La Démocratie face à ses critiques au XXème siècle


C’est au début du XXème siècle qu’une nouvelle critique  de la démocratie commence véritablement à émerger : elle n’aurait pas tenu sa promesse, celle d’une plus grande liberté économique et politique des individus. Parce qu’elle impose la rationalité, l’égoïsme, et l’individualisme, la démocratie libérale aurait favorisé l’avènement des guerres mondiales et des régimes totalitaires. Marcel Gauchet dans La crise du libéralisme affirme que la modernité et la démocratie « divisent, séparent, opposent, délient et dispersent les individus ».

 

Pour bon nombre de penseurs, la démocratie serait donc en crise depuis le XXème siècle. Pour autant, on pourrait se demander si cette « crise de la démocratie » ne représente pas avant tout une arme politique destinée à faire tomber les démocraties parlementaires et à imposer ses propres idées.

Qui sont les ennemis de la démocratie et pourquoi soutiennent-ils que la démocratie est en crise ?

 

La critique marxiste de la démocratie libérale

Les premiers à développer une critique poussée de la démocratie sont sans doute les marxistes. Lénine, dans L’État et la Révolution, affirme que les gouvernements démocratiques sont des instruments d’oppression visant à assurer la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Lénine prend notamment l’exemple de la Première Guerre mondiale.

La Première Guerre mondiale fit l’objet de différentes interprétations. Pour les libéraux, elle a des causes idéologiques et a opposé des gouvernements nationalistes en quête d’expansion. Pour les marxistes les causes sont avant tout économiques : la guerre aurait été causée par le capitalisme, un capitalisme destructeur qui aurait appauvri les masses ouvrières et qui aurait inévitablement conduit à une guerre entre les puissances européennes. Cette vision est une interprétation de la réalité qui a permis à Lénine de justifier une autre idéologie : le communisme.

 

L’analyse de Lénine s’inscrit dans une pensée marxiste. Lénine reprend la pensée de Marx qu’il utilise comme filtre pour analyser la réalité. Selon Marx, le système de production capitaliste aboutit à un antagonisme entre deux classes : les prolétaires qui ne disposent que de leur force de travail et les bourgeois qui détiennent les moyens de production. Aussi le système capitaliste est-il caractérisé par l’exploitation du travail par le capital : les bourgeois exploitent le travail collectif des prolétaires pour s’enrichir.

Mais quel rôle joue alors la démocratie dans cette histoire ? Selon les marxistes, la démocratie n’est pas comme on aime à le dire « le gouvernement par le peuple et pour le peuple » mais simplement un outil aux mains de la classe dirigeante, un outil permettant aux bourgeois de pérenniser leur situation de dominants.

 

« Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations …  Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays ». (Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, 1848).

« Cette guerre est celle de limpérialisme. Du pillage. Ce nest pas la paix quil nous faut réclamer. Le slogan du prolétariat doit être la transformation de la guerre en guerre civile, pour détruire à jamais le capitalisme » (Lénine, L’Etat et la Révolution, 1917).

« La guerre de 1914-1918 a été de part et d’autre une guerre impérialiste (c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des « zones d’influence » du capital financier, etc. » (Lénine, L’impérialisme au stade suprême du capitalisme, 1917)

 

Ainsi, en reprenant une grille de lecture marxiste pour analyser la réalité, Lénine tente de montrer que le capitalisme exige la guerre car les puissances capitalistes ont besoin de matières premières et ont besoin de conserver une situation de monopole. Ce lien entre économie et politique relève déjà d’une interprétation et ne repose en rien sur une réalité objective admise par tous. D’ailleurs, rien ne dit qu’un tel événement ne se serait pas produit dans un monde où l’idéologie marxiste aurait dominé.

Établir un lien de cause à effet entre le libéralisme économique et la guerre relève d’une interprétation de la réalité. Affirmer que la démocratie est en crise est une arme politique redoutable permettant aux communistes de présenter leur idéologie comme un moyen de soigner tous les maux de la société.

 

Rejeter la bureaucratie, un argument pour faire tomber les démocraties parlementaires

Pour de nombreux auteurs, le XXème siècle est celui de la rationalité : on cherche à organiser la politique et l’économie de la manière la plus efficace qui soit. Les gouvernements se bureaucratisent donc et se dotent d’une puissante administration. On aurait par exemple des gouvernements de plus en plus techniques et bureaucratiques et de moins en moins fondés sur des valeurs partagées. Les entreprises, quant à elles, ont cherché à optimiser leur productivité au début du XXème siècle.

