publiques, tant comme électrices que comme élues. Cependant, des personnes telles que Condorcet, Olympe de Gouge ou encore Williams avaient une conception véritablement universelle de l’individu et proposaient d’inclure les femmes dans le statut de citoyen en leur donnant la possibilité de recevoir une éducation.

Le nombre et la raison

Avant la Révolution, la représentation (selon le modèle anglosaxon) n’est pas envisagée comme mode de gouvernement car les intérêts seraient trop hétérogènes. Les révolutionnaires auraient tenté d’allier le concept de la « volonté générale » de Rousseau (le sens du bien commun que tout individu posséderait en lui) avec l’expression des intérêts particuliers du peuple. Or ce sont deux concepts antagonistes : la « volonté générale » doit être comprise comme un raisonnement, non comme l’expression de la volonté de chaque individu.

 

Le répertoire des expériences

La citoyenneté sans la démocratie

La Constitution de l’an VIII supprime le cens et les seuls individus exclus du statut de « citoyen actif » sont les femmes, les domestiques à gage, les faillis, les interdits judiciaires, les accusés et les contumaces. Un système d’élection à plusieurs degrés fut adopté peu avant l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte il fut conservé sous l’Empire. Selon l’auteur, dans le projet de Sieyès, les représentants ne pouvaient exercer leur fonction qu’avec l’aval des citoyens, mais la nomination des représentants ne se faisait que par les « supérieurs qui représentent le Corps de la nation ». Selon Rosanvallon, Bonaparte résolut la contradiction par l’alliance du suffrage universel avec un pouvoir exécutif très fort.

L’ordre capacitaire

Dès la fin des années 1820, François Guizot et les doctrinaires orientèrent le critère du droit de suffrage vers la capacité et la raison. Pour être considéré comme un individu « capable » de voter, il fallait disposer d’un ensemble de capacités morales, intellectuelles, juridiques ou philosophiques. Mais finalement, le cens par l’impôt fut conservé, au lieu du cens par la capacité.

La république utopique

Après de vifs débats, dans les années 1830, autour du vote à deux degrés, du niveau d’imposition (le paiement de l’impôt ne concernait que peu d’individus à l’échelle nationale : 200 000 sur 33 millions de citoyens), et de la représentation de certaines classes sociales (ouvrières et bourgeoises), le suffrage universel direct avec scrutin de liste est proclamé le 5 mars 1948 : tous les hommes âgés de 21 ans ou plus avaient le droit de voter. La proposition de Ledru-Rollin est acceptée et acclamée presque à l’unanimité, comme si les débats antérieurs n’avaient jamais existé : le suffrage universel direct s’impose comme une évidence. Partout en France on célèbre l’adoption du suffrage universel direct, qui incarne l’union sociale et la fin d’un combat pour la reconnaissance de droits politiques. C’est la disparition du cens et du critère de propriétaire foncier.

 

Le temps de la consolidation

Le pouvoir du dernier mot

Le caractère imprévisible du suffrage universel a pris forme lors des élections législatives en 1871 : une majorité composée de royalistes et de légitimistes s’est imposée en février, tandis que les élections partielles complémentaires de juillet ont hissé les républicains devant les autres. Ce brusque changement d’orientation politique dans le vote a soulevé de vives interrogations concernant l’aptitude du peuple à voter rationnellement. Le 4 décembre 1873, une commission d’examen des lois fut élue par l’Assemblée dans l’objectif de réformer le suffrage universel afin de prévenir les éventuels changements inexpliqués de comportement de vote. Rosanvallon cite à ce titre un extrait de La Cité antique de Fustel de Coulange : « Nous ne sommes pas un peuple ; nous sommes dix ou quinze peuples qui vivons sur le même territoire, qui nous mêlons, mais qui différons d’intérêts, d’habitudes, de manières de penser, et même de langage. ».

Après avoir débattu sur les possibilités du vote plural, du rétablissement du cens, du vote à deux degrés, du critère de propriété, ou de la représentation des intérêts, la commission constituante a opté pour les critères suivants : un électeur doit être âgé d’au moins 25 ans, domicilié de manière fixe depuis trois ans et doit avoir été contribuable durant 5 ans dans la commune. Cependant, les réflexions sont abandonnées et le suffrage universel direct est conservé pour les élections municipales. L’objectif était d’accorder le suffrage au plus grand nombre de citoyens « éclairés » ou rationnels. Les partis se sont résignés à ce choix dans la mesure ou aucun d’eux n’a trouvé d’équilibre entre le suffrage censitaire, ou capacitaire, et le suffrage-nombre (un homme, une voix).

L’éducation de la démocratie

Durant les années 1870 et 1880, les républicains étaient très favorables au Suffrage Universel, contrairement aux conservateurs, méfiants. Dans les années 1850, le Suffrage Universel constituait le ciment de l’union sociale du peuple, le symbole de la souveraineté de tous les hommes de la nation quel que soit leur statut social. Mais à la fin du second Empire, pour les républicains, il représente surtout un outil de stabilité et de contrôle du peuple par la légitimation.

Les républicains souhaitaient que le gouvernement soit dirigé par une aristocratie, selon eux plus qualifiée, surpassant « l’immaturité » du peuple. Les républicains ont même stigmatisé le monde paysan et rural en prétextant que leur rationalité politique était très relative, voire carrément inexistante. La nécessité d’instruire le peuple se fit sentir.

La seconde moitié du XIXème siècle voit donc se multiplier les réflexions quant à l’instruction du peuple en vue d’un vote éclairé. La question est de décider s’il faut conditionner le Suffrage Universel à l’obligation d’instruction.

La Ligue française de l’enseignement, fondée en novembre 1866, connut un grand succès dans les années suivantes : « un tiers des députés y adhéraient en 1885 ». En 1882, la loi sur l’instruction publique est adoptée, prolongeant la loi Guizot de 1833. A ce titre, Rosanvallon cite Vial pour illustrer l’état d’esprit de l’époque : « Aussi longtemps que le peuple manquera d’une suffisante culture et des loisirs nécessaires à la pensée, il restera incapable de comprendre et de défendre les grands intérêts du pays […]. Il n’a pas le temps de se faire des opinions politiques ; il les reçoit toutes faites […] ; il faut que d’autres les pensent pour lui, les traduisent en idées. ».

Le travail de l’universalisation

Le suffrage universel demeure pendant tout ce temps l’exclusivité des hommes. Pour les dirigeants de l’époque, les femmes formaient un corps et étaient soumises à l’influence du corps religieux : il était inenvisageable de leur accorder le droit de suffrage en raison de cette double appartenance corporatiste.

Une fois encore, c’est de manière spontanée que le gouvernement provisoire d’Alger accorde sans aucune restriction le droit de vote aux femmes, le 21 avril 1944 : « c’est le sentiment de l’irréversible qui tranche et met fin au débat ».

En 1848, les domestiques deviennent citoyens et peuvent voter, mais demeurent inéligibles aux conseils municipaux et au jury jusqu’en 1930. Il faut attendre 1975 pour que la loi de 1884 excluant les indigents et les dépendants vis-à-vis du secours public soit abrogée. Ces décisions tardives sont, pour l’auteur, les signes qu’il a existé et qu’il existe encore des freins à l’universalisation du citoyen.

 

Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, éditions Gallimard, 1992.

Pierre Rosanvallon a été professeur au collège de France entre 2001 et 2018 où il occupait la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique. Il a également été directeur de l’École des hautes études en sciences sociales.


Retour en haut