La Contre-Démocratie, la Politique à l’Age de la Défiance


Montée de l’individualisme, repli sur la sphère privée, perte de confiance dans les dirigeants… Tels seraient les signes de la crise de la représentation en France. Mais ces signes pourraient-ils n’être qu’une interprétation sociologique ? Il se pourrait, que les caractéristiques qui définissent la démocratie de notre temps soient déformées. A travers La Contre-démocratie, Pierre Rosanvallon nous propose une analyse historique et sociologique de la démocratie pour aborder la « dépolitisation » de manière différente.

En parallèle de la recherche d’une amélioration de la démocratie électorale, on assisterait à la formation de contre-pouvoirs sociaux « destinés à compenser l’érosion de la confiance par une organisation de la défiance. ». Ces contre-pouvoirs seraient la manifestation d’une contre-démocratie : la « démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social ». Elle serait composée de trois contre-pouvoirs : un pouvoir de surveillance, qui prendrait forme à travers la « vigilance », la « dénonciation » et la « notation » ; un pouvoir d’empêchement, qui consiste à s’opposer à une législation ou à une décision (« démocratie négative ») ; et un pouvoir de jugement, soit la volonté des citoyens que les élus rendent des comptent, qu’ils respectent leurs engagement (« démocratie d’imputation »).

Pour Rosanvallon, le citoyen n’est pas « impolitique », il participe toujours à la politique, mais par des voies non institutionnelles.

 

La démocratie de surveillance

Selon Rosanvallon, elle serait composée de la « vigilance », de la « dénonciation » et de la « notation ».

La vigilance, soit le contrôle des actes gouvernementaux par le peuple, serait un pouvoir non institutionnel aussi, voire plus efficace que le vote.  Il s’agirait d’un quatrième pouvoir disséminé dans la société qui s’exercerait par le biais des médias, des syndicats et des autres formes de corps intermédiaires.

La dénonciation serait un pouvoir qui consisterait à publiciser des actes répréhensibles, comme la corruption, ou à révéler le mauvais fonctionnement de certaines lois. La dénonciation aurait également le pouvoir de discréditer un élu par le « scandale ».

La notation serait un pouvoir d’évaluation, des administrations, mais aussi du monde politique, notamment à travers l’audit. En termes de comportement électoral, cela signifierait que les citoyens votent en fonction des résultats des politiques publiques mises en œuvre par les élus.

Selon l’auteur, les acteurs principaux de ce pouvoir sont les groupes de pression, les ONG, les « lanceurs d’alerte ». Leur objectif n’est pas de représenter la population, mais de dénoncer des pratiques ou de lutter pour des intérêts. Ils développent une expertise et produisent des rapports dans le but d’évaluer une action ou une situation. Internet est un outil qui démultiplie les fonctions de surveillance. Les professionnels de l’audit, privés comme publics, seraient désormais des acteurs de contrôle du fonctionnement démocratique.

Les médias incarnent ce pouvoir de surveillance, en tant que reflet de l’opinion publique, dès la Révolution et de manière flagrante pendant le second empire et sous la IIIème République. C’est pour cela que Napoléon III, puis les républicains ont fortement restreint la liberté de la presse car ils y voyaient un pouvoir illégitime, non représentatif, car n’étant pas élu au suffrage universel.

 

La souveraineté d’empêchement

Selon l’auteur, depuis le Moyen-Âge, le droit de résistance du peuple était officieusement reconnu lorsqu’il était victime d’un pouvoir tyrannique. Autrement dit, le silence du peuple signifiait son accord. Depuis Althusius, ce droit a été théorisé comme un pouvoir officiel veillant à la bonne conduite du roi. Pendant la Terreur, les tentatives d’institutionnalisation de ce droit furent vaines.

Selon Rosanvallon, le véritable pouvoir d’empêchement serait né avec les grèves issues des mouvements ouvriers de la fin du XIXème siècle. Cependant, la lutte des classes n’a pas suffi à instituer un pouvoir d’empêchement. Sous la IIIème République, les dirigeants concevaient le peuple comme un tout, niant ainsi l’existence de plusieurs classes sociales, donc d’intérêts particuliers. La Grande-Bretagne reconnut un pouvoir d’empêchement par la minorité parlementaire.

