Condorcet précurseur de la Démocratie Directe


Pour le grand mathématicien et révolutionnaire Condorcet, les hommes sont naturellement égaux et doués de raison. En conséquence, ce penseur qui vécut pendant la Révolution Française est un grand défenseur du suffrage universel. Il est d’ailleurs l’un des seuls intellectuels de l’époque à plaider pour le droit de vote des femmes en suivant sa logique : le droit de vote est lié à la raison. Les hommes et les femmes doivent donc être capables d’agir politiquement, c’est-à-dire de voter les lois, de prendre des décisions pour la collectivité et de débattre des grandes mesures à prendre.

Dans cet article, nous allons nous concentrer sur deux mesures très actuelles proposées par Condorcet : le droit d’initiative citoyenne et le mode de scrutin qu’il défend.

 

Condorcet : un précurseur du référendum citoyen

Élu député en 1791, Condorcet intègre le comité chargé de rédiger une nouvelle constitution pour la France. Selon lui, le peuple doit exercer directement le pouvoir. La souveraineté populaire ne doit jamais être altérée par des représentants.

« Je n’ai eu depuis quatre ans ni une idée ni un sentiment qui n’ait eu pour objet la liberté de mon pays. Je périrai comme Socrate et Sidney pour l’avoir servi, sans jamais n’avoir été ni l’instrument ni la dupe, sans avoir jamais voulu partager les intrigues ou les fureurs des partis qui l’ont déchiré. J’ai soutenu le droit du peuple de ratifier expressément au moins les lois constitutionnelles et la possibilité qu’il l’exerçât, la nécessité du mode de révision régulier et paisible de réformer ces mêmes lois ; enfin l’unité entière du corps législatif. Vérités qui, alors peu répandues, avaient encore besoin d’être développées ». (Condorcet, Fragments, 1794, Œuvres, t. 1, p. 608).

Condorcet souhaite instaurer une démocratie dans sa forme la plus pure, une démocratie dans laquelle le peuple exerce directement le pouvoir. Il défend donc trois grandes idées :

 

Le suffrage universel intégral

Comme nous l’avons expliqué plus haut, pour Condorcet, le suffrage est forcément universel. Il réclame donc déjà le suffrage universel tel que nous l’avons en France depuis 1945, femmes et hommes quels que soient les niveau de fortune.

 

L’instauration d’un droit d’initiative législatif et constitutionnel

Condorcet plaide pour ce droit d’initiative législatif qui doit permettre à un citoyen de proposer un projet de loi. Ce projet de loi sera soumis à l’assemblée à condition que 50 autres citoyens signent. Autrement dit, si une pétition rassemble au moins 50 citoyens, la proposition de loi doit être soumise à l’assemblée nationale qui vote la loi.[1]

La Constitution girondine consacre donc le fonctionnement du droit d’initiative. En voici un extrait : « Article premier. Lorsqu’un Citoyen croira utile ou nécessaire d’exciter la surveillance des Représentants du Peuple sur des actes de Constitution, de Législation ou d’Administration générale, de provoquer la réforme d’une loi existante ou la promulgation d’une loi nouvelle, il aura le droit de requérir le bureau de son Assemblée primaire, de la convoquer au jour de dimanche le plus prochain, pour délibérer sur sa proposition ».

 

La démocratisation de l’instruction

Condorcet défend l’idée que, si les citoyens deviennent actifs politiquement, ils doivent être instruits. Il estime donc qu’il faut démocratiser le système éducatif et en cela il était très précurseur pour son époque.

Mais l’Abbé Sieyès et Benjamin Constant vont s’opposer à la démocratie directe et aux idées de Condorcet. En 1793, Condorcet est d’ailleurs destitué de ses fonctions au moment de la lutte pour le pouvoir à la Convention entre Girondins et Montagnards.

 

Le système de Condorcet pour identifier le mode de scrutin le plus démocratique

Selon Condorcet, « si un candidat est préféré à tout autre par une majorité, alors ce candidat doit être élu ». Autrement dit, le vainqueur de l’élection doit être le candidat qui, comparé tour à tour à chacun des autres candidats, s’avère à chaque fois être le candidat préféré. Ainsi, le candidat vainqueur doit être celui qui bat tous les autres en duel.

 

Condorcet cherche donc à établir un mode de scrutin respectant ce principe. Selon lui, chaque élection doit se dérouler en deux étapes :

  1. Au départ, chaque électeur doit classer l’ensemble des candidats par ordre de préférence.
  2. Puis, on simule l’ensemble des duels possibles : un à un on fait s’affronter tous les candidats en duel.

Ainsi pour chaque duel, il y a un candidat vainqueur. Fréquemment, il y a un unique candidat qui remporte tous ses duels : pour Condorcet, c’est ce candidat qui doit remporter les élections.

 

Exemple théorique proposé par Condorcet

Dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Condorcet met en évidence le fait qu’une élection ordinaire peut très bien ne pas représenter les désirs des électeurs.

