Le Peuple introuvable, Histoire de la Représentation en France


A l’heure où la crise de la représentation se manifeste sous des formes multiples en France comme dans le reste de l’Europe, il peut être instructif de se pencher sur l’histoire de cette forme de démocratie afin d’y trouver des pistes de réflexion à propos d’éventuelles solutions.

 

Constatant des « phénomènes de retrait » : non-inscription sur les listes électorales ; abstention ; baisse de la crédibilité des partis traditionnels ; basculement des suffrages vers les extrêmes ; coupure entre le peuple et les « élites », Pierre Rosanvallon, dans son Histoire de la représentation démocratique en France, tente de trouver la source de ces comportements politiques. Sont-ils liés à des changements sociaux ? Aux fondements de la représentation ?

L’auteur retrace les différentes phases de la représentation du peuple en France dont le fil conducteur est la recherche d’une démocratie d’équilibre. Selon lui, cette dernière se situerait entre la « figuration de la totalité » et « l’incarnation des particularités ». Autrement dit, le système optimal de représentation se trouverait entre la représentation des individus et la représentation des intérêts. Il s’agirait d’un équilibre entre une démocratie universaliste et une démocratie corporatiste.

 

L’universalisme démocratique

Pendant la période révolutionnaire, la volonté de rompre avec le système corporatiste a incité à considérer le peuple comme une unité d’individus égaux en droits, sans distinction d’appartenance. Cette vision procédurale atteindra son paroxysme en 1848 avec l’avènement du suffrage universel : les citoyens représentaient des votes identiques. C’est l’universalisme démocratique.

Pendant la Révolution, les individus capables de se « distinguer » et d’obtenir la confiance des électeurs étaient considérés comme les plus « méritants » pour exercer le pouvoir. Les révolutionnaires ne voulaient plus que le cens et l’aristocratie soient les critères d’éligibilité et d’exercice du pouvoir. Cependant, d’après Rosanvallon, les constituants préféraient une élite « compétente » pour gouverner.

 

La rupture ouvrière

Durant le XIXème siècle, deux conceptions antagonistes s’affrontent pour le système de représentation du peuple. Selon Michelet, la nation serait une addition des voix, donc une démocratie universaliste. Proudhon, quant à lui, considérait que le peuple était composé de groupes avec des intérêts différents : il se rapprochait plus d’une société de corps. Les agissements de la classe ouvrière ont illustré le propos de Proudhon : il s’agissait de la seule catégorie qui n’était pas représentée au Parlement.

Selon Rosanvallon, une fracture sociale s’est opérée : d’un côté, les républicains défendaient l’égalité entre les citoyens sans distinction sociale (la « représentation-mandat ») ; de l’autre, Tolain ou Proudhon défendaient la représentation des intérêts des individus à travers leur appartenance sociale (la « représentation-figuration »). La contradiction française entre l’universalisme et la société de corps est parfaitement illustrée dans cette question de Rosanvallon : « [La représentation] vise-t-elle à donner une expression propre à une partie spécifique de la nation ou a-t-elle pour objet de permettre la réinsertion dans cette même nation d’une population exclue ? ».

 

Sociologie et démocratie

La naissance de la sociologie, dans le dernier quart du XIXème siècle, bouleverse le principe d’universalisme. A la suite de ces travaux, dans les années 1890, de nombreuses réformes furent proposées concernant les élections des sénateurs ou la création d’une troisième chambre dite « professionnelle ». A cette époque, à gauche comme à droite, la volonté est de changer le mode de représentation du peuple. Il s’agissait de donner du sens au vote de plusieurs millions d’individus, malgré des intérêts différents. La représentation par la profession est ainsi envisagée, mais elle est complexe. C’est donc la représentation proportionnelle qui s’imposera, malgré les efforts de Durkheim pour créer des corps intermédiaires pleinement représentatifs.

Les élections proportionnelles sont d’abord pensées comme la libre formation des « circonscriptions électorales entre personnes du même avis », afin de représenter les minorités au Parlement. D’après l’auteur, la représentation proportionnelle aurait apporté, selon les leaders politiques de l’époque, une solution entre un gouvernement composé d’ordres et un gouvernement issu du vote du nombre. Ainsi, après une trentaine d’années de débats, les divisions sociales du peuple purent jouir d’une représentation adéquate par rapport à leur taille et leurs intérêts, grâce à la loi établissant un scrutin de liste avec représentation proportionnelle, dès juillet 1919.

 

La classe ou le parti ?

Dans les années 1870, le « prolétariat » ne désignait plus seulement la « classe ouvrière » mais tous les individus ne possédant que leur force de travail, suivant l’idéologie de Karl Marx.

La notion de « prolétariat » crée une distinction entre le « parti » et la « classe » : le parti politique se définit par le sentiment d’appartenance sociale des adhérents, alors que la classe se rapporte à leur origine sociale.

Selon l’auteur, la représentation proportionnelle aurait favorisé la création des partis politiques. Ils auraient dépassé l’ancien fonctionnement des ordres et aurait permis de diriger les « passions » du peuple vers des clivages d’opinions.

Le système partisan a été critiqué dans les années 1900, en raison du risque que l’opinion des individus soit absorbée par celle des partis. Michels et Ostrogorski parlent d’une « confiscation de la démocratie par les oligarchies bureaucratiques responsables du parti » et par les « responsables parlementaires ».

