Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 21 octobre 2024.
Dominique Rousseau, 6 thèses sur la démocratie continue, éditions Odile Jacob, 2022
Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à Paris-I-Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut universitaire de France et président du conseil scientifique de l’Association française de droit constitutionnel. Il a également été membre du Conseil supérieur de la magistrature de 2002 à 2006.
Dans les démocraties représentatives modernes, comme la France, Dominique Rousseau estime que les citoyens et citoyennes ont été relégué.es au simple rôle d’électeurs et électrices. Or, l’auteur insiste sur l’importance d’une pratique citoyenne de tous et toutes, quotidienne : c’est ainsi qu’il crée le concept de « démocratie continue ». Une démocratie en action, où tous les corps politiques qui la composent agissent. Il en donne ici les six thèses structurantes.
1. Les droits de l’Homme comme code d’accès à la démocratie
Pour comprendre ce qui fait le citoyen ou la citoyenne, Dominique Rousseau reprend à son compte la définition que Cicéron nous donne du « peuple », si différent de la foule : une association politique d’individus, référence de tout système politique, création artificielle qui permet de formuler des droits et une Constitution.
Ce sont ces mêmes droits qui changent le « peuple », jusque là plutôt abstrait, en un agglomérat factuel de citoyens et citoyennes. Ces mêmes droits sont modifiés et agrandis en permanence. La démocratie est donc construite sur les droits de l’Homme, base intellectuelle de la Constitution, qui est elle-même un acte vivant, un espace ouvert à la création continue des droits.
La deuxième condition fondamentale d’une démocratie continue est l’existence d’un espace public démocratique.
Celui-ci est créé par les droits de l’Homme, qui mettent les individus en relation les uns avec les autres et leur permettent d’échanger autour de valeurs et/ou d’objectifs communs. Pour cela, il faut que tous et toutes se regroupent autour de ce que Dominique Rousseau appelle un instrument : une notion forte et abstraite, comme la religion, la Nation, l’Etat ou encore la classe sociale. Or, ces instruments sont aujourd’hui de plus en plus inefficaces.
Il est enfin essentiel que les individus soient épanouis pour construire ensemble. L’auteur cite ici Karl Marx, « le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous« .
Dans le système représentatif, les citoyens et citoyennes ne sont défini.es, nous l’avons dit, que par leur qualité d’électeurs et électrices. Dans une démocratie continue, l’individu est au contraire appréhendé dans toute sa pluralité et sa complexité, par l’ensemble des rôles sociaux qu’il joue : étudiant, travailleur, consommateur, parent, malade, électeur, croyant, etc.
2. Les citoyens ne sont pas dans le corps des représentants
Dominique Rousseau propose ici de comparer démocratie représentative et démocratie directe, afin d’établir clairement leurs limites respectives.
La démocratie représentative est construite sur le principe de souveraineté nationale et fonctionne par mandats représentatifs. Ce régime est d’inspiration monarchique.
La démocratie directe se base quant à elle sur la souveraineté populaire, et fonctionne par mandats impératifs et référendums.
Premièrement, ceux-ci peuvent être idéalisés, manipulés, utilisés pour diffuser de fausses informations et « activer les instincts primaires », c’est-à-dire faire appel aux émotions de l’électorat plutôt qu’à sa raison et sa réflexion. En bref, ils donneraient l’illusion, et non la possibilité réelle, de participer. Cela étant dit, les soutiens de la démocratie semi-directe affirment que le système représentatif comporte les mêmes défauts.
Deuxièmement, la souveraineté populaire signifie le pouvoir d’un seul corps politique : le peuple. Par définition donc, celui-ci ne peut être contrôlé ; on suppose simplement qu’il ne peut pas mal faire, à défaut de « bien faire ».
Apparait alors un défaut commun : les deux régimes rejettent l’idée d’autonomie des corps politique. L’individu s’efface et fusionne avec l’intérêt général incarné par un corps politique uni, dont il ne peut se distinguer. C’est la ‘représentation-fusion’ : puisque les représentant.es incarnent la volonté commune, les représenté.es n’ont pas de rôle à jouer en politique. Dominique Rousseau revendique une ‘représentation-écart’, où citoyens et citoyennes peuvent agir, parler et vouloir différemment de leurs élu.es, et exercent des fonctions différentes.
Pour maintenir cet écart, il faut construire les espaces qui permettent aux citoyens et citoyennes d’agir politiquement : celui de la Loi, et celui de la Constitution. Il ne peut y avoir de fusion entre les deux.
3. Les citoyens concourent personnellement à la fabrication de la loi
L’auteur réaffirme la nécessité de rompre avec le système représentatif, car le peuple est dépossédé de son droit de participation à l’élaboration de la loi. Le mouvement des Gilets Jaunes, en 2019, a cherché à reprendre de force cette possibilité, à forcer la classe politique à reconnaître le peuple non comme de simples « gens », mais comme citoyens et citoyennes.