Le rebelle, le résistant et le dissident sont trois figures de la « souveraineté critique » qui auraient disparu depuis la fin du XIXème siècle, marquant un affaiblissement de la souveraineté critique, figure de contestation et de régulation sociale du pouvoir politique.

Selon l’auteur, aujourd’hui, l’empêchement s’incarnerait dans la critique négative des élus, plus que dans leur programme. La « démocratie négative » (la contestation des élus) serait plus facile à mettre en œuvre que la publicité d’idées innovantes.

 

Le peuple-juge

Selon Rosanvallon, le pouvoir de jugement du peuple proviendrait avant tout de l’antiquité grecque : les citoyens pouvaient y déclencher des procédures d’invalidation de décrets ou de dénonciation. Ces deux procédures s’appliquaient, d’une manière générale, à tout ce qui était considéré comme contraire au bien de la cité. Ce droit de juger était considéré comme plus important que celui de délibérer.

L’auteur prend en exemple les procédures de « recall » (Grande-Bretagne) et « d’impeachment » (Etats-Unis), comme un pouvoir judiciaire appliqué par des jurys, donc des citoyens. L’institutionnalisation du jury, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, puis en France, depuis la fin du XVIIIème siècle, participe de la volonté d’intégrer le citoyen aux décisions judiciaires et de l’intégrer dans un pouvoir. Cependant, au cours du XIXème siècle, le pouvoir des jurys aurait diminué car il aurait été restreint à certains domaines.

Rosanvallon parle d’une « judiciarisation du politique » pour qualifier les phénomènes de pénétration des actes juridiques dans la sphère politique, due à la faiblesse historique de certains gouvernements.

Le jugement d’une affaire politique serait préféré à la délibération, car l’étude des faits, par des juristes renseignés, paraîtrait plus précise et plus factuelle. Le jugement a aussi la faculté de produire une décision face à une affaire considérée comme délicate politiquement. La particularité du jugement est qu’il traite des cas particuliers et trace un chemin face aux impasses politiques.

 

La démocratie impolitique

Selon Rosanvallon, les comportements politiques se seraient transformés. Les attentes des citoyens envers leurs représentants seraient plus exigeantes, en raison d’un « consumérisme politique ». Les individus ne seraient pas dépolitisés mais politiquement déçus. Ces derniers n’auraient plus une pensée révolutionnaire d’ensemble mais une vision individualiste du changement, au cas par cas. De plus, les dirigeants ne seraient plus guidés par la production de réformes d’ampleur mais par la crainte d’une disqualification du jeu politique par l’opinion publique. Les citoyens attendent une transparence totale de leurs dirigeants, attentifs à leur image, sachant ce qu’ils ne veulent pas, mais ne sachant pas ce qu’ils veulent.

De ce fait, le populisme serait une pathologie de la contre-démocratie : il consisterait à exacerber les caractéristiques de la surveillance, de l’empêchement et du jugement dans le but de dénoncer et même de faire tomber les dirigeants, accusés de gouverner en oligarques.

Enfin, Rosanvallon établit un parallèle entre le fonctionnement politique et celui des marchés financiers. La mise en place d’agences de notation et de contrôle d’audit serait un pouvoir de surveillance pour pallier les déficiences du système de marché.

 

Rosanvallon pense qu’il est nécessaire de « repolitiser » les citoyens, de les réintéresser à la vie en communauté. Il serait nécessaire, pour cela, de « resymboliser » le politique, donc de rendre lisible les « différences sociales », les divisions entre les citoyens afin de mieux les dépasser : « C’est une vérité du mode de vie effectif des hommes et des femmes qu’il s’agit ainsi de faire reconnaître pour permettre de le corriger. ».

L’auteur imagine un régime mixte dans lequel la stabilité institutionnelle du gouvernement, la fonction permanente de garde-fou de la « contre-démocratie » et les pratiques consensuelles du « travail du politique » fonctionneraient de concert pour tendre vers un fonctionnement démocratique meilleur.

Rosanvallon aimerait voir dans cet ouvrage une « Sortie réaliste du désenchantement politique contemporain ».

 

La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, éditions du Seuil, 2006.

Pierre Rosanvallon a été professeur au collège de France entre 2001 et 2018 où il occupait la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique. Il a également été directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.


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