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L’élection contre la démocratie


Publié le 30 mai 2022. Mis à jour le 09 octobre 2024. 

Philippe Braud, Le suffrage universel contre la démocratie, PUF, 1980

Professeur à Sciences Po Paris, Philippe Braud est un politologue français, auteur de nombreux ouvrages sur la violence en politique, le système représentatif et la démocratie.

La plupart des démocraties libérales sont représentatives et reposent sur le suffrage universel, c’est-à-dire que le peuple élit à intervalles réguliers des représentant.es, qui votent des lois et décident des grandes orientations politiques. En théorie, ce système permet aux citoyens et citoyennes de prendre régulièrement la parole.
Mais pour Philippe Braud, le suffrage universel, et plus largement l’élection, sont des outils antidémocratiques, et ne permettent pas aux populations de s’exprimer ou de débattre ; elles ne savent en général même pas pour quoi elles votent.

 

L’élection, un moyen de divertir les citoyens et citoyennes

« Tel qu’il est circonscrit, le suffrage universel fonctionne dabord comme un système qui musèle lexpression des conflits réels, frappe d’illégitimité la parole vraiment rebelle, abolit tendancieusement le pluralisme authentique. »

Philippe Braud décrit la scène électorale comme un lieu de divertissement complètement déconnecté de la réalité. L’élection est un rituel festif au cours duquel le gouvernement est mis à mort par le peuple, qui choisit un nouveau souverain. En théorie, ce rituel doit servir à élire une personne aux idées plus conformes à celles de la majorité. Mais dans la pratique, les questions de fond ne sont pas abordées. L’électorat parie sur les réponses que telle ou telle candidature apportera aux problèmes qu’il rencontre. Autrement dit, il sait pour qui il vote, mais pas pour quoi il vote.

L’occultation par substitution

Ce phénomène renvoie au fait que, selon l’auteur, les candidats et candidates dissimulent les sujets de fond et abordent des thématiques plus superficielles et consensuelles. Les partis politiques de la IIIe République se sont par exemple focalisés sur la laïcité pour ne pas aborder un sujet majeur, la condition ouvrière.

La médiatisation de la vie politique

Dans les années 1980, l’élection commence à être mise en scène à la télévision et à la radio. Ce traitement médiatique distord et simplifie plus encore la réalité et le débat semble de plus en plus pauvre. On assiste également à une personnalisation de la vie politique ; focalisée sur des personnes et plus sur leur programme. Les personnalités politiques deviennent des sortes d’héros et héroïnes et utilisent la rhétorique pour humilier leurs adversaires ou se mettre en avant.

« Cest que la politique est aussi une scène au sens ménager, conjugal du terme, une in-terminable scène. Dominée, comme cette dernière, par une incoercible pulsion langagière qui ne sassouvit que de la problématique « satisfaction davoir le dernier mot », la politique est déferlement de paroles, dune certaine parole agressive, tracassière, auto-justificatrice, une parole qui fonctionne sur un mode quasi-hystérique. La politique nest pas le lieu où à proprement parler se posent des actes ; elle nest pas le temps de la praxis mais celui du verbe ».

Enfin, cette médiatisation poussée à l’outrance a renforcé l’importance des financements dans l’accès à la scène politique.

 

L’essor des « catch-all-parties » ou la loi tendancielle de séduction tout azimut

Les partis politiques doivent modeler leurs discours afin d’obtenir le plus de voix possible. En France par exemple, au second tour de l’élection présidentielle, il faut séduire toutes les strates de la population pour l’emporter. Philippe Braud nomme ce phénomène la « loi tendancielle de séduction tout azimut ». Cette stratégie consiste à ne pas se revendiquer d’une classe pour supprimer le risque de déplaire à une partie de l’électorat. Or, les conflits réels et les questions non-consensuelles ne sont plus abordées, et l’ensemble des discours politiques sont uniformisés.
Ces partis qui cherchent à dépasser les clivages (en particulier le clivage gauche-droite) sont appelés des « catch-all-parties », des « partis attrapent-tout ». Ils doivent cependant veiller à conserver un discours idéologique minimum pour ne pas perdre leur base militante. 