La démocratie continue reconnaît la compétence normative du peuple, et cherche à le faire entrer dans la sphère de production normative et de politiques publiques. Il pourrait alors non seulement s’exprimer librement, sans mais aussi contre ses représentant.es. Dominique Rousseau revient au texte de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dans laquelle est inscrite ce droit populaire (alors théorique) à l’entreprise législative.
4. La justice n’est pas un pouvoir de l’État mais un pouvoir de la démocratie
Trois espaces coexistent dans une société : civil, public et politique. La justice est, dans ce contexte, l’articulation entre ces trois espaces, au pouvoir d’équilibre et de mesure dans l’élaboration de la norme. Elle participe donc d’une société plus souple, ouverte et démocratique.
Pour légitimer le pouvoir judiciaire, qui n’est aujourd’hui pas élu, Dominique Rousseau mobilise la théorie de la légitimité procédurale. Une décision est considérée comme légitime lorsque sa procédure de fabrication a respecté certaines règles : transparence, contradiction, impartialité, argumentation, délibération. Il les organise en quatre règles :
- L’obligation de motiver les jugements, qui permet d’exposer le processus argumentatif qui a conduit à retenir une interprétation (de loi) plutôt qu’une autre ;
- Le principe contradictoire, qui permet un échange d’arguments entre les parties. Cela permet aussi d’exposer et de défendre des arguments à armes égales ;
- La publicité des débats judiciaires, qui permet à la justice de s’ouvrir et de communiquer avec d’autres sphères :
- La collégialité, qui permet la discussion des décisions de justice entre les magistrat.es.
Mais l’auteur ne s’arrête pas là et plaide pour une refondation radicale de la justice.
Il faudrait selon lui mettre fin au dualisme juridictionnel en supprimant le Conseil d’Etat, car il est à la fois juge de l’administration et conseiller du gouvernement. En parallèle, il propose de créer la fonction de Procureur général de la République. Une majorité de trois cinquièmes du Parlement désignerait celui ou celle qui occuperait ce poste. Ses fonctions seraient la conduite de la politique pénale, la direction de la police judiciaire, la surveillance de l’impartialité de l’instruction. Le Parlement contrôlerait sa politique.
Enfin, Dominique Rousseau souhaite la création d’un Conseil supérieur de la justice, impartial, éloigné de la conflictualité politique et de l’alternance des mandats. Le ministère de la Justice deviendrait le ministère de la Loi, dont le rôle serait de contrôler la qualité rédactionnelle et juridique des projets soumis à la discussion parlementaire, ainsi que leur compatibilité avec la Constitution, la législation européenne et les traités internationaux. Une Cour constitutionnelle complèterait ce tableau.
« Les sociétés sont entrées dans l’ère démocratique lorsqu’elles ont posé les règles du procès équitable et du tribunal neutre et impartial ; les sociétés sortent de l’univers démocratique lorsqu’elles réduisent l’indépendance de la justice. »
5. Le Président doit être déconnecté, et le Parlement reconnecté
Pour Dominique Rousseau, les cohabitations politiques, le quinquennat et les élections législatives ne font que créer des désaccords au sommet de l’État et affaiblissent l’exécutif. C’est la structure même de la Ve République qui en est à l’origine, et l’importance qu’elle accorde à deux fonctions, celle de Président et de Premier Ministre.
Pour contrer ces mécanismes, l’Assemblée nationale pourrait être élue à la proportionnelle, un contrat de législature mis en place entre le Premier Ministre et les député.es, et le Président exclu du Conseil des ministres. Enfin, il faudrait créer une assemblée citoyenne, dont le rôle ne serait pas uniquement consultatif, mais bien participatif.
6. La Constitution doit être réécrite
Enfin, Dominique Rousseau propose de réécrire la Constitution selon un processus démocratique. Des assemblées décentralisées sur tout le territoire recueilleraient les propositions des citoyens et citoyennes. Un comité devra ensuite rédiger les nouveaux articles sur la base de ces propositions, ainsi qu’un argumentaire qui expliciterait l’esprit des différentes dispositions. Ce travail sera ensuite soumis à la discussion d’une commission mixte paritaire. Le texte final de la Constitution devra enfin être soumis à un référendum national.
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Dominique Rousseau ne se contente pas de conceptualiser la « démocratie continue ». Il en fait un programme concret, inspiré de nombreux courants théoriques et d’expériences concrètes, comme la démocratie participative, le système suisse, la remise en cause du pouvoir hiérarchique… Il propose même plusieurs réécritures d’articles de la Constitution, et ancre ainsi ses propositions dans la réalité législative actuelle.