Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 15 octobre 2024.
Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998
Pierre Rosanvallon est un éminent historien et sociologue français. Il fut notamment professeur au Collège de France entre 2001 et 2018, où il occupait la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique, et directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
Alors que la représentation politique est en crise en France comme dans le reste de l’Europe, il est particulièrement intéressant de se (re)plonger dans l’Histoire de la « démocratie représentative » pour y trouver quelques pistes de réflexions. Pierre Rosanvallon tente ici de trouver la source des fameux « phénomènes de retraits » : non-inscription sur les listes électorales, abstention, baisse de la crédibilité des partis traditionnels, basculement des suffrages vers les extrêmes, coupure entre le peuple et les ‘élites’… Sont-ils liés à des changements sociaux ou se retrouvent-ils aux fondements de la représentation ?
L’historien retrace l’évolution de la représentation en France, dont le fil conducteur est la recherche d’une démocratie d’équilibre. Selon lui, cette dernière se situerait entre la « figuration de la totalité » et « l’incarnation des particularités », c’est-à-dire entre la représentation des individus et celle des intérêts, entre démocratie universaliste et une démocratie corporatiste…
L’universalisme démocratique de la Révolution
La volonté de rompre avec le système corporatiste a incité à considérer le peuple comme une unité d’individus égaux en droits, sans distinction d’appartenance. Cette vision atteint son paroxysme avec l’instauration du suffrage universel masculin en 1848 : c’est l’universalisme démocratique, dont les femmes restent fondamentalement exclues.
Pendant la Révolution, les individus capables de se « distinguer » et d’obtenir la confiance des électeurs sont considérés comme les plus « méritants », et donc les plus aptes à exercer le pouvoir. Et bien que le cens et l’aristocratie ne constituent plus des critères d’éligibilité, les constituants préfèrent une « élite compétente » au gouvernement.
La rupture ouvrière
Durant le XIXème siècle, deux conceptions antagonistes de la représentation s’affrontent.
Pour l’historien nationaliste Jules Michelet (1798-1874), la Nation est une addition des voix, donc une démocratie universaliste. Le socialiste libertaire Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), quant à lui, considère que le peuple est composé de groupes aux intérêts différents, qui se rapproche d’une société de corps. Le fait que la classe ouvrière soit la seule catégorie qui n’est alors pas représentée au Parlement tend à confirmer le propos de Proudhon.
Pierre Rosanvallon analyse ce moment comme celui d’une fracture sociale. D’un côté, les républicains défendent l’égalité entre les citoyens sans distinction sociale : c’est la « représentation-mandat ». De l’autre, des socialistes comme Proudhon ou le syndicaliste Henri Louis Tolain défendent la représentation des intérêts des individus à partir de leur appartenance sociale : c’est la « représentation-figuration ».
« [La représentation] vise-t-elle à donner une expression propre à une partie spécifique de la nation ou a-t-elle pour objet de permettre la réinsertion dans cette même nation d’une population exclue ? »
Sociologie et démocratie
La naissance de la sociologie à la fin du XIXème siècle bouleverse le principe de l’universalisme. Plusieurs réformes sont proposées durant les années 1890, concernant les élections des sénateurs ou la création d’une troisième chambre dite « professionnelle ». A gauche comme à droite, on veut changer le mode de représentation du peuple pour redonner du sens au vote de plusieurs millions d’individus, malgré des intérêts différents. La représentation par la profession est envisagée, mais elle est complexe. C’est donc la représentation proportionnelle qui finit par s’imposer, malgré les efforts du sociologue Emile Durkheim (1858-1917) pour créer des corps intermédiaires pleinement représentatifs. La loi établit un scrutin de liste avec représentation proportionnelle dès juillet 1919.
Les élections proportionnelles sont d’abord pensées comme la libre formation des « circonscriptions électorales entre personnes du même avis », afin de représenter les minorités au Parlement. La représentation proportionnelle aurait apporté, selon les leaders politiques de l’époque, une solution entre un gouvernement composé d’ordres et un gouvernement issu du vote du nombre.
La classe ou le parti ?
Dans les années 1870, le « prolétariat » ne désigne plus seulement la « classe ouvrière » mais tous les individus ne possédant que leur force de travail, suivant l’idéologie de Karl Marx. La notion de prolétariat crée une distinction entre le « parti » et la « classe » : le parti politique correspond à un sentiment d’appartenance idéologique, tandis que la classe sociale se rapporte à l’origine sociale.
Pour Pierre Rosanvallon, la représentation proportionnelle a favorisé la création des partis politiques, qui dépassent alors l’ancien fonctionnement des ordres et orientent les « passions du peuple » vers des clivages d’opinions. Mais ce système partisan finit par être critiqué dans les années 1900, car l’on craint que les opinions individuelles soient absorbées par les partis, qui dicteraient alors quoi penser. Le sociologue russe Moïsseï Ostrogorski (1854-1921) parle ainsi d’une « confiscation de la démocratie par les oligarchies bureaucratiques responsables du parti » et par les « responsables parlementaires ».
