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La Contre-Démocratie, la Politique à l’Age de la Défiance


Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 18 octobre 2024. 

Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Editions du Seuil, 2006

Pierre Rosanvallon est un éminent historien et sociologue français. Il fut notamment professeur au Collège de France entre 2001 et 2018, où il occupait la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique, et directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

 

Montée de l’individualisme, repli sur la sphère privée, perte de confiance dans les dirigeants… Tels seraient les signes de la crise de la représentation en France. Mais ces signes pourraient-ils n’être qu’une interprétation sociologique ?  La définition moderne de la démocratie n’est-elle pas déformée ? Dans La Contre-démocratie, Pierre Rosanvallon nous propose une analyse historique et sociologique de la démocratie pour aborder la « dépolitisation » de manière différente.

En parallèle de la recherche d’une amélioration de la démocratie électorale, on assisterait à la formation de contre-pouvoirs sociaux « destinés à compenser l’érosion de la confiance par une organisation de la défiance. ». Ces contre-pouvoirs seraient la manifestation d’une contre-démocratie : la « démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social ». Elle serait composée de trois contre-pouvoirs : un pouvoir de surveillance, qui prendrait forme à travers la « vigilance », la « dénonciation » et la « notation » ; un pouvoir d’empêchement, qui consiste à s’opposer à une législation ou à une décision (« démocratie négative ») ; et un pouvoir de jugement, soit la volonté que les élu.es rendent des comptes et respectent leurs engagement (« démocratie d’imputation »).

Pour Pierre Rosanvallon, les citoyens et citoyennes ne sont pas « impolitiques », ils et elles participent toujours à la politique, mais par des voies non institutionnelles.

 

La démocratie de surveillance

Selon Rosanvallon, elle serait composée de la « vigilance », de la « dénonciation » et de la « notation ».

  • La vigilance, soit le contrôle des actes gouvernementaux par le peuple, serait un pouvoir non institutionnel aussi, voire plus efficace que le vote.  Il s’agirait d’un quatrième pouvoir disséminé dans la société qui s’exercerait par le biais des médias, des syndicats et des autres formes de corps intermédiaires ;
  • La dénonciation serait un pouvoir qui consisterait à publiciser des actes répréhensibles, comme la corruption, ou à révéler le mauvais fonctionnement de certaines lois. La dénonciation aurait également le pouvoir de discréditer un ou une élu.e par le « scandale » ; 
  • La notation serait un pouvoir d’évaluation des administrations, mais aussi du monde politique, notamment à travers l’audit. En termes de comportement électoral, cela signifierait que l’électorat vote en fonction des résultats des politiques publiques mises en œuvre.

Selon l’auteur, les acteurs principaux de ce pouvoir sont les groupes de pression, les ONG, les « lanceurs d’alerte ». Leur objectif n’est pas de représenter la population, mais de dénoncer des pratiques ou de lutter pour des intérêts particuliers. Ils développent une expertise et produisent des rapports pour évaluer une action ou une situation. Internet est un outil qui démultiplie les fonctions de surveillance. Les professionnels de l’audit, privés comme publics, seraient désormais des acteurs de contrôle du fonctionnement démocratique.

Les médias incarnent ce pouvoir de surveillance, en tant que reflet de l’opinion publique, dès la Révolution et de manière flagrante pendant le Second Empire et sous la IIIème République. C’est pour cela que Napoléon III, puis les républicains, ont fortement restreint la liberté de la presse car ils y voyaient un pouvoir illégitime, non représentatif, car n’étant pas élu au suffrage universel.

 

La souveraineté d’empêchement

Selon l’auteur, depuis le Moyen-Âge, le droit de résistance du peuple était officieusement reconnu lorsqu’il était victime d’un pouvoir tyrannique. Autrement dit, le silence du peuple signifiait son accord. Depuis Althusius, ce droit a été théorisé comme un pouvoir officiel veillant à la bonne conduite du roi. Pendant la Terreur, les tentatives d’institutionnalisation de ce droit furent vaines.

Pierre Rosanvallon explique quant à lui que le véritable pouvoir d’empêchement est né avec les grèves issues des mouvements ouvriers de la fin du XIXème siècle. Cependant, la lutte des classes n’a pas suffi à instituer un pouvoir d’empêchement. Sous la IIIème République, les dirigeants concevaient le peuple comme un tout, niant ainsi l’existence de plusieurs classes sociales, donc d’intérêts particuliers. La Grande-Bretagne a reconnu un pouvoir d’empêchement par la minorité parlementaire.

