Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 09 janvier 2025.
Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, Editions La Découverte, 2011
Yves Sintomer est un politologue français, chercheur à l’Université Paris 8. Il travaille essentiellement sur les questions de démocratie, de représentation politique et sur le tirage au sort.
29 mai 2005, référendum français sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Le “non” l’emporte à 54,68 % des voix. Deux ans plus tard, le traité de Lisbonne reprend une large partie des propositions du texte de 2005, et est ratifié en France par voie parlementaire, sans nouveau vote populaire.
Pour Yves Sintomer, auteur de cette Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, publiée en 2011, cet événement marque le début d’une crise de légitimité du politique : les citoyens ne croient plus en leurs institutions, qui elles-mêmes manquent d’imagination pour se renouveler.
Les Etats-nations sont en effet impuissants face aux organisations supra-nationales et à la mondialisation économique, donnant le sentiment d’une gouvernance dépolitisée d’experts – ou, terme sans doute moins avantageux, de technocrates. Quant aux partis politiques, ce ne sont plus que de puissantes machines électorales, qui recherchent l’adhésion en performant sur la scène médiatique. Rien de très étonnant, si l’on se rappelle que l’élection, d’Athènes aux révolutions libérales, de James Madison à l’abbé Sieyès, est avant tout pensée comme un moyen d’asseoir au pouvoir une aristocratie dont le pouvoir est légitimé par le suffrage du peuple.
Face à cela, les citoyens se regroupent et s’organisent, de plus en plus nombreux et nombreuses à exiger de pouvoir participer à la décision et à l’administration politique. C’est ce que Pierre Rosanvallon appelle la “contre-démocratie”, mais qu’Yves Sintomer préfère nommer la “tendance participative” :
“Elle implique un idéal propre, celui d’une démocratie radicale où les citoyens ont une vraie capacité de se gouverner, où l’autonomisation des gouvernants par rapport aux gouvernés est minimisée et où, à l’inverse, les espaces d’autonomie collective sont maximisés.” (p.38)
Dans ce contexte, le tirage au sort pourrait être une piste intéressante pour réformer nos institutions. Le politologue cherche donc à mieux en comprendre les modalités d’usage en politique, son histoire et les contextes de gouvernance dans lesquels il s’est inscrit.
Petite histoire du tirage au sort : des usages différents selon les objectifs politiques
Athènes, berceau du tirage au sort
Pour Aristote, c’est le tirage au sort qui rend Athènes véritablement démocratique. Son usage, couplé au principe de rotation des postes, évite la professionnalisation de la vie politique : l’idéal athénien est en effet la participation de tous les citoyens de la cité.
Si dans la pratique de fortes inégalités persistent entre les groupes sociaux, ce système a permis qu’en dix ans entre un quart et un tiers des citoyens de plus de trente ans ont exercé au Conseil de la cité pendant un an, ont été membres de son exécutif pendant 1 mois en tant que prytanes, qu’au moins une fois dans leur vie, près de 70% ont été bouleutes, et plus encore jurés.
D’une part, le gouvernement athénien est donc exercé par le “peuple” compris comme l’ensemble des citoyens, de l’autre, le “peuple”, c’est-à-dire les classes populaires est inclus dans le gouvernement. Athènes invente la politique dans le sens d’une “discussion publique institutionnalisée des bonnes ou mauvaises lois et des grandes décisions collectives (à commencer par celles qui régissent l’équilibre social de la cité” (p.51).
Républiques italiennes
Le tirage au sort occupe ainsi un rôle important dans les Républiques italiennes médiévales et renaissantes, mais suite des objectifs politiques différents.
A Venise, république oligarchique, le tirage au sort est réservé à la désignation de commissions électorales au sein de l’élite gouvernante, et ne vise donc pas à la participation politique populaire.
A Florence, le tirage au sort sert à la fois à la résolution impartiale des conflits (la tratta) et, à partir de 1328, à la désignation des plus hautes fonctions gouvernementales et administratives. La citoyenneté est cependant réservée à la classe bourgeoise (même si bien plus large qu’à Venise), et le tirage au sort n’est qu’une étape d’un processus complexe, largement élitiste. Sous la Seconde République le tirage au sort est défendu par un mouvement populaire, tandis que l’oligarchie lui préfère l’élection. Le philosophe Francesco Guicciardini (1483-1540), profondément anti-démocrate, formalise l’opposition entre la dimension démocratique du premier, et le caractère aristocratique de la seconde.
