Publié le 30 mai 2022. Mis à jour le 07 octobre 2024.
David Goodhart, La Tête, la main et le cœur : la lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle, Editions Les Arènes, 2020
Le journaliste britannique David Goodhart est le fondateur du magazine Prospect. Dans cet essai paru en 2020, il analyse comment une nouvelle hiérarchie sociale basée sur le diplôme s’est imposé dans nos sociétés. Au sommet, les « super diplômés », qui occupent des postes prestigieux et bien rémunérés ; à la base, les métiers vitaux mais méprisés et mal payés. Il est urgent selon l’auteur de sortir de cette catégorisation mortifère.
Une hégémonie de la « Tête » au détriment de la « Main » et du « Cœur »
La crise sanitaire a, pour un temps du moins, rendu visible les professions dont notre survie collective dépend pourtant : personnel soignant, caissiers et caissières, métiers de l’agriculture, de la propreté en ville… Ces activités sont non seulement les moins bien rémunérées, mais sont aussi celles qui jouissent d’un statut social moindre, voire sont confronté au mépris et à l’ignorance.
« En écrivant ce livre au cours de l’année 2019 (avant le Covid), jamais je n’aurais osé imaginer les applaudissements destinés aux travailleurs de la Main et du Cœur, image forte de la crise sanitaire. Ce n’était pas seulement le personnel soignant qui était remercié, mais aussi toutes les personnes qui portent à bout de bras la structure invisible de nos vies quotidiennes – les employés de supermarchés, les chauffeurs de bus et les livreurs, celles et ceux qui assurent le maintien des chaines logistiques de l’alimentation et des médicaments, et qui nous débarrassent des déchets ménagers ».
A l’inverse, celles et ceux qui occupaient des professions demandant un haut niveau de diplôme ont souvent vu leur vie professionnelle être mise sur pause, questionnant leur caractère « non-essentiel ». David Goodhart pose alors la question : peut-on continuer à tout donner à la « Tête », composée de métiers dits intellectuels, au détriment de celles et ceux qui s’occupent de nous, le « Cœur », et de notre environnement, la « Main »
Méritocratie ou aristocratie ?
Le terme de méritocratie, néologisme proposé par Michael Young en 1958, vient du latin mereo (mérite) et du grec kratos (pouvoir). La méritocratie n’est donc rien d’autre qu’un système politique, social et économique où les privilèges et le pouvoir sont obtenus par le mérite. Autrement dit, il s’agit d’un système dans lequel on récompense les individus pour leurs efforts et leur intelligence.
« La formule QI + effort – celle qu’utilise Michael Young pour décrire les conditions nécessaires pour exceller dans la méritocratie – est sans l’ombre d’un doute un meilleur critère de sélection que le népotisme ou le piston. Mais les inclusions impliquent souvent de nouvelles exclusions et, dans ce cas, il s’agit des personnes qui n’ont pas les occasions ou les capacités suffisantes pour obtenir un diplôme du supérieur ».
Selon David Goodhart, il est aujourd’hui faux de parler de méritocratie à propos de notre système actuel : dépouillé de toute substance, ce n’est plus qu’un mécanisme de reproduction sociale et de transmission de privilège au sein d’une petite partie de la société. La mobilité ascendante n’est plus qu’un fantasme, et les classes moyennes ont désormais bien plus de chances de sombrer dans la pauvreté que d’accéder à l’élite économique et sociale. En outre, la méritocratie prend même au piège celles et ceux qui, malgré tout, ont réussi à se frayer un chemin jusqu’au sommet de la hiérarchie sociale, exigeant un travail toujours plus important afin de tirer le meilleur rendement d’études souvent coûteuses en temps, argent et énergie.
Le journaliste affirme que la mobilité sociale « ralentit dès lors que l’intelligence produit de l’intelligence ». En d’autres termes, seuls (ou quasiment seuls) les enfants dont les parents jouissent d’un capital économique suffisant peuvent prétendre à intégrer les meilleures écoles. Une seule année dans une université de la Ivy League étasunienne coûte 70.000 dollars, excluant de fait toute une partie de la population. Emerge alors une « méritocratie héréditaire » qui ressemble bien plus à une aristocratie qu’à une véritable méritocratie…
Mais la critique que fait David Goodhart ne s’arrête pas là : l’idée même d’établir une méritocratie à partir d’un seul critère – l’intelligence cognitive – est réductrice et produit une véritable ségrégation culturelle. Les hauts niveaux de diplôme partagent ainsi une culture et des habitus de vie commun – dans la continuité de l’analyse bourdieusienne.