Le rebelle, le résistant et le dissident sont trois figures de la « souveraineté critique » qui auraient disparu depuis la fin du XIXème siècle, marquant un affaiblissement de la souveraineté critique, figure de contestation et de régulation sociale du pouvoir politique.

Selon l’auteur, aujourd’hui, l’empêchement s’incarnerait dans la critique négative des élus, plus que dans leur programme. La « démocratie négative » (la contestation des élu.es) serait plus facile à mettre en œuvre que la publicité d’idées innovantes.

 

Le peuple-juge

Le pouvoir de jugement du peuple proviendrait avant tout de l’Antiquité grecque : les citoyens pouvaient y déclencher des procédures d’invalidation de décrets ou de dénonciation. Ces deux procédures s’appliquaient, d’une manière générale, à tout ce qui était considéré comme contraire au bien de la cité. Ce droit de juger était considéré comme plus important que celui de délibérer.

L’auteur prend en exemple les procédures de « recall » (Grande-Bretagne) et « d’impeachment » (Etats-Unis), comme un pouvoir judiciaire appliqué par des jurys, donc des citoyens et citoyennes. L’institutionnalisation du jury, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, puis en France, depuis la fin du XVIIIème siècle, participe de la volonté d’intégrer les citoyens et citoyennes aux décisions judiciaires et donc à une forme de pouvoir. Cependant, au cours du XIXème siècle, le pouvoir des jurys a diminué, restreint à certains domaines.

Pierre Rosanvallon parle d’une « judiciarisation du politique » pour qualifier les phénomènes de pénétration des actes juridiques dans la sphère politique, due à la faiblesse historique de certains gouvernements. Le jugement d’une affaire politique serait préféré à la délibération, car l’étude des faits, par des juristes renseigné.es, paraîtrait plus précise et plus factuelle. Le jugement peut aussi produire une décision dans une affaire considérée comme délicate politiquement. La particularité du jugement est qu’il traite des cas particuliers et trace un chemin face aux impasses politiques.

 

La démocratie impolitique

Les comportements politiques se sont transformés. Citoyens et citoyennes auraient tendance à être plus exigeants et exigeantes envers leurs politiques, en raison d’un « consumérisme politique ». Les individus ne seraient pas dépolitisés mais politiquement déçus. Il n’y a pas de pensée révolutionnaire d’ensemble mais une vision individualiste du changement, au cas par cas. De plus, les gouvernements ne seraient plus guidés par la production de réformes d’ampleur mais par la crainte d’une disqualification du jeu politique par l’opinion publique, qui sait ce qu’elle ne veut pas mais pas ce qu’elle veut. Enfin, l’exigence d’une transparence totale est de plus en plus forte.

Dans cette analyse, le populisme serait une pathologie de la contre-démocratie : il consisterait à exacerber les caractéristiques de la surveillance, de l’empêchement et du jugement dans le but de dénoncer et même de faire tomber les gouvernements, accusés de gouverner en oligarques. Enfin, Pierre Rosanvallon établit un parallèle entre le fonctionnement politique et celui des marchés financiers. La mise en place d’agences de notation et de contrôle d’audit serait un pouvoir de surveillance pour pallier les déficiences du système de marché.

 

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Rosanvallon pense qu’il est nécessaire de « repolitiser » les citoyens et citoyennes, de les réintéresser à la vie en communauté. Il faudrait pour cela « resymboliser » le politique, donc rendre lisible les « différences sociales » et les divisions afin de mieux les dépasser. « C’est une vérité du mode de vie effectif des hommes et des femmes qu’il s’agit ainsi de faire reconnaître pour permettre de le corriger. ».

L’auteur imagine un régime mixte dans lequel la stabilité institutionnelle du gouvernement, la fonction permanente de garde-fou de la « contre-démocratie » et les pratiques consensuelles du « travail du politique » fonctionneraient de concert pour tendre vers un fonctionnement démocratique meilleur.

Il aimerait voir dans cet ouvrage une porte de « sortie réaliste du désenchantement politique contemporain ».


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