Publié le 30 mai 2022. Mis à jour le 10 octobre 2024.
Dans tout système politique un tant soit peu démocratique, les conflits d’intérêts, les affrontements d’idées et les oppositions de croyances sont naturels. Mais ces affrontements doivent rester pacifiques, car toute violence, qu’elle soit verbale ou physique, a très mauvaise presse en politique – c’est pourquoi il est courant de la dénoncer chez son adversaire tout en la minimisant dans son propre camp.
La violence en politique : une abdication de la raison
De nombreux philosophes, comme Montaigne ou Emmanuel Kant, ont qualifié la violence politique d’échec, d’abdication de la raison. Il est en effet difficile de ne pas voir que les assassinats politiques, les désordres civils et les conflits armés ont souvent engendré des conséquences imprévues, non envisagées et loin d’être souhaitées : guerres mondiales, massacres, tout cela au nom de la Révolution, du nationalisme ou de la religion. La violence extrême perturbe durablement le jugement politique et suscite parfois des réactions dangereuses, comme la recherche aveugle d’un bouc émissaire ou la montée de courants autoritaires.
Pour le théoricien anglais du droit naturel, Thomas Hobbes, la première mission d’un régime politique est d’assurer la sécurité de sa population. Il n’existe pour lui pas d’autre moyen pour atteindre cet objectif que de retirer le droit de se faire justice personnellement pour conférer à l’Etat le monopole du recours à la force. Ce sont les individus eux-mêmes qui consentent à abandonner leur liberté naturelle, contre la protection de l’Etat. Deux siècles plus tard, Max Weber constatera ainsi le « monopole de la violence légitime ».
Mais ce pacte n’est valable que si les citoyens et citoyennes consentent aux lois et institutions qui les gouvernent. Si celles-ci n’apparaissent plus légitimes, le contrat est rompu. Or, aujourd’hui, la confiance du peuple envers ses gouvernants s’étiole : taux d’abstention records, franc désintérêt pour les questions publiques, méfiance généralisée…
La violence politique apparaît souvent déraisonnée et disproportionnée, mais elle ne surgit pas du néant et ne frappe pas à l’aveugle. Elle possède au contraire ses raisons, que seule une analyse ‘distanciée’ fondée sur une discussion minutieuse des faits et des enchaînements permet de comprendre.
Les causes de la violence
La violence verbale est partout : dans les débats politiques, dans les manifestations citoyennes, sur les réseaux sociaux… Un rien pourrait la faire dégénérer. Mais quelles en sont les raisons ?
L’impossibilité de faire émerger certains sujets
Le recours à la violence, même sous une forme modérée et circonscrite, a toujours pour effet de dramatiser une situation : manifestation pacifique qui dégénère, charge de police qui impressionne… A fortiori, l’attentat contre des civils, l’assassinat d’une personnalité politique ou encore, en cas de guerre, des pertes humaines ou des dégâts de grande ampleur, choquent le grand public.
Les violences permettent pourtant à celles et ceux qui les commettent de faire parler de la cause qu’ils défendent. L’efficacité est souvent invoquée comme raison de la violence : elle est parfois perçue comme le « seul moyen » d’attirer l’attention des médias et de se faire entendre par les pouvoirs publics.
Mais lorsqu’elle dépasse un certain seuil, la violence devient contre-productive, puisqu’elle ne suscite qu’indignation. Certaines organisations radicales y trouvent cependant toujours le moyen d’exister politiquement, par la crainte qu’elles suscitent.
La part de l’émotionnel
Dans l’ouvrage collectif Psychologie de la connerie en Politique*, les auteurs et autrices tentent de déterminer les faiblesses de notre système politique contemporain, et s’interrogent sur la responsabilité des gouvernements, des électorats et des médias dans la crise de confiance politique que nous traversons.
Philippe Braud, spécialiste de sociologie politique, s’intéresse plus particulièrement aux rapports entre violence physique et violence symbolique. Il soutient que les dimensions émotionnelles de la vie politique sont trop souvent sous-estimées. Peur, désir, estime de soi, besoin de reconnaissance… sont pourtant des moteurs de l’action politique.
La frustration
De son côté, dans Why men Rebel**, Ted Gurr, professeur de science politique, explique que la violence est engendrée par la frustration. Il propose le concept de « frustration relative », défini comme l’écart perçu négativement par les individus entre les biens qu’ils se sentent autorisés à convoiter et ceux qu’ils obtiennent effectivement. Si un individu ne parvient pas à réaliser ce à quoi il aspire et qu’il perçoit comme légitime, alors sa frustration grandit et la violence sociale surgit. Le recours à la violence politique devient probable lorsqu’elle semble efficace pour atteindre un objectif jugé souhaitable et légitime.
La « légitime défense », la seule option possible
La violence est également régulièrement justifiée par le sentiment partagé de sa légitimité. Il est, en effet, universellement admis qu’il est légitime de résister à une agression. Mais si la justice juge de la légitime défense dans les relations individuelles, en politique, il est plus difficile de statuer.
Si certains et certaines parlent ou agissent de façon violente, c’est d’abord parce qu’ils et elles estiment qu’aucune alternative crédible n’est possible. Devant l’impossibilité d’agir concrètement sur la loi à laquelle tous et toutes sont pourtant soumis.es, la violence devient alors le seul outil capable d’attirer l’attention des politiques. Face à la violence symbolique, on oppose violence verbale, matérielle et physique.
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Nos systèmes politiques contemporains ont visiblement échoué à pacifier les conflits et atténuer la violence. Les citoyens et citoyennes sont de plus en plus nombreux et nombreuses à avoir le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer et peser dans l’élaboration de la loi. Si une partie délaisse alors la politique, une autre radicalise ses positions et recourt à la violence pour se faire entendre.
*Philippe Braud, « Violence politique. Les raisons d’une déraison », dans Psychologie de la connerie en Politique (Dir. Jean-François Marmion), 2020
**Ted Gurr, Why men rebel, Princeton University Press, 1970