Referendum contre Discrimination


Ou comment les populations mal représentées soutiennent la pratique du référendum et y participent plus qu’aux élections.

 

L’abstention est-elle vraiment un problème en démocratie ?

Après tout, le vote en France est un droit, et les gens sont tout à fait libres de ne pas y recourir. Cependant, lorsque ce sont toujours les mêmes populations qui s’abstiennent, aujourd’hui les jeunes, les catégories peu éduquées et les minorités, se pose réellement un problème car moins elles votent, moins les candidats sont incités à défendre leurs intérêts pour obtenir leur vote. Ainsi, par exemple, beaucoup d’avancées concernant le droit des femmes n’ont eu lieu non pas au moment où elles ont obtenu le droit de vote, mais plus tard, lorsqu’elles ont commencé à se rendre aux urnes aussi souvent que les hommes.

D’autre part, l’abstention semble s’accroître en fonction du nombre d’élections : plus elles sont nombreuses et moins les gens se déplacent pour voter. C’est le cas en Suisse et dans plusieurs états américains où les électeurs sont appelés à voter plusieurs fois par an, si bien que dans ces pays la participation moyenne aux référendums ne dépasse guère les 40%. Celà ne pose pas de problème si les votants constituent un échantillon représentatif des inscrits qui s’intéressent au sujet sur lequel on les convoque (ce qui est le cas en Suisse). Mais, s’il y a des biais importants dans la participation électorale, cela pourrait conduire une minorité déjà avantagée à dicter la politique d’un pays.

Il s’avère effectivement que ces biais systématiques dans la participation électorale sont moins observés dans les référendums. L’explication la plus courante est la suivante : lorsqu’on vote sur des représentants, l’identité des candidats est importante. Si les candidats sont en large majorité des hommes blancs âgés, les femmes, les minorités ethniques et les jeunes ne s’identifieront pas à eux et n’iront pas voter.

Cette idée s’appuie sur de nombreuses observations, parmi lesquelles le fait que les quotas de femmes parmi les candidats ont accru la participation électorale des femmes et que, aux Etats-Unis, les sénateurs tendent à être plus attentifs au sort de leur groupe ethnique qu’à celui des gens qui leur sont proches idéologiquement. Ce dernier fait suggère non seulement que les minorités ethniques votent moins lorsque les candidats sont issus de l’ethnie majoritaire, mais aussi qu’ils n’ont pas tort de s’abstenir de voter. Quoi qu’il en soit, le référendum portant sur des propositions de loi, et non sur des personnes, réduirait de ce fait les biais de représentation chez les abstentionnistes.

 

La démocratie directe augmente l’implication des minorités

Une étude récente de Jeong Hyun Kim* prouve ce mécanisme d’une façon convaincante, au moins en ce qui concerne la participation des femmes. Pour cela, la politiste s’est plongée dans les archives suédoises du début du XXème siècle, juste après l’obtention du suffrage universel masculin et féminin, en 1921. A cette époque, les municipalités suédoises étaient gouvernées avec les instruments de démocratie directe : des référendums réguliers mais avec suffrage censitaire. Seule la partie la plus riche de la population pouvait voter. En 1921, une nouvelle coalition gouvernementale, formée de socialistes et libéraux, imposa le suffrage universel, mais, en même temps, organisa une transition forcée vers la démocratie représentative dans les communes. Nombre d’entre elles se révoltèrent contre cette décision, si bien que le gouvernement ne valida sa réforme que dans les villes de plus de 1500 habitants. Les autres communes avaient le choix, et 88% d’entre elles gardèrent leurs procédures de démocratie directe.

A l’époque, les femmes étaient une population marginalisée de la sphère publique. Comme partout dans le monde lorsque les femmes ont obtenu le droit de vote, elles affichaient un taux d’abstention beaucoup plus élevé que les hommes. En Suède cependant, il est possible de faire une double comparaison.  Il est facile de comparer des communes n’ayant que des élections de représentants avec d’autres qui, outre les élections, pratiquent régulièrement des référendums. De plus, il y avait entre 1921 et 1944 une information très rarement disponible : les communes suédoises comptaient séparément les votes des femmes et ceux des hommes. Il est donc aisé de calculer le taux d’abstention de ces deux populations.

Ces précieuses informations permettent de répondre à deux questions : premièrement, est-ce vrai que les femmes s’abstenaient moins dans les référendums que lors des élections ? Et si oui, est-ce que l’existence de référendums les conduit à s’investir davantage dans les élections représentatives et l’activité militante en général ? La réponse est simple : oui, l’écart d’abstention entre femmes et hommes était nettement plus faible lors des référendums. Mais non, cela ne rendait pas les femmes plus impliquées dans la vie publique en général, et elles continuaient à s’abstenir lors des élections des représentants tout autant dans les villes avec référendum que dans les villes qui n’en avaient pas.

Première conséquence de ce résultat : le référendum est moins discriminatoire que l’élection. Cela permet d’expliquer pourquoi, partout dans le monde, les minorités les plus désavantagées soutiennent fortement l’usage régulier de référendums alors que, par définition, dans les référendums on ne gagne que si on est majoritaire. En fait, leur impact sur une élection peut être encore moindre, compte tenu des effets discriminatoires qu’elle engendre. Et bien sûr le fait de voter sur un seul sujet c rée une majorité ad hoc. Donc un membre d’une minorité pourra se trouver dans la majorité lors d’un référendum.

Deuxième conséquence : le référendum, bien qu’il produise une plus grande connaissance au sein de la population sur des sujets de société, n’entraînait pas plus d’implication, ni de participation électorale, dans le système représentatif.

Et si les hommes votaient beaucoup plus que les femmes dans les communes régies par un système représentatif, l’écart était considérablement réduit là où il y avait démocratie directe. On peut interpréter ce résultat très simplement : nous savons que les candidatures féminines aux élections ont considérablement accru la participation électorale des femmes. Or, lorsque les femmes ont obtenu le droit de vote, les candidats étaient encore largement masculins, et cela décourageait les femmes de se rendre aux urnes. En revanche, lorsqu’il y a référendum, il n’y a plus de candidats, mais simplement des sujets de vote. Dès lors, l’implication des femmes était naturellement plus élevée.

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Comme dans le cas des femmes, les catégories marginalisées pourraient être plus motivées à voter lors de référendums que lors d’élections où elles ne sont pas représentées parmi les candidats. Cela expliquerait que ces populations, bien que souvent minoritaires, soutiennent fortement la démocratie directe.

 

Raul Magni-Berton

Professeur de science politique

Sciences Po Grenoble

 

*Kim, Jeong Hyun, “Direct Democracy and Women’s Political Engagement” in American Journal of Political Science, 2019.


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