L’avènement du syndicalisme
Les syndicats naissent dans les années 1870 et se placent en opposition à la démocratie universaliste, car le suffrage universel exprime le vote de toutes les classes sociales sans distinction. Or, ces organisations ne souhaitent représenter les intérêts que d’une seule catégorie sociale et économique.
Le rôle des syndicats est cependant crucial depuis leur reconnaissance officielle en 1884 (loi Waldeck-Rousseau), puisqu’ils représentent l’ensemble des travailleurs et travailleuses : ils sont alors vus comme un moyen, pour les républicains, de contenir les élans révolutionnaires et les grèves intempestives. Les conventions collectives, instituées par la loi du 25 mars 1919, jouent également un rôle dans la question de la représentativité des syndicats.
Les acteurs consultatifs : entre institution et association
Le Conseil supérieur du travail est créé en 1891 dans le but d’accroître la place des intérêts des travailleurs dans la société. Plus tard, dans les années 1920 et 1930, l’État est accusé d’avoir mal géré les affaires économiques et industrielles pendant la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi, dès décembre 1918, la CGT crée un Conseil national économique au sein de sa propre structure. Le projet ne dure pas longtemps mais il inspire les socialistes, qui créeront officiellement l’institution au moment de leur accession au pouvoir, en 1924. Selon Pierre Rosanvallon, le Conseil représente à l’époque les principales « forces économiques et sociales du pays ».
Instabilités et déstructuration
L’équilibre fragile atteint au début du XXe siècle préfigure, pour l’historien, deux menaces à la démocratie : le totalitarisme et le corporatisme.
La menace totalitaire serait nourrie par une « pathologie de l’incarnation » du peuple dans le parti politique : le peuple s’identifierait à un seul parti de classe, comme dans le cas du léninisme par exemple. A l’inverse, le danger du corporatisme résiderait dans l’atomisation des intérêts divers représentés par d’innombrables organisations. « La société devient alors irreprésentable. »
Entre 1945 et 1969, on cherche à solidifier le système partisan en l’associant aux instances consultatives de la Nation. La volonté de représenter les intérêts économiques et sociaux se traduit à travers un projet de fusion du Comité économique et social (ancien Conseil national économique) et du Sénat, sous l’impulsion de Pierre Mendès France. Mais le projet est abandonné à la suite des événements de mai 1968 et du « non » au référendum du 27 avril 1969.
Selon Pierre Rosanvallon, c’est dans les années 1980 et 1990 que le système représentatif est réellement destructuré. Lors des élections nationales, le vote identitaire se transforme en vote « stratège », répondant à une logique d’offre et de demande face à des programmes politiques. Les critères de classe, partisans, idéologiques, culturels et syndicaux sont dépassés, et la perte de repères identitaires crée un individualisme abstrait. Les syndicats perdent en influence sous le poids de la mondialisation et de la vision universaliste qui s’impose. La légitimité politique n’est plus fondée sur des critères identitaires, mais sur le résultat des politiques publiques (légitimité par les ‘out-puts’), et les élu.es deviennent des figures de stigmatisation, sur lesquelles on impute tous les problèmes. C’est l’avènement de la « démocratie d’imputation ».
De nouveaux repères ?
« Le social n’a plus de consistance visible » affirme l’historien ; il ne peut s’organiser que politiquement. Les corps intermédiaires et les partis ne sont selon lui plus aptes à représenter les identités sociales. Mais quelles structures le pourraient ?
L’opinion publique
Selon le philosophe allemand Hegel (1770-1831), c’est la « façon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu’il veut et ce qu’il pense », une « modalité spécifique d’exercice de la souveraineté du peuple ». C’est une personnification du peuple, qui peut par exemple être réalisée au moyen de sondages.
Les courants populistes
Ils permettraient l’expression d’un « peuple-nation » et traduisent une perte de confiance dans les élites, d’une perte d’identité et une stigmatisation de ce qui l’entraverait.
La « construction médiatique de communautés d’émotions »
Cette recherche d’identité à travers des personnes charismatiques ou des événements éphémères (le populisme) ne ferait que traduire une difficulté de représentation, mais n’y remédie pas.
Concilier la représentation politique et la représentation sociale ?
Les sciences sociales semblent avoir échoué à classer les individus en groupes sociaux : une catégorie sociale ne pourrait être étudiée qu’en prenant en compte les trajectoires des individus, en fonction desquelles se forgent les intérêts. Mais une catégorie sociale contient une multitude d’intérêts, alors comment tous les représenter ?
Pour Pierre Rosanvallon, pour concilier représentation politique et représentation sociale, il faudrait prendre en compte la dimension cognitive de la représentation et le rapport entre construction de soi et constitution d’un monde commun.