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Et si on essayait le Tirage au Sort ?


Yves Sintomer propose de s’intéresser au tirage au sort, méthode inventée au sein de la démocratie athénienne et qui, aujourd’hui, pourrait contribuer à rendre nos démocraties plus participatives et délibératives.

Nos sociétés sont en crises, les gouvernements représentatifs font face à une crise de la légitimité, à la mondialisation, aux défis écologiques, à des transformations sociales, à une montée de l’individualisation et à un affaiblissement des identités collectives. Les conséquences sont un rapport entre citoyens et politique institutionnelle qui s’affaiblit mais également des innovations démocratiques qui se créent loin de la démocratie représentative.

Depuis quelques décennies, une « tendance participative » s’étend en Europe, l’auteur la décrit de la façon suivante : « Elle implique un idéal propre, celui d’une démocratie radicale où les citoyens ont une vraie capacité de se gouverner, où l’autonomisation des gouvernants par rapport aux gouvernés est minimisée et où, à l’inverse, les espaces d’autonomie collective sont maximisés ». C’est au sein de cette tendance que cherchent à évoluer des formes de participations tel le tirage au sort.

 

Des expérimentations réussies

L’utilisation du tirage au sort a donné lieu, durant les dernières décennies à de nombreuses expériences aboutissant elles-mêmes à des apprentissages techniques et politiques.

Ainsi en 2004, en Colombie britannique, une assemblée citoyenne est tirée au sort dans le but de réformer son mode de scrutin. En 2010, en Islande, après la crise financière (de 2008), le pays veut réformer sa Constitution et tire au sort mille citoyens. En France, en 2006, Ségolène Royal propose la perspective d’une « surveillance populaire » envers les élus par des jurys citoyens tirés au sort. Cette proposition va secouer l’entièreté de l’échiquier politique, montrant la réticence, à droite comme à gauche, de ce type de procédés.

La démocratie délibérative est une des voies d’entrée de l’intérêt public au sein de nos modèles représentatifs où la prise de décisions est influencée par des experts et des intérêts particuliers. L’actuel déficit de légitimité envers la représentation politique requiert de nouvelles dynamiques, qu’elles consistent en de nouveaux procédés ou en la réintroduction d’anciens procédés tel que le tirage au sort qui est aussi vieux que la démocratie elle-même.

 

Le tirage au sort, quels bénéfices ?

Le rôle du tirage au sort en politique permettrait de composer des jurys pour d’une part évaluer l’action des élus mais également trancher sur des questions de politiques publiques.

Au sein des démocraties ou des républiques antiques, médiévales ou renaissantes, le tirage au sort ne se limitait pas à la politique. Alors qu’Aristote le qualifie comme l’outil démocratique par excellence, il a également été utilisé au sein de diverses rationalités tel que :

  • Dans une perspective religieuse ou surnaturelle (le tirage au sort comme un signe divin)
  • Comme méthode impartiale pour résoudre une question controversée (sélection de soldats ou de membre des jurys de la sphère judiciaire)
  • Comme une procédure favorisant l’autogouvernement de tous par tous, chacun ayant la possibilité à tour de rôle de gouverner et d’être gouverné (ce qui rééquilibre les chances et évite la professionnalisation de la politique avec des élites sociales)
  • Comme une manière d’assurer que le pouvoir sur tous est assumé par tout un chacun
  • Comme un moyen de sélectionner un échantillon représentatif de la population (microcosme de la société qui permet de décider au nom de la collectivité)

Hormis la première logique (surnaturelle…), le tirage au sort renforce le consensus et la cohésion sociale, il favorise la qualité de la délibération par la mobilisation d’un savoir d’usage et la diversification d’expériences sociales.  Le rôle des instances fondées sur le tirage au sort serait quadruple : « opiner, contrôler, juger, décider ».

