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Le Sacre du Citoyen, Histoire du Suffrage Universel en France


Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 16 octobre 2024.

Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992

Pierre Rosanvallon est un éminent historien et sociologue français. Il fut notamment professeur au Collège de France entre 2001 et 2018, où il occupait la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique, et directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

 

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L’Histoire du suffrage universel est complexe et s’étend en France sur plus de deux siècles. Pierre Rosanvallon la divise en quatre grands angles d’études : juridico-institutionnel (1789-1875), anthropologique (1789-1944), épistémologique (1789-1882) et culturelle (1789-1913).

Le droit de vote est une rupture intellectuelle avec l’Ancien Régime, car il crée des droits politiques pour ceux que l’on appelle dorénavant des citoyens, ainsi que l’égalité politique, « qui crée le rapport social ».
Cette égalité est proclamée en 1791, mais dans les faits, les constituants doutent de la capacité (intellectuelle) de la population, et donc de sa légitimité à voter selon « l’intérêt général ». Au XIXe siècle, les citoyens sont considérés comme inégaux en termes de « savoir-faire politique ». En revanche, le suffrage universel est un véritable symbole qui permet de développer le « lien social » démocratique. 

 

Le moment révolutionnaire

 

L’impératif d’inclusion

Sous l’Ancien Régime, seule une élite peut participer aux assemblées locales, en fonction de son appartenance sociale : c’est le fonctionnement corporatiste. Le Trosne et de Turgot sont les premiers à faire de tout propriétaire foncier un citoyen représentant, sans distinction de corps, ni d’ordre. Lors de son discours, le 30 janvier 1789, Honoré Gabriel Riqueti de Mirabeau plaide en faveur d’une représentation de tous les individus, sans distinction sociale. La haine du système du système corporatif et des privilèges incitent les constituants à considérer le peuple comme une somme d’individus, où chacun représente une voix.

Mais cette volonté n’efface pas la méfiance de la « foule » imprévisible. Sous l’influence de Sieyès, la Constitution de 1791 attribue le statut de « citoyen passif » à un grand nombre de personne, mais complique l’accès au vote, réservé aux « citoyens actifs ». Pour être considéré comme tel, il faut avoir un lieu de résidence fixe, la nationalité française et payer l’impôt. 

 

L’individu autonome

Le statut de citoyen est lié à son indépendance intellectuelle (homme doué de raison) ; sociologique (n’appartenir à aucun corps) et économique (avoir un travail indépendant). L’âge de la majorité civile et politique est fixé à 21 ans. Sont alors écartés du droit de vote les mineurs, les « dépendants », les religieux (appartenant à un corps), mais aussi les « fous », les « aliénés », les « déments », et les « imbéciles ». De plus, les valeurs familiales sont reconsidérées, pour faire des enfants de futurs citoyens : à la place des valeurs de « commandement » et de « correction », on prône la « protection » et « l’éducation ».

Les domestiques ne sont pas considérés comme citoyens en raison de leur « choix libre et consenti » de travailler sous l’autorité d’autrui : ils ne paient pas d’impôt et seraient influencés par les opinions de leurs maîtres.

Enfin, en raison de la supposée « nature » des femmes, celles-ci sont considérées par la plupart des membres de l’Assemblée nationale comme inaptes à prendre part aux affaires politiques et publiques, tant comme électrices que comme élues. Cependant, des personnes telles que Condorcet, Olympe de Gouges ou encore Williams prônent une conception véritablement universelle de l’individu et proposent d’en faire des citoyennes, en leur donnant la possibilité de recevoir une éducation.

 

Le nombre et la raison

Avant la Révolution, la représentation (selon le modèle anglosaxon) n’est pas envisagée comme mode de gouvernement car les intérêts seraient trop hétérogènes. Les révolutionnaires tentent d’allier le concept de la « volonté générale » de Rousseau (le sens du bien commun que tout individu posséderait en lui) avec l’expression des intérêts particuliers du peuple. Or ce sont deux concepts antagonistes : la « volonté générale » doit être comprise comme un raisonnement, et non comme l’expression de la volonté de chaque individu.

 

Le répertoire des expériences

 

La citoyenneté sans la démocratie

La Constitution de l’an VIII supprime le cens et les seuls individus exclus du statut de « citoyen actif » sont les femmes, les domestiques à gages, les faillis, les interdits judiciaires, les accusés et les contumaces. Un système d’élection à plusieurs degrés est adopté peu avant l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, et conservé sous l’Empire. Dans le projet de Sieyès, les représentants ne peuvent exercer leur fonction qu’avec l’aval des citoyens, mais leur nomination ne se fait que par les « supérieurs qui représentent le Corps de la nation ». Selon Pierre Rosanvallon, Bonaparte résolut la contradiction par l’alliance du suffrage universel et d’un pouvoir exécutif très fort.

