Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 11 octobre 2024.
Stéphanie Tawa Lama-Rewal, Les avatars de la démocratie participative en Inde. Formes et ambiguïtés de la démocratie participative, Editions du Croquant, 2018
Stéphanie Tawa Lama-Rewal est politiste et chargée de recherche au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud. Elle travaille également au CNRS.
Stéphanie Tawa Lama-Rewal commence par retracer l’histoire politique de l’Inde et de ses dispositifs participatifs, depuis son indépendance (1947) jusqu’aux années 1990. Elle analyse ensuite certains dispositifs mis en place par le gouvernement : les ward committees (« comités de circonscription ») et les Resident Welfare Associations (« associations de résidents », RWA). Elle termine par des initiatives issues de la société civile et de la population : les jan sunwai (entendu comme « audience publique ») et les mohalla sabha (« assemblées de quartier »). Sa recherche se concentre sur la ville-Etat de Delhi, siège du gouvernement national et fédéral indien et lieu principal du développement des dispositifs participatifs.
Les dispositifs « descendants »
Les ward committees
Les Ward Committees sont une expérience de grande ampleur menée par le gouvernement au moment la libéralisation de l’économie indienne. Ce dispositif s’impose aux Etats fédérés, afin de les forcer à mettre en place des processus de participation citoyenne au pouvoir décisionnaire. Cependant, ces comités restent flous sur leurs missions et leur champ d’application, laissés au choix des Etats fédérés. Il est seulement indiqué que le dispositif doit être présidé par un.e élu.e des circonscriptions concernées. Leur a rencontré la résistance de l’administration, en raison de la décentralisation : le choix est laissé aux Etats concernant le nombre de personnes conviées, de représentants et représentantes, et d’ONG (organisations non gouvernementales).
En 2005, pour faire face à cette résistance, l’Etat central a mis en place une mission nationale pour la rénovation urbaine. Cette politique publique de 25 milliards de dollars obligent les 65 grandes villes qui souhaiteraient bénéficier de ces fonds de remplir certaines conditions : une phase de consultation des populations lors des développements urbains et l’adoption de lois instituant un espace où les citoyens et citoyennes sont associé.es à la gestion des affaires urbaines.
Mais ces injonctions ne suffisent pas à faire appliquer la loi. D’autre part, l’autrice souligne que ces ward committees répondent davantage à une logique d’efficacité et de gouvernance que de démocratie participative. Ils manquent cruellement de clarté, et ne sont appliqués qu’au bon vouloir des administrations.
Les Resident Welfare Association (RWA)
En 2000, la cheffe du gouvernement de Delhi, Sheila Dixit, met en place le programme Bhagidari, dont le but est de promouvoir la coopération entre la population et les autorités. Le programme s’appuie sur les Resident Welfare Associations et prévoit d’en faire des instances représentatives à l’échelle d’un quartier, d’une rue, voire même d’un bâtiment. Elles sont censées imposer des délibérations organisées, pour faire émerger le consensus entre les parties du processus. Des fonds spécifiques et des pouvoirs de cogestion sur les question d’eau, d’électricité, de taxe foncière, etc., leur sont attribués.
Les RWA ont un poids conséquent dans les négociations avec le gouvernement, et forcent les fonctionnaires au dialogues. Cependant, en ciblant une classe dont l’abstentionnisme est corrélé à la résidence urbaine, au niveau d’éducation et au niveau de revenu, le programme peut paraître contre-productif. Par ailleurs, les RWA sont majoritairement composés de propriétaires de logement, ce qui influence les débats vers des sujets fonciers : la parole majoritaire est donc élitiste.
D’autre part, ces dispositifs donnent peu de visibilité aux élu.es locaux et donc à l’expression de l’opposition. C’est d’autant plus vrai que ces élu.es sont contrôlé par une sorte de « pouvoir de surveillance » dont disposent les RWA. Stéphanie Tawa Lama-Rewal rapproche cet aspect de ce que Pierre Rosanvallon appelle une « contre-démocratie » : la légitimité électorale est redirigée vers les RWA, qui deviennent alors des « organisations de la défiance ».
L’objectif flou de ces dispositifs, et leurs modalités ambigües ont vidé les RWA de leur dimension proprement participative pour en faire un moyen de faire accepter des réformes contestées. Mais le tableau n’est pas non plus entièrement noir : le programme Bhagidari a tout de même fait entrer des associations citoyennes dans les négociations publiques.
