L’élection contre la démocratie


La plupart des démocraties sont représentatives et reposent sur le suffrage universel. Cela signifie que le peuple élit à intervalles réguliers des représentants qui votent des lois et décident des grandes orientations à prendre. En théorie, ce système représentatif doit permettre de donner la parole aux citoyens de façon régulière.

Dans Le suffrage universel contre la démocratie, Philippe Braud critique vivement le ‘suffrage universel’ (en réalité sa critique porte sur l’élection) qu’il qualifie clairement d’antidémocratique. En effet, selon lui, le suffrage universel tel qu’il est aujourd’hui pratiqué ne permet pas aux citoyens d’exprimer leur opinion ni de débattre sur de vrais sujets. En réalité, aujourd’hui les citoyens ne savent pas pour quoi ils votent.

 

L’élection, un moyen de divertir les citoyens

« Tel qu’il est circonscrit, le suffrage universel fonctionne dabord comme un système qui musèle lexpression des conflits réels, frappe d’illégitimité la parole vraiment rebelle, abolit tendancieusement le pluralisme authentique ».

Philippe Braud décrit la scène électorale comme un lieu de divertissement complètement déconnecté de la réalité. L’élection est un rituel festif au cours duquel le gouvernement est mis à mort par le peuple, qui choisit un nouveau souverain.

En théorie, ce rituel doit permettre aux citoyens de choisir un représentant dont les idées sont conformes aux leurs. Mais en fait, et c’est le grand problème des campagnes électorales, les problèmes de fond ne sont pas abordés. Les électeurs vont donc décider de voter pour tel ou tel candidat en pariant sur les réponses qu’il va apporter à des problèmes concrets. Pour le dire très simplement, les électeurs savent pour qui ils votent mais pas pour quoi ils votent.

Un phénomène d’occultation par substitution

Comment se fait-il que les problèmes de fond ne soient pas abordés au moment de l’élection ? Pour Philippe Braud, il existe un phénomène d’occultation par substitution. Cela signifie que les candidats dissimulent les sujets de fond et abordent d’autres thématiques plus superficielles et consensuelles. Par exemple, au moment de la IIIème République les partis politiques se sont focalisés sur la laïcité ce qui a permis de ne pas aborder un sujet majeur : la condition ouvrière.

Les conséquences de la médiatisation de la vie politique

En outre, dans les années 1980, l’élection commence à être véritablement mise en scène à la télévision et à la radio. Cette médiatisation de la vie politique a trois conséquences majeures :

– Le traitement de la campagne électorale par la radio et la télévision distord et simplifie plus encore la réalité et le débat semble de plus en plus pauvre.- On assiste à une personnalisation de la vie politique ; les médias focalisent l’attention sur les acteurs de la politique et non plus sur leur programme. Les politiques sont véritablement devenus les « héros » de la scène. Ils utilisent la rhétorique pour humilier leurs adversaires ou tout simplement se mettre en avant.

« Cest que la politique est aussi une scène au sens ménager, conjugal du terme, une in-terminable scène. Dominée, comme cette dernière, par une incoercible pulsion langagière qui ne sassouvit que de la problématique « satisfaction davoir le dernier mot », la politique est déferlement de paroles, dune certaine parole agressive, tracassière, auto-justificatrice, une parole qui fonctionne sur un mode quasi-hystérique. La politique nest pas le lieu où à proprement parler se posent des actes ; elle nest pas le temps de la praxis mais celui du verbe ».

– Enfin, cette médiatisation de la vie politique a renforcé l’importance des financements dans l’accès à la scène politique.

 

Lessor des « catch-all-parties » ou la loi tendancielle de séduction tout azimut

Les différents partis politiques doivent modeler leurs discours afin d’attirer le plus d’électeurs possible, les adapter pour obtenir le plus de voix possible. En France, par exemple, au second tour de l’élection présidentielle, les partis doivent tenter de séduire toutes les strates de la population pour remporter l’élection.

L’auteur appelle ce phénomène la « loi tendancielle de séduction tous azimuts ». Cette stratégie nécessite de ne pas se revendiquer d’une classe pour supprimer le risque de déplaire à un certain nombre d’électeurs. Le problème d’une telle stratégie réside dans le fait que les partis vont de plus en plus chercher à esquiver les conflits réels et les questions non-consensuelles afin de ne pas repousser une partie de l’électorat. La « loi tendancielle de séduction tous azimuts » contribue donc à uniformiser les discours politiques.

Les partis capables d’attirer des individus ayant des points de vue différents les uns des autres et qui séduisent tous azimuts au-delà des classes sociales et surtout des clivages classiques entre droite et gauche sont appelés les « catch-all-parties », les « partis attrapent-tout ». Ces partis doivent cependant veiller à garder un minimum de discours idéologique, ne serait-ce que pour conserver leurs bases militantes.

« A tous les acteurs qui occupent le devant de la scène, la rationalité du suffrage universel impose de surmonter une contradiction essentielle : il leur faut, pour convaincre, à la fois développer une offensive de séduction tous azimuts et, en même temps, prendre garde aux risques inhérent à cette démarche, cest-à-dire miner la solidité des bases à partir desquelles se déploie cette offensive ».

 

Un vote qui ne peut qu’être irrationnel

Selon Philippe Braud, le plus grand problème de l’élection c’est qu’elle rend les électeurs complètement passifs. Et en effet, la majeure partie des électeurs restent silencieux au moment de l’élection et ne participent pas vraiment à la Société Civile alors que le but de l’élection est pourtant de donner la parole au peuple.
De plus, l’auteur s’interroge sur la rationalité du vote, autrement dit est-ce que les citoyens votent en connaissance de cause ? Pour lui, seule une minorité affranchie du conditionnement est en mesure de voir clair dans des discours qui ne le sont pas.