Yves Sintomer note toutefois certaines ressemblances avec le modèle athénien : une rotation rapide des postes, l’interdiction du cumul des mandats, le devoir de rendre des comptes… L’auteur s’interroge donc sur la possibilité de l’existence d’une dimension démocratique, mais conclut qu’il s’agissait plutôt d’un moyen de garantir l’impartialité.
Couronne d’Aragon
L’Italie influence largement l’organisation du pouvoir dans la Couronne d’Aragon, sur la péninsule ibérique. Chaque municipalité y est dotée d’une organisation qui lui est propre, même si la Couronne assure un rôle unificateur. Ce qu’on appelle l’insaculación – littéralement, la mise en sac, puisque c’est ainsi qu’était organisé le tirage au sort – est une dimension fondamentale de la vie politique des villes durant tout le Siècle d’Or espagnol. L’écrasante majorité suit le “modèle florentin”, (le tirage au sort pourvoit directement des magistratures). Il permet de répartir les charges entre divers groupes sociaux, même si ceux-ci n’ont évidemment pas le même poids.
Yves Sintomer qualifie ainsi l’insaculación de “modernisation du système politique municipal” ; cependant, la grande diversité des usages sur l’ensemble de la péninsule l’amène à affirmer que “la signification politique du tirage au sort peut varier grandement en fonction de la logique sociopolitique dans laquelle il s’inscrit” (p.84).
Le pouvoir royal lui-même reconnaît sa plus-value. En 1501, Ferdinand II, roi d’Aragon, déclare :
“Par expérience, on voit que les régimes dits du sort et du sac, dans les cités et les villes, favorisent davantage la vie bonne, une administration et un régime sains que les régimes qui se fondent à l’inverse sur l’élection. Ils sont plus unis et plus égaux, plus pacifiques et plus détachés des passions.”
Mais cette période ne devait pas durer. Le système absolutiste affirme progressivement son emprise tout au long du XVIe siècle, et voit d’un mauvais œil cette manière de constituer les gouvernements municipaux. Le pouvoir royal s’immisce de plus en plus dans la désignation de ceux qui seront ensuite tirés au sort. En 1716, Philippe V enterre la Couronne d’Aragon, et en profite pour mettre fin à l’insaculación.
Disparition
Yves Sintomer résume les applications politiques du tirage au sort par trois grandes logiques, qui peuvent se confondre ou au contraire s’exclure :
- l’expression de la volonté divine dans le fonctionnement de la cité ;
- la résolution impartiale de la conflictualité du jeu politique ;
- la garantie d’une (relative) égalité des chances dans l’accès au pouvoir.
Mais malgré sa dimension multimodale, le tirage au sort a progressivement disparu, remplacé par l’élection. Pour l’auteur, cela s’explique par le rejet de la démocratie par la majorité des philosophes et penseurs des révolutions libérales, et leur conviction qu’une élite de gouvernement soit nécessaire face à un peuple trop ignorant et passionné.
James Harrington (1611-1677), influence majeure des révolutions étasunienne et française, soutient ainsi que cette méthode empêche de sélectionner “l’aristocratie naturelle” d’un pays. Montesquieu le considère comme trop désuet, tandis que Rousseau affirme que « la voie du sort est plus dans la nature de la démocratie ».
En réalité, les révolutionnaires libéraux et patriotes sont effrayés par l’idée de démocratie, et beaucoup s’affirment même “anti-démocrates”. C’est d’ailleurs ainsi que le politologue Bernard Manin explique la disparition du tirage au sort
Yves Sintomer complète cette analyse par la montée de l’idée de la politique comme profession. La Révolution porte en elle une “classe politique” en gestation, justifiée par l’objectif de liberté tel que défini par le philosophe Benjamin Constant, c’est-à-dire la possibilité de se décharger de l’organisation de la cité sur un petit nombre de personnes. Au siècle suivant, la politique devient un métier : des gens vivent pour et de la politique. Le tirage au sort ne peut donc pas survivre dans ce contexte.
Il faut enfin noter que l’idée que l’on se fait du tirage au sort au fil des époques est lié à celui d’échantillon représentatif, et du calcul des probabilités, découverts tardivement. Les sciences statistiques sont encore balbutiantes à l’époque révolutionnaire, et les simples intuitions mathématiques ne suffisent pas pour légitimer leur usage politique.
Tirage au sort et jurys populaires
Le tirage au sort continue cependant à être utilisé par la justice, notamment dans la constitution des jurys populaires. “Comment comprendre ce paradoxe ?” s’interroge Yves Sintomer.