Les dispositifs « ascendants »
Les jan sunwai, ou audiences publiques
Le jan sunwai est une audience publique d’un ou deux jours, dans laquelle le public est à la fois orateur et spectateur. Parce qu’il réunit des citoyens et citoyennes et un jury de fonctionnaires, le dispositifs aurait eu un effet positif sur l’implication de la population dans les affaires publiques. En amont, une période d’information permet de prendre connaissance des enjeux de l’audience. Celle-ci s’apparente à un tribunal où les rapports de force seraient inversés : c’est l’occasion pour la population de contrôler les actions publiques mises en œuvre par l’administration et de demander détails quant à leur application.
L’autrice souligne que confronter fonctionnaires et public permet une véritable prise de conscience des droits citoyens, ainsi qu’une augmentation du militantisme et un plus grand intérêt pour l’application des politiques publiques. Disposant de l’information nécessaire, la population est en mesure de participer efficacement à leur mise en œuvre, et l’implication des organismes non gouvernementaux est un facteur d’accélération du processus participatif. Cependant, le contrôle des fonctionnaires éclipse la représentation électorale du « jeu participatif » dans la majorité des cas, posant la question de la compatibilité entre démocratie représentative et la démocratie participative.
Les mohalla sabha
Les mohalla sabha sont des assemblées de quartier, initiées par l’Aam Admi Party (AAP) pour la première fois en 2009. Leur objectif est de développer la participation citoyenne aux décisions locales en se concentrant sur l’enjeu de la proximité.
Ces assemblées commencent par une présentation des personnes conviées, généralement un.e élu.e local.e et quelques fonctionnaire. L’élu.e énumère les actions menées dans le quartier et prend en compte les éventuelles remarques du public. Par la suite, celui-ci est invité à se prononcer sur l’allocation des fonds discrétionnaires accordés par le parti, en l’occurrence l’AAP. Enfin, représentant.es et fonctionnaires identifient les bénéficiaires d’allocations (veuves, personnes âgées et handicapées). Des mohalla sabha sont organisée lors du lancement du budget participatif : la population peut ainsi se prononcer sur le projet qui, selon elle, est le plus important à réaliser.
L’écoute de la population est le premier pillier des mohalla sabha : elle est amené à formuler ses critiques à l’égard des politiques publiques, peut exprimer ses doléances personnelles et partager ses idées de projets. Le travail gouvernemental est le deuxième pilier : l’élu.e doit contrôler la prise en charge des demandes citoyennes par l’administration. Enfin, le troisième pilier est le contrôle citoyen direct de la qualités des mesures prises par les autorités, par des consultations et des votes à main levée.
Cependant, la prise de parole en public peut parfois être difficile pour des personnes qui ne se sentent pas légitimes ou n’ont pas les codes requis. Par ailleurs, le registre des bénéficiaires favoriserait l’inhibition, car même s’il reste des ressources, tout le monde ne se sent pas « digne » de les recevoir devant une assemblée. Par ailleurs, la préparation d’un tel événement est longue et conséquente, tout autant que le contrôle de son effectivité. Ce dispositif n’est reconnu qu’à Delhi, malgré sa diffusion dans les médias, et est encore au stade expérimental depuis 2015. Il souffre encore de sa faible reconnaissance institutionnelle et d’un maigre volontariat.
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A partir de ces quatre dispositifs, l’auteure dégage trois modèles participatifs dans lesquels citoyens et citoyennes exercent des rôles différents :
- L’assemblée citoyenne devant laquelle les élu.es fournissent des informations sur leurs actions et rendent des comptes : les citoyens et citoyennes sont des « électeurs et électrices » contrôlant les actions de leurs élu.es ;
- Les réunions à petite échelle, entre les citoyens et citoyennes qui apportent leur expertise d’usagers et usagères en participant à l’élaboration des projets de quartiers : ils et elles sont des « résident.es » ;
- Le « tribunal populaire » dans lequel sont dénoncées les erreurs et les méfaits de l’administration par les bénéficiaires des politiques publiques : les ils et elles sont des « administré.es ».
La forte corruption en Inde provoque est un facteur important de la mobilisation populaire et explique la place accordée au contrôle des instances décisionnelles dans les dispositifs présentés.
L’autrice conclue finalement son ouvrage en affirmant que ces modèles de participation restent très fragiles, mais qu’ils impulsent de nouvelles pratiques inclusives sur la base desquelles les dispositifs de demain pourraient fonctionner.