Condorcet se base sur une assemblée composée de 60 votants pouvant choisir entre un candidat A, un candidat B et un candidat C. Les préférences exprimées se répartissent ainsi :

– 23 votants : A > C > B ;

– 19 votants :  B > C > A;

– 16 votants : C > B > A

– 2 votants : C > A > B

Avec un scrutin uninominal majoritaire à un tour, A l’emporte avec 23 voix sur B qui obtient 19 voix et sur C qui obtient 18 voix. D’où A > B > C.

Avec un scrutin uninominal majoritaire à deux tours (celui qui est pratiqué la France en 2022) : A et B remportent le premier tour avec respectivement 23 voix et 19 voix. Les 16 votants préférant C reportent leur voix sur leur deuxième préférence, le candidat B. Le candidat B remporte donc le second tour et l’élection avec 35 voix. D’où, cette fois, B > A > C .

Avec la méthode de Condorcet où l’on compare deux à deux tous les candidats. On obtient les résultats suivants :

– si l’on oppose A et B, B l’emporte avec 35 voix contre 25 pour A

– si l’on s’oppose B et C, C l’emporte avec 41 voix contre 19 pour B

– si l’on oppose C et A, C l’emporte avec 37 voix contre 23 voix pour A

Ce qui conduit à la préférence majoritaire C > B > A.  C est l’alternative préférée à toutes les autres par une majorité d’électeurs.

 

Ainsi, le scrutin uninominal majoritaire à un tour, le scrutin uninominal majoritaire à deux tours et le mode de scrutin de Condorcet donnent des vainqueurs tout à fait différents.

 

Les défauts de notre mode de scrutin actuel « uninominal majoritaire à deux tours »

Dans les démocraties occidentales contemporaines, le peuple exerce sa souveraineté principalement de façon indirecte, en élisant des représentants pour une durée limitée. C’est ce que l’on appelle une démocratie représentative.  En France, le représentant le plus important est le Président de la République qui est élu au suffrage universel direct, selon un mode de scrutin « uninominal majoritaire à deux tours ».

Au premier tour, l’électeur doit choisir un candidat parmi plusieurs. On compte alors le nombre de voix obtenues par chaque candidat. Si un candidat recueille la majorité absolue (plus de 50 % des suffrages exprimés et au moins le quart du nombre des électeurs inscrits), il est élu. Sinon, on organise un second tour. Au second tour, est élu le candidat qui recueille le plus de voix (majorité relative) parmi les suffrages exprimés.

 

Le vainqueur n’est pas toujours celui que préfèrent les Français

Le problème de ce mode de scrutin réside dans le fait qu’il ne représente pas toujours les préférences des électeurs. Lors de l’élection présidentielle française de 2007 par exemple, le vainqueur fut Nicolas Sarkozy avec le scrutin uninominal majoritaire à deux tours en vigueur. Pourtant, des sondages indiquaient qu’une majorité de Français aurait préféré François Bayrou à Nicolas Sarkozy. Les sondages montraient de plus que François Bayrou était préféré face à chacun de ses adversaires lors de ces élections. Ainsi, ce candidat aurait été élu si le système électoral français respectait la méthode de Condorcet ou si les sondages avaient remplacé le scrutin national.

 

Il est impossible d’exprimer une opinion sur plusieurs candidats

En outre le scrutin « uninominal majoritaire à deux tours » présente de nombreux défauts : vote utile, interférences entre deux candidats idéologiquement proches, impossibilité d’exprimer une opinion sur plusieurs candidats, impossibilité d’exprimer un vote d’adhésion ou de rejet.

 

Ce système surreprésente la majorité parlementaire et sanctionne les minorités

Par exemple, lors des élections législatives françaises de 2002, l’Union pour un mouvement populaire a obtenu plus de 60 % des sièges en ne rassemblant que 33,3 % des suffrages exprimés, tandis que le Front national, malgré ses 11,3 % au premier tour, n’a pas eu le moindre siège. Depuis La France Insoumise a été dans la même situation que le Rassemblement National en 2017.

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Les deux mesures exposées que Condorcet propose pourraient considérablement renforcer notre système politique dont la légitimité semble aujourd’hui largement fragilisée. Des taux d’abstention record, un franc désintérêt pour les questions politiques, ainsi qu’une méfiance accrue à l’égard des gouvernements.

C’est bien Condorcet qui a inspiré les Suisses au XIXème siècle lorsqu’ils ont introduit un contrepouvoir aux représentants via la démocratie directe.

Et la réflexion sur le système de vote est toujours d’actualité en France et dans le monde.

 

Grand mathématicien du XVIIIème siècle, Nicolas de Condorcet se passionne très jeune pour la philosophie et la politique. Son père spirituel, l’économiste Turgot, l’introduit en politique. En 1774, Condorcet est d’ailleurs nommé conseiller du roi Louis XVI. Il sera par la suite un acteur majeur de la Révolution et l’auteur de la fameuse Constitution dite ‘Girondine’. Il meurt guillotiné en 1793.


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