 

L’avènement du syndicalisme

Les syndicats, nés dans les années 1870, sont en opposition avec la démocratie universaliste car le suffrage universel exprime le vote de toutes les classes sociales, de manière diffuse. Les syndicats souhaitent représenter les intérêts d’une seule catégorie sociale et économique et ne défendre que celle-ci.

Le rôle des syndicats a été crucial depuis leur reconnaissance officielle en 1884 (loi Waldeck-Rousseau). Ils représentaient tout le spectre social des travailleurs. Les syndicats constituaient, pour les républicains, un moyen de contenir les élans révolutionnaires, les grèves intempestives, les mouvements d’un peuple désuni.

Les conventions collectives, instituées par la loi du 25 mars 1919, ont également joué un rôle dans la question de la représentativité des syndicats.

 

Les acteurs consultatifs : entre institution et association

Le Conseil supérieur du travail est créé en 1891 dans le but d’accroître la place des intérêts des travailleurs dans la société.

Puis dans les années 1920 et 1930, l’État est accusé d’avoir mal géré les affaires économiques et industrielles pendant la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi, dès décembre 1918, la CGT crée un Conseil national économique, au sein de sa propre structure. Le projet ne dure pas longtemps mais il inspire les socialistes, qui créeront officiellement l’institution au moment de leur accession au pouvoir, en 1924.

Selon Rosanvallon, le Conseil représente à l’époque les principales « forces économiques et sociales du pays ».

 

Instabilités et déstructuration

La fragilité de l’équilibre alors atteint dans le système de représentation au début du XX° siècle laisse paraître, selon Rosanvallon, deux menaces à la démocratie : le totalitarisme et le corporatisme.

La menace totalitaire serait nourrie par une « pathologie de l’incarnation » du peuple dans le parti politique : le peuple s’identifierait à un seul parti de classe. L’auteur prend l’exemple du léninisme et de la mise en place des « soviets ».

A l’inverse, le danger du corporatisme résiderait dans l’atomisation des intérêts les plus divers représentés par d’innombrables organisations : « La société devient alors irreprésentable »

 

Entre 1945 et 1969, on cherche à solidifier le partisan en l’associant aux instances consultatives de la nation. La volonté de représenter les intérêts économiques et sociaux se traduit à travers un projet de fusion du Comité économique et social (ancien Conseil national économique) avec le Sénat, sous l’impulsion de Pierre Mendès France. Mais le projet a été abandonné à la suite des événements de mai 1968 et du « non » du référendum du 27 avril 1969.

 

D’après Rosanvallon, c’est dans les années 1980 et 1990 que la déstructuration du système de représentation du peuple a eu lieu. Lors des élections nationales, le vote identitaire se serait transformé en vote « stratège », répondant à une logique d’offre et de demande face à des programmes politiques. Les critères de classe, partisans, idéologiques, culturels et syndicaux auraient été dépassés : « L’ancien lien entre parti politique et classes sociales a été rompu ». La perte de repères identitaires aurait créé un individualisme abstrait.

Les syndicats auraient perdu leur influence sous l’effet de la mondialisation et de la vision universaliste. Selon l’auteur, la légitimité des élus n’est plus fondée sur des critères identitaires, mais sur les résultats des politiques publiques qu’ils mettent en œuvre : la légitimité par les « out-puts ». L’élu est ainsi devenu une figure de stigmatisation sur laquelle on impute les problèmes publics : une « démocratie d’imputation ».

 

De nouveaux repères ?

En conclusion, Pierre Rosanvallon affirme que « le social n’a plus de consistance visible » et ne pourrait s’organiser que politiquement. Ses observations montrent que les corps intermédiaires et les partis ne seraient plus aptes à représenter les identités sociales. Mais quelles structures le pourraient ?

La réponse se trouve peut-être dans de nouveaux types de repères.

 

L’opinion publique

Selon Hegel, c’est la « façon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu’il veut et ce qu’il pense », une « modalité spécifique d’exercice de la souveraineté du peuple ».

C’est une personnification du peuple réalisée au moyen des sondages.

Les courants populistes

Ils permettraient l’expression d’un « peuple-nation », qui traduirait une perte de confiance dans les élites, d’une perte d’identité et une stigmatisation de ce qui l’entraverait.

La « construction médiatique de communautés d’émotions » 

Cette recherche d’identité à travers des personnes charismatiques ou des événements éphémères (le populisme) ne ferait que traduire une difficulté de représentation, mais n’y remédierait pas.

Concilier la représentation politique et la représentation sociale ?

Les sciences sociales semblent avoir échoué à classer les individus en groupes sociaux : une catégorie sociale ne pourrait être étudiée qu’en prenant en compte les trajectoires des individus, en fonction desquelles se forgent les intérêts. Mais une catégorie sociale contiendrait une multitude d’intérêts, alors comment tous les représenter ?

 

Selon l’auteur, pour concilier représentation politique et représentation sociale, il faudrait prendre en compte la dimension cognitive de la représentation et le rapport entre construction de soi et constitution d’un monde commun.

La construction de l’identité individuelle et la constitution d’un tout social devraient être pensées ensemble afin de représenter le peuple.

 

Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Pierre Rosanvallon, Gallimard, 1998.

Pierre Rosanvallon a été professeur au Collège de France entre 2001 et 2018 où il occupait la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique. Il a également été directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.


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