Publié le 14 avril 2021. Mis à jour le 26 septembre 2024.
James Surowiecki, La Sagesse des Foules, éditions JC Lattès
Diplômé de l’université de Yale, James Surowiecki est un journaliste américain qui écrit des articles économiques et financiers pour le New Yorker. En 2004, il publie The Wisdom of Crowds : Why the Many are Smarter than the Few and How Collective Wisdom Shapes Business, Economics, Society and Nations, ouvrage majeur qui prône, preuves à l’appui, les mérites de l’intelligence collective.
L’intelligence collective repose sur une idée très simple : pour prendre de bonnes décisions, il faut s’appuyer sur un groupe d’individus aux opinions diverses, et non pas compter sur l’avis d’un expert ou d’un petit groupe. C’est ce que souligne James Surowiecki dans son livre.
Confronter des opinions contradictoires pour prendre de meilleures décisions
En 1906, un célèbre statisticien se rend à un concours dans lequel il faut deviner le poids d’un bœuf ; celui qui en fait l’estimation la plus proche repart vainqueur. L’homme se range derrière l’avis d’un groupe d’expert… et annonce un poids qui ne correspond pas du tout à la réalité. Cette expérience décevante le pousse à chercher une meilleure méthode d’estimation : il calcule alors la médiane de tous les poids annoncés par la foule. Surprise, celle-ci correspond effectivement au poids du bœuf.
Cette anecdote illustre la thèse de James Surowiecki : les meilleures décisions sont prises sur la base d’une confrontation d’expériences et d’idées différentes, voire opposées, créant une opinion générale pragmatique et intelligente. Plus le groupe est important et plus les débats sont nombreux, plus les réponses proposées pour résoudre un problème seront intelligentes, évitant ainsi les compromis rapides et insatisfaisants. A l’inverse, dans un groupe restreint, un individu est plus susceptible de monopoliser progressivement la parole, influencer les autres et s’autoproclamer leader, alors même qu’il ne propose pas forcément les meilleures idées et peut même tromper ou induire en erreur.
L’auteur revient sur le débarquement de la Baie des Cochons en 1961, lorsque l’armée américaine cherche à renverser Fidel Castro. Selon lui, l’échec de l’opération tient au fait qu’elle fut organisée par un groupe d’experts aux points de vue semblables. Ce serait la preuve que les experts tendent à penser de la même façon quand une foule d’individus proposent une multitude d’idées différentes, écartant de fait les plus mauvaises dans le processus de réflexion collective.
Même si, dans cette situation historique précise, un tel lien de cause à effet est à prendre avec précaution, confronter des opinions contradictoires permet de prendre de meilleures décisions. Il est cependant important d’observer les conditions qui garantissent cette intelligence collective.
Faire émerger une pensée intelligente
Il est souvent difficile, au sein d’un groupe, que chacun et chacune s’exprime librement. Certains individus, de manière consciente ou non, suivent la « doxa », c’est-à-dire l’opinion du plus grand nombre, par peur de la stigmatisation et la volonté de s’intégrer au groupe. Un tel comportement, pourtant si naturel, affaibli largement la diversité des opinions exprimées.
Ce phénomène s’accentue au fur et à mesure que la hiérarchie se renforce, n’accordant le droit de parole qu’à certains membres du groupe, qui peuvent alors orienter la discussion et imposer leurs décisions sans être remis en question. James Surowiecki mentionne l’accident de la navette spatiale Columbia : avant même le lancement de l’opération, certains ingénieurs alertèrent leurs supérieurs que la navette n’était pas viable et qu’elle risquait d’être détruite, mais les directeurs de la NASA ont limité leurs investigations et imposés le silence à leurs employés. Les résultats furent catastrophiques : la navette se désintégra en vol le 1er février 2023.
Afin d’éviter la propagation de l’irrationnalité, l’auteur souligne l’absolue nécessité d’une pensée indépendante par chaque membre du groupe. Dans le cas contraires, ceux-ci tendent finalement à partager les mêmes opinions. Ici, les algorithmes des réseaux sociaux et le phénomènes de « bulle de filtre » théorisé par Eli Pariser en est un bon exemple au sens où il favoriser « l’isolement intellectuel » et culturel des internautes, dont les options sont personnalisées au fur et à mesure de leurs recherches, liens virtuels, etc. Cet effet de filtrage de l’information et de rapprochement de personnes aux opinions similaires est particulièrement pointé du doigt en ce qu’il favorise l’ancrage de certains stéréotypes racistes, homophobes, discriminants, et souligne l’importance d’une information plurielle et d’une réflexion indépendante.
Ainsi, pour que l’intelligence collective existe il faut encourager les membres du groupe à prendre la parole librement, combattre toute forme de hiérarchie et faire en sorte que chaque individu puisse penser de façon indépendante. Encore faut-il parvenir à faire ressortir l’opinion de la foule de façon efficace ?
Comment extraire l’opinion collective ?
La simple évocation de la démocratie directe donne lieu à de vives critiques, la plus récurrente étant que celle-ci ne semble avoir pu se concrétiser que dans l’Athènes antique, société où le nombre de citoyens était particulièrement restreint. La démocratie directe serait-elle donc impossible pour une population de 66 millions d’individus ?
Pour James Surowiecki, il existe une multitude de sous-groupes dans lesquels l’individu peut facilement et librement s’exprimer : le cercle familial, les amis, les associations, voire le cadre professionnel… Mais ces conversations privées doivent donner lieu à une mise en commun générale des différentes opinions exprimées. L’auteur explique que c’est précisément ce manque d’institution de centralisation qui a conduit à l’attaque du Wolrd Trade Center : alors même que les informations étaient là, la NSA, le FBI et la CIA n’ont pas pu prédire la catastrophe car il leur manquait une vue d’ensemble.
Enfin, l’auteur croient à la coordination naturellement des opinions, à condition que les individus n’agissent pas uniquement pour défendre leur intérêt personnel.
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A travers des exemples concrets, James Surowiecki affirme à la fois la supériorité d’un groupe nombreux et diversifié sur une petit groupe mais aussi l’importance des avis contraires et iconoclastes qui permettent à la collectivité de mieux réfléchir. Ainsi, défendre la démocratie, c’est avant tout accepter le dissensus, promouvoir le débat d’idées et faire émerger une pensée pragmatique de ces débats.