Les jurys populaires sont en fait considérés à la fois comme une protection contre le caractère arbitraire du pouvoir et comme une réponse à la nécessité d’être jugé par ses pairs. Les jurés se prononcent en fonction de leurs convictions, assistés par un juge professionnel chargé de rappeler la loi.
Cette conception de base n’a pas empêché de vifs débats. La Révolution française veut les réserver aux “classes éclairées”, les courants conservateurs se sont souvent plaint de leur manque de sévérité… tandis qu’aujourd’hui, la droite et l’extrême droite populistes demande plutôt leur élargissement populaire, dans le but de décrédibiliser les juges et d’attaquer l’indépendance de la justice.
Mais alors pourquoi le tirage au sort fut-il considéré comme une bonne chose pour le jugement des concitoyens, mais pas pour l’évaluation politique ? Là encore, l’explication est à rechercher dans la philosophie. Il était entendu que les jurés ne se prononcent que sur le fait, la situation particulière, et non sur une décision de portée générale. Écrire la loi revient ainsi à s’exprimer sur l’ensemble de la société, quand l’appliquer ne demande pas de l’interpréter. Juger une personne, dans cette conception, signifie simplement décider si elle est ou non dans le cadre de la loi. Le philosophe allemand Hegel s’inscrit dans ce courant de pensée, et restreint encore davantage les “situations particulières” qui relèvent de l’appréciation des gens ordinaires.
“Une fois vérifiée leur capacité, la sélection aléatoire des individus dans les jurys se justifie du fait du caractère ‘interchangeable’ de leur jugement mais, en politique, cette légitimation semble impossible.” (p.141)
Cela étant dit, les jurys populaires sont considérés par Alexis de Tocqueville comme un “avant tout politique”, qui s’y intéresse pour leur dimension d’auto-gouvernement. Ils le sont d’autant plus qu’ils se sont prononcés, tout au long du XIXe siècle, sur des affaires politiques, de presse ou de corruption. Là encore, les autorités au pouvoir n’ont pas pris longtemps à les limiter, car les jugements rendus avaient tendance à ne pas aller dans leur sens…
Retour du tirage au sort
Le tirage au sort est redécouvert progressivement au cours des années 1970. Le système représentatif libéral est en effet de plus en plus critiqué, et les nouveaux mouvements sociaux cherchent des alternatives. Les expériences se multiplient au cours des décennies 1990 et 2000.
Le tirage au sort apparaît vite comme particulièrement utile pour obtenir un “échantillon représentatif” de la population. Cette représentation serait ainsi compétente à s’exprimer, voire à prendre part à la décision publique, car plus à même de refléter la diversité des opinions présents dans une population donnée. Dans un premier temps, la notion sert au développement des sondages d’opinion. Le chercheur Loïc Blondiaux explique que leur succès est dû à la mise en valeur d’un savoir-faire spécifique par les instituts de sondage, à leur légitimité politique et à leur utilisation médiatique importante. Ils sont pourtant critiqués par de larges pans de la sociologie, dont Pierre Bourdieu, qui affirme que “l’opinion publique n’existe pas”. Les avis exprimés sont en effet corrélés aux inégalités de connaissance et au manque de débat.
Pour répondre à ce problème, on cherche à constituer des “mini-publics délibératifs”, à même de rendre des avis éclairés, issus de la discussion et de l’échange entre leurs membres. C’est le “tournant délibératif des pratiques participatives” : les opinions de tous et toutes doivent pouvoir s’exprimer de façon égalitaire. De nouveaux dispositifs sont réfléchis et expérimentés, comme les jurys citoyens et le sondage délibératif.
Renouveler la démocratie
“La réintroduction du tirage au sort en politique peut-elle constituer une voie prometteuse pour répondre à la crise de légitimité démocratique ?” (p. 191). C’est la dernière question que se pose Yves Sintomer. L’outil renvoie en effet à différentes logiques politiques, parfois radicalement opposées : la perspective religieuse du tirage au sort comme expression divine n’a ainsi rien à voir avec le tirage au sort comme moyen de sélectionner un échantillon représentatif de la population. Il convient donc que son usage soit accompagné d’une réflexion de fond sur les objectifs recherchés, la population qu’il mobilise, et le contexte dans lequel il s’inscrit.