Ainsi au moment de l’élection, non seulement les électeurs sont passifs puisqu’ils ne peuvent pas s’exprimer mais en plus, ils sont incapables de décrypter les discours volontairement flous des partis politiques. Les citoyens ne peuvent donc voter qu’à l’aveugle, ils ne savent pas vraiment pour qui ni pour quoi ils votent.

 

Pourtant ces mêmes citoyens, au moment où ils déposent leur bulletin dans l’urne se sentent privilégiés, comme investis de la Souveraineté nationale. Ils ont la sensation de faire partie de quelque chose de grand; les électeurs, qui aiment à croire que « chaque voix compte », voient rejaillir sur eux la grandeur de la cause qu’ils soutiennent, ils votent pour des champions auxquels ils s’identifient afin de pouvoir savourer une parcelle de pouvoir, ils se projettent dans leur candidat. Néanmoins, le lien créé au moment de l’élection est très éphémère car l’électeur connait bien le caractère non impératif des promesses.

 

Philippe Braud nie que les résultats du scrutin puissent permettre de dégager la volonté générale et affirme que le scrutin est le résultat d’une somme de fantasmes.

« Le suffrage universel est une institution profondément intelligible, voire un pari naïf, si par attachement idéologique, calcul ou défense dangoisse, lon se refuse à admettre que sa principale fonction est dentretenir des illusions, fussent-elles considérées comme socialement utiles. Que constate-t-on en effet ? Que les citoyens aiment à croire quils peuvent peser sur lorientation du pouvoir public et ne sont pas de simples rouages du système social, qui, pourtant, les façonne étroitement ».

 

En adhérant à un parti politique, les candidats se voient obligés de faire des promesses qu’ils ne pourront tenir ou des concessions qui leur permettront d’attirer un maximum d’électeurs.

Pour eux, appartenir à un parti politique est cependant nécessaire, il permet d’obtenir les ressources matérielles et politiques pour remporter une élection.

 

À quoi sert véritablement le suffrage universel ?

Selon Philippe Braud, le suffrage universel n’a pas pour vocation première de donner la parole au peuple comme l’exigerait l’idéal démocratique. En réalité, l’élection a trois vocations : apaiser, légitimer, et conserver.

Pacifier la société

En premier lieu, l’élection permet d’apaiser la société, elle permet de prendre en charge les conflits inhérents à la société et à en limiter les violences. Dans notre société, le principal conflit susceptible de diviser est lié au rapport de production. Avant l’élection, chacun s’identifie à un clan. Schématiquement, chacun se perçoit soit comme un dominant soit comme un dominé. Les débats qui précédent l’élection agissent comme une sorte de catharsis durant lequel les deux camps peuvent librement s’affronter. Ces débats peuvent parfois être violents d’un point de vue symbolique, mais il ne s’exprime jamais par une violence physique réelle.

Le jour du scrutin, les pulsions agressives les plus profondes des électeurs sont déchargées dans l’urne et les tendances antipoliticiennes sont prises en compte dans le vote extrême. Au lendemain du scrutin, les formations politiques perdantes respectent les règles du jeu et acceptent de laisser le trophée au candidat gagnant, d’autant que l’opposition sort blessée et affaiblie par la défaite.

L’élection permet d’expulser la violence et le sentiment d’injustice qui anime les citoyens. L’élection pacifie notre société, elle permet d’éviter révolutions et guerres civiles.

 

Légitimer le politique

L’ingérence de l’État dans la vie des citoyens, par exemple l’usage de la violence par l’État, est perçue à la fois comme inacceptable (pour les citoyens) et pourtant tout à fait nécessaire (au bon fonctionnement de l’État).

Comment rendre légitime la violence de l’État ? Les libéraux des Lumières ont résolu ce paradoxe en donnant au suffrage universel le rôle de légitimer rationnellement l’usage de la coercition.

Pourtant pour Philippe Braud, l’élection donne un pouvoir excessif aux dirigeants. Grâce à leur élection, non seulement ils deviennent légitimes pour dire le droit mais ils se réservent en plus le monopole de la coercition.

 

Conserver l’ordre social

Une autre force du suffrage universel est de faire croire à ceux qui sont mécontents qu’un changement est possible.

Cependant, la majeure partie de la population ne souhaite pas qu’adviennent des changements radicaux.

« Ces illusions engendrent des effets de réalité dimportance décisive : facilitation de lexercice du pouvoir dÉtat, ainsi que des pouvoirs légalisés par lui – puisqu’il existe un consentement original renouvelé périodiquement ; meilleur contrôle social des phénomènes de violences anarchiques – puisque le suffrage universel instaure des procédures de solution pacifiques ; apparition dune classe politique légitimée dont la plasticité permet damortir efficacement les risques de grippage de la machine étatique et administrative – puisque les élus sont fondés comme intermédiaires »

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Selon Philippe Braud, la scène électorale est un lieu de divertissement complètement déconnecté de la réalité. C’est un lieu où la stratégie de séduction des partis rencontre les désirs, les passions ou l’indifférence des électeurs, dans le cadre des règles du suffrage universel. Le suffrage universel ou plutôt l’élection n’a pas pour vocation première de dégager une volonté générale rationnelle, mais d’apaiser la société, de légitimer le politique, d’éviter les conflits et de conserver l’ordre social tel qu’il est.

Mais si la société n’est plus apaisée que faire ?

 

Le suffrage universel contre la démocratie, Philippe Braud, PUF, 1980

Professeur à Sciences Po Paris, Philippe Braud est un politologue français qui a écrit de nombreux ouvrages sur la violence en politique, sur le système représentatif ainsi que sur la démocratie.


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