Publié le 30 mai 2022. Mis à jour le 07 octobre 2024.
Michael Young, The Rise of the Meritocracy, 1958
Sociologue britannique de renom, inventeur du néologisme « méritocratie », Michael Young a été l’une des têtes du Parti travailliste d’après-guerre. En 1958, il publie un ouvrage majeur, The Rise of the Meritocracy, une dystopie qui ressemble étrangement, sous certains aspects, à notre société actuelle. Les divisions antérieures de classes sociales ne sont plus d’actualité : en 2034, l’intelligence et le mérite ordonnent la société entre une élite méritante détentrice du savoir et une classe populaire ignorante.
Un ouvrage révolutionnaire
Michael Young raconte en introduction ses difficultés à faire publier son texte : certaines maisons d’édition l’ont refusé parce que trop universitaire, d’autres ne le jugeaient pas assez dystopique et l’ont encouragé à suivre le modèle de Brave New World d’Aldous Huxley. The rise of the meritocracy est un ouvrage qui casse les codes, et c’est peut-être ce qui explique les difficultés rencontrées par l’auteur.
« Au vingtième siècle, la société était gouvernée non pas tant par le peuple mais par les gens les plus intelligents ; pas une aristocratie de la naissance, pas une ploutocratie de la richesse, mais une véritable méritocratie du talent ».
Le terme « méritocratie » est un néologisme, du latin « mereō » (mérite) et du grec « kratos » (la force, le pouvoir). Il désigne ainsi un système politique dans lequel les biens économiques et/ou le pouvoir politique sont attribués sur la base du talent, de l’effort et de la réalisation, plutôt que la richesse ou la classe sociale. Nos sociétés sont aujourd’hui construites, selon le sociologue, sur le modèle « intelligence + effort = mérite ». Cultivée et persuadée d’avoir réussi grâce à ses efforts, la classe gouvernante est fière de détenir le pouvoir ; tandis que les plus pauvres sont renvoyé.es à leur manque d’efforts pour s’en sortir.
L’ascension de l’élite
Pour illustrer son propos, Michael Young imagine la société britannique de 2034, dans laquelle le rang social n’est plus défini par la naissance mais par le mérite. Cette transformation commence avec le combat de la gauche pour faciliter l’ascension sociale des individus les plus modestes : elle développe alors des « comprehensive schools« . Un échec, puisque les parents riches refusent d’y envoyer leurs enfants.
Le camp de la méritocratie instaure alors un système scolaire élitiste, basé sur le mérite. Les élèves les plus doué.es reçoivent une bourse qui les encourage à poursuivre leurs études tandis que les moins doué.es sont incité.es à quitter le système scolaire très jeune. Les tests d’intelligence sont utilisés de plus en plus fréquemment, dans le but d’identifier les talents et de rejeter les plus faibles. L’Etat construit des « grammar schools« , écoles publiques secondaires dont l’entrée est conditionnée par un examen que les enfants passent à onze ans.
« Le gouvernement, a très vite reconnu qu’aucune dépense n’était plus productive que les dépenses consacrées à l’éducation des cerveaux. Les enseignants et les bâtiments scolaires sont alors devenus la première charge du revenu national ».
Dans les années 2030, la science psychométrique se développe ; il est désormais possible de mesurer le QI des enfants et de prédire si leur parcours scolaire sera brillant ou non. Le parcours éducatif est alors fixé dès l’âge de trois ou quatre ans.
« Le succès de ces réformes dépendait de l’amélioration continue de l’efficacité des méthodes de sélection. Combien il aurait été inutile de réserver des écoles supérieures sans les moyens d’identifier les élus ! ».
« Plus l’idée que les meilleures écoles devraient être réservées aux plus intelligents était reconnue, plus les psychologues de l’éducation devait améliorer leurs techniques ».
De l’ancienneté au mérite
L’ancienneté est peu à peu effacée au profit du mérite. Les personnes les moins douées sont recrutées dès quinze ou seize ans, sans possibilité d’évolution de carrière, tandis que les postes à hautes responsabilités sont directement attribués aux plus brillant.es dès la sortie de leurs études.
« La principale raison de ce changement de mentalité est peut-être que le mérite est devenu progressivement plus mesurable. Autrefois, l’ancienneté avait le splendide avantage d’être une norme objective, même si elle n’était pas pertinente, alors que le mérite restait subjectif, même s’il était pertinent. En effet, pendant longtemps, le « mérite » n’était guère plus qu’une forme de népotisme déguisé. Les pères obtenaient des promotions pour leurs enfants et leurs amis, et prétendaient qu’ils ne faisaient rien d’autre que de donner au mérite la place qui lui revient ».
Le déclin des classes populaires
La société est donc désormais divisée en deux classes bien distinctes : celle des plus intelligent.es, et celle des « cancres ». La classe supérieure, fière d’une réussite qu’elle n’estime ne devoir qu’à elle-même, n’a aucune sympathie à l’égard de la classe inférieure. Grâce à la méritocratie, les différences de salaires apparaissent justifiées.
« Autrefois, aucune classe n’était homogène sur le plan cérébral : les membres intelligents de la classe supérieure avaient autant en commun avec les membres intelligents des classes inférieures qu’avec les membres stupides de la leur. Maintenant que les gens sont classés selon leurs aptitudes, le fossé entre les classes s’est inévitablement creusé. Les classes supérieures ne sont plus affaiblies par le doute et l’autocritique. Aujourd’hui, les plus intelligents savent que le succès est la juste récompense de leur propre capacité, de leurs propres efforts et de leurs réalisations indéniables. Ils méritent d’appartenir à une classe supérieure ».
Cependant, la classe populaire est privée de perspectives d’avenir et se voit comme une classe de mauvais individus, dépourvus de qualifications professionnelles. Les machines remplacent d’ailleurs un tiers des adultes, qui deviennent alors domestiques ou restent au chômage. Pour éviter le ressentiment social, la classe supérieure tente de leur enseigner l’humilité et promeut la culture physique pour divertir la masse.
La Révolution
Les tensions sociales finissent par se multiplier. L’égalitarisme est désormais préféré par beaucoup à la méritocratie. Les femmes notamment, dont l’intelligence n’a jusqu’à présent été utilisée que pour l’éducation des enfants (les hommes choisissent leurs compagnes en fonction de leur QI), militent pour que leur valeur soit reconnue. Du côté de la classe dominante, le « talent » devient héréditaire dû à l’augmentation des trafics de nouveau-nés.
Le système imaginé par Michael Young est donc au bord de l’implosion, et la révolution approche. Mais la menace n’est pas sérieuse, estime le narrateur, puisque les agitateurs et agitatrices sont dépourvu.es d’intelligence… le récit s’interrompt alors brutalement, le même narrateur finissant par être tué dans les insurrections de mai 2034.
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Dans la société décrite par Michael Young, la mobilité sociale est parfaitement réglée à l’aide du seul critère de la valeur individuelle. Cette société semble être incontestablement juste et assigne à chacun et chacune la place qu’il mérite. On voit bien ici les limites d’une telle pensée. Quel mérite existe-t-il quand les individus sont empêchés d’évoluer ? Quelle légitimité d’un ordre social basé sur l’écrasement d’une partie de la population sur l’autre ?