Selon le chercheur, le tirage au sort est d’abord intéressant car il permettrait de “former une opinion éclairée”, ou en tout cas la plus éclairée possible, à partir de la diversité des opinions exprimées. Mais cet idéal rencontre de nombreux défis, et il faudra définir et délimiter le rôle des assemblées délibératives tirées au sort, afin de les rendre efficaces et légitimes.
Ensuite, le tirage au sort permet de repenser notre conception républicaine de la “représentation”. Les idées portées par les représentants aujourd’hui élus ou nommés ne sont pas étanches à la condition sociale de ces derniers. Ils apparaissent de moins en moins légitimes car cantonnés à une certaine classe sociale, culturelle et économique. Le tirage au sort permettrait sans doute d’apporter plus de diversité, de représenter les populations dominées et marginalisées au sein de la société et de les pousser à contester le monopole du pouvoir par quelques-uns. Il redéfinit donc les frontières classiques du domaine politique.
De la même façon, le tirage au sort questionne la professionnalisation politique, et met en avant la possibilité de faire partie de la gouvernance pour les “gens ordinaires” :
“(…) le métier de politique doit céder de la place à la politique comme engagement temporaire et c’est le rapport entre représentants et représentés qu’il faut modifier.” (p. 223)
Quel rôle pour les assemblées tirées au sort ?
En creux, l’histoire du tirage au sort raconte celle de la manière d’envisager le peuple et son accès au pouvoir. C’est l’histoire d’un élitisme qui doit sans cesse se justifier pour se relégitimer, mais aussi celle de la recherche d’une meilleure représentation de la société et du partage du pouvoir. Si le tirage au sort n’est pas intrinsèquement “démocratique”, puisque traversé par des tensions diverses et parfois contradictoires, il est malgré tout une piste qu’il conviendrait de creuser, comme l’une des réponses possibles aux grands enjeux politiques d’aujourd’hui. Encore faut-il les systématiser et leur donner un réel pouvoir d’agir.
“Un enjeu décisif est de rendre légalement contraignant le recours aux mini-publics tirés au sort, afin que leur organisation ne dépende pas du bon vouloir des autorités publiques en place : c’est seulement alors qu’ils pourront fonctionner de manière vraiment autonome, bénéficier d’un réel rapport de force et induire des transformations qui ne conviennent pas forcément aux intérêts établis.” (p. 227)
Yves Sintomer imagine la mise en place d’une véritable démocratie participative, et propose quatre fonctions clés aux assemblées citoyennes : opiner, contrôler, juger, décider.
Des instances consultatives seraient en mesure d’opiner et de proposer, en prenant par exemple appui sur des sondages délibératifs et les jurys citoyens. Le but est de faire émerger une “opinion publique éclairée”, qui émettrait “des avis consultatifs aux autorités”. Des observatoires citoyens auraient également un rôle de contrôle et d’évaluation des services publics, tandis que des jurys pourraient évaluer l’action des responsables politiques. Le pouvoir des jurys populaires serait étendu au champ du politique, dans l’idée d’une justice mixte. Enfin, les citoyens doivent être au coeur du processus de décision politique, pourquoi pas grâce au tirage au sort d’une troisième Assemblée.
“Notre démocratie a besoin de contre-pouvoirs donnant aux simples citoyens plus de poids face à la représentation politique et à l’appareil d’État, afin de limiter la tendance naturelle de ceux-ci à s’autonomiser face au peuple dont ils dépendent en théorie.” (p. 232)
“Un autre monde est possible”
Le tirage au sort, lorsqu’il est pensé pour permettre l’expression du plus grand nombre, permet l’expression des minorités, habituellement exclues (ou au moins tenues éloignées) de l’exercice politique. L’expérience locale et particulière serait revalorisée et permettrait de prendre en compte de nouvelles réalités et perceptions, ’pluralisant’ ainsi la démocratie.
Nos frontières philosophiques classiques, fruit des réflexions souvent anti-démocratiques des grands penseurs de la république et de l’élection, sont peut-être, doucement, en train d’évoluer et de s’ouvrir.
En “déroulant le fil” de l’histoire du tirage au sort, Yves Sintomer met définitivement fin au préjugé d’une fantaisie qui ne serait réclamée que par quelques mouvements radicaux, inapplicable et dangereuse. Au contraire, cet outil est fort d’une histoire longue et de multiples expérimentations, bien qu’il soit difficile d’en “tracer une généalogie fixe”. Mais, “s’il a émergé de nouveau, en d’autres lieux, sous d’autres formes, c’est peut-être parce qu’il avait survécu sous la surface”… et qu’il serait peut-être temps de le faire jaillir de nouveau.