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La Démocratie Totalitaire


Publié le 30 mai 2022. Mis à jour le 09 octobre 2024. 

Ryszard Legutko, Le diable dans la démocratie : tentations totalitaires au coeur des sociétés libres, Editions L’artilleur, 2019

Professeur de philosophie, Ryszard Legutko a vécu une partie de son existence dans la Pologne communiste, régime totalitaire.

Après la chute du mur de Berlin et la fin des régimes soviétiques, Ryszard Legutko remarque que les ex-communistes s’adaptent bien mieux au nouveau système que les anciens dissidents. Il l’explique par le fait que, malgré leurs rhétoriques de liberté, d’ouverture, de diversité et de tolérance, les démocraties libérales occidentales partagent en réalité de nombreux points communs avec les régimes autoritaires et totalitaires.

 

Deux systèmes politiques finalement très proches

En 1989, Francis Fukuyama affirme dans La fin de lHistoire que « la démocratie libérale occidentale est la forme finale de gouvernement humain ». Parce qu’elle assure les libertés individuelles et favorise l’épanouissement des hommes, il s’agirait meilleur des régimes politiques. Ryszard Legutko s’oppose fondamentalement à cette théorie qui est pourtant passée à la postérité.

Selon l’auteur, la plupart des gens ignorent à quel point la démocratie libérale et le totalitarisme communiste sont proches, même s’il ne nie pas leurs différences. Il reconnaît par exemple que la coercition violente et la propagande sont plus flagrantes chez l’un que chez l’autre, et que la démocratie n’adoube pas de « chef suprême » qui dicterait une quelconque doctrine. Cependant, si l’arme des communistes était la propagande, celle des démocrates est le droit : la loi limite la liberté des individus et leur dicte une certaine manière de penser. Il va même jusqu’à qualifier la « démocratie » libérale de totalitaire puisque les institutions sociales, la famille, le travail et même l’Eglise sont régies par le droit. 

« L’idée que de telles similarités puissent exister a germé d’abord timidement dans mon esprit dès les années soixante-dix du siècle dernier, lorsque pour la première fois j’ai eu l’occasion de sortir de la Pologne communiste afin de voyager dans ce que l’on appelait alors l’Occident. À mon grand déplaisir, j’ai découvert que bon nombre de mes amis qui se considéraient comme des partisans fervents de la démocratie libérale – d’un système de multipartisme, des Droits de l’homme, du pluralisme et de toutes les choses qu’un démocrate libéral afficherait fièrement dans ses actes de fois – faisaient preuve d’un esprit de conciliation et d’empathie étonnant à l’endroit du communisme. Cette surprise fut pour moi déplaisante parce qu’il me semblait que la réponse viscérale et naturelle de chaque démocratie libérale au communisme aurait dû être une vigoureuse et forte condamnation. »

L’auteur distingue trois caractéristiques principales communes.

Le minimalisme anthropologique

Ni les libéraux ni les communistes ne prennent au sérieux l’idée classique selon laquelle les êtres humains suivent un « telos », c’est-à-dire un but discernable : ils n’auraient pas de fin, pas d’objectif.

Une vision progressiste de l’Histoire

Libéraux et communistes analysent l’Histoire comme une lente progression vers l’ordre actuel. Si les seconds ont érigé de grands théories révolutionnaires dont le but était l’instauration de la dictature du prolétariat, les premiers racontent un récit implicite, qui donne sens au passé. L’Histoire est celle de la lutte pour la liberté, contre les oppresseurs qui se sont succédés : la monarchie, l’aristocratie, l’Eglise, le fascisme, le communisme… Face à ces oppresseurs, la démocratie libérale promet liberté et bien-être aux individus. C’est d’ailleurs pourquoi, selon l’auteur, celles et ceux qui s’opposeraient à la démocratie libérale sont accusés de vouloir restaurer « les vestiges des anciens autoritarismes ».

La croyance en l’idée d’égalité

Troisième similitude : la démocratie libérale et le communisme visent à façonner les êtres humains et les communautés selon une exigence d’égalité. Egaux sous l’état de nature, la société doit en quelque sorte œuvrer à leur rendre cette égalité. Mais pour Ryszard Legutko, la conséquence finale de ces efforts égalitaires est la destruction des particularités nationales et religieuses développées au cours des siècles et leur remplacement par de nouvelles catégories, plus universelles, mais dépourvues de toute histoire organique ou de pratiques partagées.

 

Que propose Legutko ?