« A tous les acteurs qui occupent le devant de la scène, la rationalité du suffrage universel impose de surmonter une contradiction essentielle : il leur faut, pour convaincre, à la fois développer une offensive de séduction tous azimuts et, en même temps, prendre garde aux risques inhérent à cette démarche, cest-à-dire miner la solidité des bases à partir desquelles se déploie cette offensive. »

Un vote qui ne peut être qu’irrationnel

Pour l’auteur, le plus grand problème de l’élection, bien loin de donner la parole au peuple, est qu’elle rend l’électorat passif. De plus, il s’interroge sur la rationalité du vote : vote-t-on en connaissance de cause ? Seule une minorité affranchie d’une certaine forme de conditionnement serait en mesure de décrypter les discours et choisir en toute conscience. La majorité de l’électorat vote donc à l’aveugle

Et pourtant, au moment même où il dépose son bulletin dans l’urne, le peuple se sent privilégié, investi de la souveraineté national et partie prenante de quelque chose de grand. Persuadé.es que « chaque voix compte », les électrices et électeurs voient rejaillir sur elles et eux la grandeur de la cause incarnée par un « champion » auquel il est facilement possible de s’identifier. Mais ce lien créé au moment de l’élection est éphémère, et l’électorat connaît bien le caractère non impératif des mandats représentatifs. Philippe Braud nie ainsi que les résultats du scrutin puissent permettre de dégager la volonté générale et affirme qu’il n’est que le résultat d’une somme de fantasmes.

« Le suffrage universel est une institution profondément inintelligible, voire un pari naïf, si par attachement idéologique, calcul ou défense dangoisse, lon se refuse à admettre que sa principale fonction est dentretenir des illusions, fussent-elles considérées comme socialement utiles. Que constate-t-on en effet ? Que les citoyens aiment à croire quils peuvent peser sur lorientation du pouvoir public et ne sont pas de simples rouages du système social, qui, pourtant, les façonne étroitement ».

En adhérant à un parti politique, les personnalités politiques sont obligées de faire des promesses et des concessions, mais celles-ci peuvent ensuite rester lettre morte. Le parti n’est qu’un moyen d’obtenir des ressources, matérielles et symboliques, pour accéder au pouvoir.

 

À quoi sert véritablement le suffrage universel ?

Philippe Braud identifie trois fonctions de l’élection : apaiser, légitimer, et conserver.

Pacifier la société

L’élection prend en charge les conflits inhérents à la société et en limite les violences. Le conflit principal est lié au rapport de production ; chaque individu se perçoit comme dominé ou dominant et les débats qui précèdent le vote agissent comme une catharsis durant laquelle les deux camps peuvent librement s’affronter. Ces débats peuvent certes être violents, mais la violence n’est jamais physique. Le jour du scrutin, les pulsions agressives les plus profondes sont déchargées dans l’urne et les tendances anti-politiciennes se traduisent dans un vote extrême. Au lendemain du scrutin, les formations politiques perdantes respectent les règles du jeu et renoncent au trophée, d’autant plus qu’elles en sortent blessées et affaiblies.

Légitimer le politique

L’ingérence de l’État dans la vie quotidienne, parfois violente, est à la fois perçue comme inacceptable (pour les personnes) et pourtant tout à fait nécessaire (au bon fonctionnement de l’État). Les libéraux du siècle des Lumières ont résolu ce paradoxe en donnant au suffrage universel le rôle de légitimer rationnellement l’usage de la coercition. Mais pour Philippe Braud, l’élection confère au contraire un pouvoir excessif au gouvernement.

Conserver l’ordre social

Une dernière grande force du suffrage universel est de faire croire qu’un changement est possible.

« Ces illusions engendrent des effets de réalité dimportance décisive : facilitation de lexercice du pouvoir dÉtat, ainsi que des pouvoirs légalisés par lui – puisqu’il existe un consentement original renouvelé périodiquement ; meilleur contrôle social des phénomènes de violences anarchiques – puisque le suffrage universel instaure des procédures de solution pacifiques ; apparition dune classe politique légitimée dont la plasticité permet damortir efficacement les risques de grippage de la machine étatique et administrative – puisque les élus sont fondés comme intermédiaires »

*

Philippe Braud dresse donc un tableau sombre du système représentatif, où l’élection n’est qu’une stratégie de séduction, un spectacle médiatique dans lequel se produisent les différents partis politiques. Elle n’a pas pour vocation de dégager une volonté générale rationnelle, mais cherche à conserver un certain ordre social.


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