L’ordre capacitaire

Dès la fin des années 1820, François Guizot et les doctrinaires orientent le critère du droit de suffrage vers la capacité et la raison. Pour être considéré comme un individu « capable » de voter, il faut disposer d’un ensemble de capacités morales, intellectuelles, juridiques ou philosophiques. Mais finalement, c’est le cens par l’impôt qui est conservé, au lieu du cens par la capacité.

La république utopique

De vifs débats autour du vote à deux degrés, du niveau d’imposition (le paiement de l’impôt ne concernent que peu d’individus à l’échelle nationale : 200 000 sur 33 millions de citoyens), et de la représentation de certaines classes sociales (ouvrières et bourgeoises) animent les années 1830. Le suffrage universel direct avec scrutin de liste est finalement proclamé le 5 mars 1848 : tous les hommes âgés de 21 ans ou plus ont désormais le droit de voter. La proposition de Ledru-Rollin est acceptée et acclamée presque à l’unanimité, comme si les débats antérieurs n’avaient jamais existé. Le suffrage universel direct s’impose comme une évidence. Il incarne l’union sociale et la fin d’un combat pour la reconnaissance de droits politiques. C’est la disparition du cens et du critère de propriétaire foncier.

 

Le temps de la consolidation

 

Le pouvoir du dernier mot

Les élections législatives de 1871 démontrent le caractère imprévisible du suffrage universel. Une majorité de royalistes et de légitimistes s’impose en février, tandis que les élections partielles complémentaires de juillet font passer les républicains devant les autres. Ce brusque changement d’orientation politique soulève de vives interrogations concernant l’aptitude du peuple à voter rationnellement. Le 4 décembre 1873, une commission d’examen des lois est élue par l’Assemblée dans l’objectif de réformer le suffrage universel afin de prévenir les éventuels changements inexpliqués de comportement de vote.

« Nous ne sommes pas un peuple ; nous sommes dix ou quinze peuples qui vivons sur le même territoire, qui nous mêlons, mais qui différons d’intérêts, d’habitudes, de manières de penser, et même de langage. »

Fustel de Coulange, La Cité antique, 1864

Après avoir débattu des possibilités du vote plural, du rétablissement du cens, du vote à deux degrés, du critère de propriété, ou encore de la représentation des intérêts, la commission constituante opte pour les critères suivants : un électeur doit être âgé d’au moins 25 ans, domicilié de manière fixe depuis trois ans et doit avoir été contribuable durant 5 ans dans la commune. Ces réflexions sont cependant abandonnée, et le suffrage universel direct est conservé pour les élections municipales. L’objectif est d’accorder le suffrage au plus grand nombre de citoyens « éclairés » ou rationnels. Les partis se résignent, car aucun d’eux n’a trouvé d’équilibre entre le suffrage censitaire, ou capacitaire, et le suffrage-nombre (un homme, une voix).

L’éducation à la démocratie

Des années 1870 aux années 1880, les républicains se montrent très favorables au suffrage universel, outil pratique de stabilité politique. Mais ils continuent de penser qu’une aristocratie est la plus qualifiée pour gouverner car elle surpasse « l’immaturité » du peuple. Ils n’hésitent pas à stigmatiser le monde paysan et rural en prétextant son irrationnalité politique. Une idée commence à s’imposer : si ce peuple est immature, il faut l’éduquer. 

La seconde moitié du XIXème siècle voit donc se multiplier les réflexions sur l’instruction du peuple, en vue d’un vote éclairé. La Ligue française de l’enseignement, fondée en novembre 1866, connait un grand succès dans les années suivantes. En 1885, un tiers des députés en sont adhérents. En 1882, la loi sur l’instruction publique est adoptée, prolongeant la loi Guizot de 1833.

Le travail de l’universalisation

En 1848, les domestiques deviennent citoyens et peuvent voter, mais demeurent inéligibles aux conseils municipaux et au jury jusqu’en 1930. Il faut attendre 1975 pour que la loi de 1884 excluant les indigents et les dépendants vis-à-vis du secours public soit abrogée. Ces décisions tardives sont, pour Pierre Rosanvallon, les signes qu’il a existé et qu’il existe encore des freins à l’universalisation du citoyen.

Le suffrage universel demeure pendant tout ce temps l’exclusivité des hommes. Pour les dirigeants de l’époque, les femmes ne sont qu’un corps et sont soumises à l’influence du corps religieux : il est donc inenvisageable de leur accorder le droit de suffrage. Une fois encore, c’est de manière spontanée que le gouvernement provisoire d’Alger accorde sans aucune restriction le droit de vote aux femmes, le 21 avril 1944 :

« C’est le sentiment de l’irréversible qui tranche et met fin au débat. »


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