Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 11 octobre 2024.
Ouvrage collectif sous la direction de Loïc Blondiaux et Bernard Manin, Le tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2021
Loïc Blondiaux est professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, EHESS-Paris1-CNRS). Bernard Manin est philosophe, directeur d’études à l’EHESS et professeur de science politique à New York University.
La théorie délibérative n’a longtemps rencontré que peu de succès. Elle connait aujourd’hui un nouveau regain d’intérêt, et ses forces et faiblesses sont de plus en plus débattues dans l’objectif de l’intégrer à nos pratiques démocratiques.
Qu’est-ce que la démocratie délibérative ?
La démocratie délibérative recherche les moyens pour remédier aux défaillances de la démocratie représentative, notamment la désinformation et le monopole des fonctions politiques par une élite formée. Elle place la confrontation d’idées et le débat collectif au centre de la pratique citoyenne, qui n’est plus désormais limitée au seul exercice du droit de vote. Cependant, ses théoriciens et théoriciennes ne cherche pas à l’opposer systématiquement à la démocratie électorale, mais tentent plutôt de les rendre complémentaire, sans pour autant tomber dans un « élitisme délibératif ».
« La théorie de la démocratie délibérative se présente comme un essai de renouvellement des conceptions normatives de la légitimité démocratique. »
La délibération pose avant tout la question de la légitimité des décisions politiques. Elle tend à ce que ces dernières soient acceptées par toutes et tous, ou au moins que personne « ne puisse raisonnable (les) rejeter », puisqu’elles résultent d’une délibération publique entre individus égaux. Chacun amène des perspectives différentes, liées à sa situation sociale personnelle et ses expériences de vie, que la discussion permet de mettre en commun. « Les uns jugent une partie, d’autres une autre et tous jugent le tout » nous disait Aristote. La démocratie délibérative doit donc se construire sur un idéal de justification concertée de la décision publique, rendu possible par des outils tels que les conférences de consensus, les parlements du peuple ou les assemblées citoyennes.
Elle se fonde, d’une part, sur le pluralisme : une diversité d’idées, qui révèle une diversité de conception du bien commun et de l’intérêt collectif. D’autre part, elle résulte de l’égalité entre ses participant.es, qui annule les différences de pouvoir, de ressources et d’autorité. Les auteurs présentent la délibération comme « un idéal à viser et non un état de fait à atteindre », institué et agencé de manière à ce que chaque élément potentiellement inégalitaire en soit exclu.
Néanmoins, chercher à persuader est une dimension clé de la discussion politique. Or, la capacité de persuader est elle-même basée sur de meilleures qualités d’expression et un important capital culturel, détenu par les classes sociales les plus favorisées. Pour contrer cela, la démocratie délibérative doit mettre en place une formation à la délibération, distribuer également la parole et vérifier les informations partagées durant le débat.
Prise de décisions par majorité ou consensus ?
La décision par consensus fait partie de l’idéal délibératif mais ne constitue pas la réalité, et les conditions et modalités de la discussion priment désormais sur le degré d’assentiment des décisions.
« Une assemblée de citoyens ordinaires, ni experts ni professionnels de la politique, souvent tirée au sort et grosso modo représentative d’une population plus large, reçoit une information sur un sujet donné, puis discute de la question de manière argumentée et dans des conditions d’égalité entre les participants et prend enfin position sur le sujet par un vote à la majorité. »
La démocratie délibérative est-elle adaptée à tous types de publics ?
Des assemblés citoyennes appelées « mini-publics » ou « panels de citoyens et citoyennes » sont formées afin de représenter au mieux la population concernée. Mais le caractère même de la discussion pousse ces assemblées à s’éloigner des opinions qu’elles sont censées représenter, au fur et à mesure du processus. Les vues de ces « mini-publics » ne sont alors plus celles du grand public.
On peut raisonnablement imaginer que, si l’ensemble de la population pouvait passer par le même processus délibératif, elle arriverait aux mêmes conclusions, et ainsi effacer le problème. Une autre hypothèse soutient que le débat public se met en place après la publication des avis donnés par ces assemblées. Mais cela reste encore à prouver, et il semblerait qu’il faille plus qu’une simple déclaration publique pour déclencher le débat général.
Un autre problème réside dans le fait que « l’idéal délibératif ait en quelque sorte délaissé la démocratie de masse pour se concentrer sur des arènes restreintes » (Chambers, 2009). Il est vrai que diviser le processus délibératif et décisionnaire diminue certes le pouvoir attribué à un seul « mini-public », mais permet de faire participer plus de monde. Cependant, même grâce à cette division, aucune réelle solution n’a encore été trouvée pour la délibération à grande échelle, qui pose des problèmes logistiques majeurs.
Une démocratie davantage tournée vers l’échelle locale
À ses débuts, l’ambition de la démocratie était de repenser l’organisation politique des sociétés de masse. Mais depuis quelques années, l’attention s’est portée sur les arènes locales. Et bien que celles-ci jouent un rôle essentiel en démocratie, les dispositifs comme les sondages délibératifs, la journée de la délibération ou encore les assemblées citoyennes « ne proposent pas un substitut satisfaisant à la confrontation publique des opinions et des raisons ouvertes à tous ».
En 2019, Charles Girard, spécialiste en philosophie et maitre de conférences à l’Université Lyon-2, proposait au contraire de partir de la communication de masse, plutôt que de l’arène locale, pour penser la délibération du peuple.
La confrontation comme objet central de la délibération politique
Bernard Manin envisage la délibération politique comme une confrontation d’opinions et de points de vue opposés, au sein de laquelle règne le principe du « Audiatur et altera pars » : chaque partie doit être entendue par toutes et tous. Il donne quatre raisons principales d’organiser la délibération politique :
- Améliorer la qualité de la décision collective (soumettre une pensée à la critique constitue l’une des meilleures façons de tester sa validité)
- Empêcher la fragmentation de l’espace public (unifie le champ dans lequel se forment et s’expriment les opinions)
- Faciliter la compréhension des choix (grâce au caractère réducteur de la contradiction)
- Traiter la minorité avec respect (avoir accès aux justifications du refus de leur proposition)
Le débat politique contradictoire n’est pas spontané, il requiert des dispositions spécifiques. Entre 1927 et 1987 aux États-Unis, la fairness doctrine obligeait les stations radio et télévision de présenter de façon équitable des points de vue opposés sur des sujets controversés. C’est sur la base d’une telle doctrine que devrait se baser la délibération collective.
La démocratie délibérative, comme la démocratie participative, ou participative numérique, pourrait bien être une solution à la crise de la démocratie représentative. Elle cherche à créer chez chacun et chacune une réelle réflexion démocratique et politique. Il ne suffit pas de mettre en place un moyen de participer au processus décisionnel mais bien de s’enraciner dans celui-ci.