Des conséquences négatives majeures
Pour David Goodhart, une seule aptitude est aujourd’hui mise en valeur : la capacité cognitive. Outre le fait que cette mise en valeur repose sur de fausses réalités (on l’a vu, le facteur économique reste prépondérant), elle produit trois conséquences négatives majeures.
Une polarisation de l’emploi
Comme l’intelligence cognitive est le seul critère de réussite et qu’il est très mal réparti au sein de la population, on assiste à une forte réduction des emplois intermédiaires au profit d’une hausse des emplois peu qualifiés d’une part et des emplois très qualifiés d’autre part. A ce propos, l’auteur cite le sondage du laboratoire Onward : 66% des personnes interrogées estiment que l’augmentation du nombre de personnes diplômées d’université et la diminution de celles issues des formations techniques ont été une mauvaise chose pour le pays dans son ensemble ; seules 34 % y voient des conséquences bénéfiques.
Une frustration pour les non diplômé.es
Suivre un parcours différent que le traditionnelle voie universitaire expose à une invisibilisation voire un mépris social, et engendre inévitablement de la frustration. La parole politique est également réprimée, les personnes ne possédant pas les « codes » des classes dominantes.
« À huit ans, la plupart des enfants veulent être pompiers, cuisiniers, infirmières ou chauffeurs de bus, ou bien travailler dans une boutique – des occupations à l’utilité évidente, qui servent les autres et rendent le quotidien possible, comme nous l’a rappelé la crise de la Covid 19. Lorsqu’ils quittent les bancs de l’école, une grande partie ont été convaincus de s’orienter plutôt vers des emplois moins manuels et plus intellectuels. »
Des critères éducatifs en politique
La politique est dominée par la « Tête » : en 2010, deux ministres britanniques sur trois étaient diplômé.es des très sélectives universités d’Oxford ou de Cambridge. Cette tendance est relativement récente, et la réalité était très différentes dans les années 1960.
« La polémique autour de la technocratisation de la politique révèle aussi une ligne de démarcation selon des critères éducatifs. Après le référendum de 2016, les plus farouches opposants au Brexit ont sans doute directement adhéré à l’idée d’une épistocratie : le pouvoir par les plus éduqués ».
Quelles solutions ?
Élever le niveau scolaire ?
Les élites ont souvent proposé d’élever le niveau scolaire de la population pour lutter contre la reproduction sociale. Mais la massification scolaire, loin de produire les résultats escomptés, a fait baisser la valeur des diplômes tout en renforçant celle des plus difficiles d’accès. L’inflation des diplômes a entraîné l’élévation des niveaux de formation minimaux requis par les employeurs et la perte de valeur des diplômes scolaires sur le marché de l’emploi.
Au Royaume-Uni, cinq ans après leur sortie de l’université, 30 à 50 % des personnes diplômées occupent des emplois qui n’en nécessitent pas, car ceux-ci ne garantissent plus l’accès à l’emploi dans la filière d’étude. C’est aujourd’hui une immense source de frustration, de ressentiment et de peur face à l’avenir pour une grande partie de la population.
Permettre aux métiers de la « Main » et du « Cœur » de contribuer à la direction des affaires ?
David Goodhart plaide donc pour que les métiers de la « Main » et ceux du « Cœur » contribuent à égalité avec les métiers de la « Tête » à la direction des affaires. Il n’est pas juste que la finance, les cabinets d’avocats, ou de conseil, où l’on produit en définitive très peu de valeur, fournissent les emplois les mieux rémunérés du moment. La crise sanitaire du Covid a démontré que les métiers du soin à la personne avaient une bien plus grande utilité sociale.
« Une grande partie de notre problème repose sur le fait que nous sous-évaluons tout ce qui n’est pas complexe du point de vue cognitif. Si nous accordions plus de valeur, en matière à la fois de prestige et de rémunération, aux aides et aux professions manuelles, les revenus seraient naturellement distribués de manière plus égale dans la société, et la croissance économique serait plus stable et plus constante ».
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Des Brexiters aux Gilets jaunes, beaucoup sont animé.es par la volonté de renverser un système qui leur rappelle constamment qu’ils en sont les perdants, tout en les empêchant structurellement de faire partie des gagnants. Mais l’automatisation à venir, qui touchera aussi une grande partie des diplômé.es, pourrait bien, à nouveau, redéfinir les règles du jeu. A ce moment-là, notre système politique serait alors sérieusement compromis.