Valoriser la culture chrétienne

Ryszard Legutko est un conservateur européen et il ne s’en cache pas. Sa critique antilibérale et anticommuniste lui permet de valoriser la culture chrétienne tout en déplorant un Occident en déclin. Dans le dernier chapitre de son ouvrage, il déplore que les démocraties libérales ne tolèrent pas le christianisme, dans la mesure où celui-ci se modernise et se soumet aux valeurs libérales. Il cesse donc d’être une alternative de mode de pensée.

« La démocratie libérale, comme le socialisme, a une tendance écrasante à politiser et à idéologiser la vie sociale sous tous ses aspects, y compris ceux qui étaient autrefois considérés comme privés ; il est donc difficile pour la religion de trouver sa place dans une société où elle serait à l’abri de la pression de l’orthodoxie libérale démocratique et où elle ne risquerait pas un conflit avec ses commissaires. »

Il va même plus loin et considère la démocratie libérale comme une force motrice du déclin de l’Occident et de son peuple.

« Tous les objectifs que les communistes se sont fixés, et qu’ils ont poursuivis avec une brutalité sauvage, ont été atteints par les démocrates libéraux qui, presque sans aucun effort et simplement en laissant les hommes dériver au gré de la modernité, ont réussi à transformer les églises en musées, restaurants et bâtiments publics, sécularisant des sociétés entières, faisant de la laïcité l’idéologie militante, mettant la religion à l’écart, poussant le clergé à la docilité et inspirant une puissante culture de masse avec un fort préjugé antireligieux dans lequel un prêtre doit être soit un libéral défiant l’Eglise ou un méchant dégoûtant. »

Les conservateurs devraient se rendre compte que l’Occident est le royaume de la civilisation chrétienne classique. Il affirme que cette idée est rejetée non seulement par la gauche, mais aussi par les partis de droite trop désireux de prétendre qu’eux aussi sont « ouverts, pluralistes, tolérants et inclusifs ». Ministre de l’Éducation et secrétaire d’État en Pologne, puis élu député européen en 2009 où il préside de 2017 à 2022 le groupe des Conservateurs et réformistes européens, Ryszard Legutko se bat contre une Union Européenne qu’il juge « toujours plus étroite » et souhaite un retour commun aux valeurs chrétiennes. 

« Le mouvement Solidarność en Pologne n’aurait pas été possible sans les motivations religieuses et patriotiques puissantes de ses membres Être libre ne signifiait pas pour les Polonais avoir un gouvernement qui soumettait institutions, lois, normes et besoins sociaux à une ingénierie sociale sans âme. Or c’est précisément ce qui advint lorsque le régime communiste fut remplacé par le régime démocratique libéral. »

Refuser un régime politique unilatéral

Pour le professeur, la plupart des gouvernements sont défectueux parce qu’ils sont unilatéraux et mettent l’accent soit sur leur élément monarchique, soit oligarchique, soit démocratique. Il propose donc de mélanger ces trois types de régimes, afin d’assurer « une représentativité démocratique mais en même temps de mettre en place des institutions oligarchiques aristocratiques pour préserver une forme d’élitisme ainsi qu’une certaine forme de monarchie garantissant l’efficacité de la gouvernance ». Cette idée, note-t-il, est d’ailleurs au cœur de la tradition républicaine. Les pères fondateurs de la constitution des États-Unis souhaitaient en effet mettre en place une aristocratie dans laquelle seuls les meilleurs pourraient gouverner et ainsi éviter le règne de la foule.

« La démocratie a des défauts mais dans le même temps elle est supérieure à tous les autres régimes nous dit Churchill. (….) La leçon que nous tirons de la déclaration de Churchill correspond à ce que les anciens ont écrit quant au pouvoir du peuple : c’est un système hautement imparfait qui par conséquent nécessite une grande vigilance et la mise en place de mécanismes correctifs qui pourraient être non démocratiques. »

*

En tant que critique de la démocratie libérale, Le Diable dans la démocratie offre des réflexions intéressantes. Mais l’auteur propose-t-il une véritable alternative à celle-ci ? De toute évidence, Ryszard Legutko souhaite un retour au christianisme, mais il offre peu d’explications pratiques sur la manière d’y arriver, et ne conçoit pas non plus d’autres possibilités démocratiques…

« La guerre contre l’héritage chrétien, néanmoins, pourrait avoir des conséquences déplaisantes. Lorsque le renouveau viendra, il débutera à un niveau bien plus bas que celui de la culture européenne avait préalablement atteint grâce au christianisme. » 

 


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