Le processus du tirage au sort a de nombreux avantages :

  • Former une opinion éclairée car il permet la création de « tribunal de raison »
  • Représenter les citoyens dans leur diversité tout en ne réifiant pas les identités
  • Mobiliser les savoirs citoyens car ils sont les mieux placés pour décider ce qui est mieux pour leurs concitoyens

 

Un processus participatif glorifié puis oublié 

Pour expliquer la disparition de ce processus lors des révolutions modernes, le philosophe Bernard Manin met en avant deux facteurs. D’une part, la volonté des pères fondateurs des républiques modernes d’avoir une aristocratie élective. D’autre part, l’enracinement de la théorie du consentement (par tous).

Mais alors pourquoi le tirage au sort a-t-il également disparu au sein des courants radicaux minoritaires et pourquoi a-t-il connu une expansion majeure dans la sphère juridique ? L’auteur apporte quelques réponses à sa disparition parmi lesquelles se trouvent :

  • La professionnalisation de la politique
  • Une conception aristocratique de la République
  • L’absence de la notion d’échantillon représentatif

 

Les démocraties modernes diffèrent des démocraties antiques par leur grande taille qui rend tout processus de démocratie entièrement directe trop complexe. La sélection aléatoire « permet de constituer un mini-public, une opinion contrefactuelle qui se différencie des élus mais aussi de l’opinion publique des masses ». La notion d’échantillon représentatif est validée par les mathématiciens, les statisticiens et les sociologues, elle permettrait donc une démocratie délibérative fondée sur des mini publics sociologiquement représentatifs.

 

La domestication du hasard

Platon, dans Les Lois, présente deux conceptions du hasard. La première exprime la volonté des dieux, plus haute justification du pouvoir de commandement, qui relève du jugement de Zeus. La deuxième conception détient une rationalité d’ordre purement pragmatique. Bien que les Grecs ne sussent pas que tirer au sort revenait à tenir mathématiquement une chance égale à tous, ils savaient que faire participer l’ensemble des citoyens au tirage au sort présuppose de les penser comme égaux et comme méritant tous d’être désignés pour gouverner. Ce fut la première domestication du hasard.

Les critiques du fonctionnement par tirage au sort et donc via le hasard sont nombreuses. Guicciardini, dans la seconde moitié du XXème siècle déclare « c’est le peuple, et non le sort, qui doit être le seigneur et c’est lui, et non la fortune, qui doit conférer les honneurs ».

« Le tirage au sort de magistrats paraît aujourd’hui une telle absurdité que nous avons peine à concevoir qu’un peuple intelligent ait pu imaginer et maintenir un pareil système » affirme Gustave Glotz (historien de la fin du XIXème siècle). Cette citation illustre qu’il faut toujours prendre en compte des contextes sociaux, institutionnels et culturels très contrastés entre différentes sociétés. Bien que le tirage au sort semble être une question atemporelle, la façon dont il est perçu dans les sociétés ne l’est pas. La signification change mais la forme reste essentielle.

« Les enquêtes sociologiques historiques montrent que la méthode aléatoire peut être utilisé selon des logiques politiques très diverses en fonction de sa place dans la procédure de sélection des gouvernants, des groupes et des contextes convoqués »

Le tirage au sort est vu pour certains comme une solution à la crise de la démocratie représentative. Pour que cela soit possible, il faudrait alors transformer la représentation et développer la démocratie participative en rééquilibrant les pouvoirs exécutifs et législatifs. Le tirage au sort permettrait d’instaurer une parité hommes/femmes, d’ouvrir le champ des représentations à des classes sociales marginales, d’approfondir la décentralisation ou encore de renforcer le pluralisme.

« Le métier de la politique doit céder de la place à la politique comme engagement temporaire et c’est le rapport entre représentants et représentés qu’il faut modifier »

 

Petite histoire de l’expérimentation démocratique, Yves Sintomer, éditions La découverte.

Yves Sintomer est codirecteur du département de science politique de l’Université Paris-VIII. Il est également chercheur au CNRS et à l’institut de sociologie de l’université de Neuchâtel.


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