 

Dans Être et Temps, Heidegger affirme que les gouvernements démocratiques et leur bureaucratie ont contribué à affaiblir les liens sociaux, l’autre devient anonyme. Du fait de son enfermement, l’homme rencontre des difficultés pour trouver du sens à son existence. Le philosophe critique notamment l’espace public démocratique qu’il définit comme un espace inauthentique où l’individu se perd et se fond dans la masse de la communauté à laquelle il appartient.

« Lhomme est homme en tant quil est celui qui parle … La technique englobe tous les domaines de l’étant : la nature objectivée, la culture maintenue en mouvement, la politique dirigée, les idéaux exagérés. La technique est la métaphysique achevée. » (Martin Heidegger, Être et Temps, 1927)

 

La démocratie de lurgence

Carl Schmitt critique lui aussi les démocraties libérales. Son idée centrale est que l’État de droit fixe des procédures rationnelles et met hors la loi la force physique, mais lui-même a vu le jour par la force : coup d’État, soulèvement, révolution. Au fondement de la démocratie, il y a une violence contingente et arbitraire qui a suspendu la légalité en place et en a instauré une nouvelle.

 

« Toute grande impulsion nouvelle, toute révolution et toute réforme, toute élite nouvelle est le fruit d’une ascèse et de la pauvreté volontaire ou imposée, celle-ci étant avant tout renoncement à la sécurité du statu quo. » (Carl Schmitt, La Notion de politique, 1933)

 

Du reste, toutes les constitutions du monde prévoient la possibilité pour le dirigeant de suspendre totalement ou partiellement la légalité via l’état d’exception. Qu’est-ce que l’état d’exception ?

Pour Carl Schmitt, l’état d’exception est une modalité des États politiques qui permet, lorsqu’une situation exceptionnelle se présente, de passer outre le droit, pour répondre justement au caractère exceptionnel de la situation. En France, l’état d’urgence est un cas marquant d’état d’exception.

Par définition, l’état d’exception est rare, inhabituel. Il est souvent prévu dans les constitutions de certains pays comme la France comme garantie de sauvegarder le droit dans une situation qui le met en péril. Une fois le péril écarté, le droit est rétabli. Tout revient à la normale. Mais certains auteurs pensent que derrière la normalité d’un état de droit se cache en fait la permanence réelle d’un état d’exception.

Pour le philosophe du droit allemand, l’État libéral, caractérisé par le parlementarisme, produit l’illusion que c’est la loi qui décide des règles. Or, Schmitt, dans son livre Théologie Politique, avance l’idée que quand une situation d’exception se présente, la loi et la justice ne peuvent décider rapidement de ce qu’il est bon de faire pour sauvegarder l’État, seul le chef, le président, bref celui qui détient le pouvoir exécutif, est souverain véritablement pour dicter la marche à suivre. Cela signifie ni plus ni moins que le véritable pouvoir n’est pas celui du droit, de la démocratie ou de la justice mais celui du chef, du pouvoir exécutif qui décide en dernière instance. C’est une conception que l’on appelle décisionniste du politique et du juridique.

L’État d’exception serait donc au fondement même de l’État de droit :

« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » écrit d’ailleurs Carl Schmitt.

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Lénine, Heidegger, et Schmitt partagent une idée forte : la démocratie libérale n’est pas un bon système politique. Parce qu’elle appauvrit les masses ouvrières, parce qu’elle isole les individus ou parce qu’elle est inadaptée aux situations exceptionnelles, la démocratie libérale doit être transformée.

 

L’État et la Révolution (1917), Vladimir Ilitch Lénine

Né le 22 avril 1870 et mort le 21 janvier 1924 , Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, est le fondateur et le chef du parti bolchevique qui dirigea la Russie à partir de 1917.

Dans L’État et la Révolution, Lénine décrit l’État démocratique comme un instrument d’oppression visant à assurer la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat.

Être et Temps (1927), Martin Heidegger

Élevé dans une famille catholique, Martin Heidegger se destine, sans conviction, à la prêtrise avant d’abandonner la foi. Après la Première Guerre mondiale, le philosophe allemand devient l’assistant personnel du philosophe Husserl. A partir de 1932, Heidegger adhère au parti national-socialiste.

Dans Être et Temps, Martin Heidegger critique profondément la démocratie et notamment l’espace public démocratique qu’il définit comme un espace inauthentique où l’individu se perd et se fond dans la masse de la communauté à laquelle il appartient.

La Notion de politique (1932), Carl Schmitt

Carl Schmitt (1888-1985) était considéré comme l’un des grands constitutionnalistes et théoricien du droit de la période de la République de Weimar, juste avant l’avènement du régime nazi. À partir de 1933, Carl Schmitt se rallie à Hitler devenu chancelier et s’emploie alors à justifier les pires aspects de la législation nazie.

Dans La notion de politique, le philosophe allemand s’oppose aux démocraties libérales et pointe les contradictions de l’Etat de droit.


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