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Le Règne des Diplomés


Publié le 30 mai 2022. Mis à jour le 10 octobre 2024. 

Mark Bovens et Anchrit Wille, Diploma Democracy : The Rise of Political Meritocracy, Oxford University Press, 2017

Mark Bovens, professeur à l’Université d’Utrecht, concentre ses recherches sur la responsabilité politique, la méritocratie et l’éducation politique des citoyens. Quant à Anchrit Wille, maître de conférences à l’Université de Leiden, il étudie la politique exécutive, la participation politique et la méritocratie.

L’omniprésence de personnes diplômées dans les plus hautes sphères du pouvoir génère des effets externes négatifs : faible participation politique de la part des « non-diplômé.es », absence de dialogue entre représentant.es et représenté.es, perte de confiance dans les gouvernements… Comment lutter contre ce phénomène ?

 

La massification scolaire

En 1970, l’UNESCO estime à 32,5 millions le nombre d’étudiant.es de l’enseignement supérieur dans le monde. En 2000, ce nombre est de 100 millions et en 2010, de 178 millions. Le nombre de personnes diplômé.es augmente proportionnellement.

Dans son rapport remis à l’OCDE, Martin Trow distingue trois grandes étapes de l’expansion de l’enseignement supérieur :

  • L’université était d’abord réservée à une élite, et le nombre de personnes inscrites dans l’enseignement supérieur était inférieur à 15 % de la population en âge d’étudier ;
  • L’enseignement supérieur s’est ensuite démocratisé, c’est la « phase de l’enseignement supérieur de masse » ;
  • La « phase universelle » débute quand le nombre de personnes inscrites dans l’enseignement supérieur dépasse 50% de la population en âge d’étudier.

Les pays dits « développés » sont, aujourd’hui encore, dans la seconde phase : un peu plus de 30% des citoyens et citoyennes disposent d’un diplôme de l’enseignement supérieur. Une part importante reste donc en marge de ce phénomène, et ne dispose que de peu de chances d’accéder aux hauts postes administratifs et gouvernementaux. Mais est-il vraiment possible de gouverner sans près de deux-tiers de la population ?

 

Des démocraties représentatives dominées par des élites surdiplômées

Qu’y a-t-il de mal à ce que les plus hautes fonctions du gouvernement soient occupées par des élites diplômées ? Au fond, un gouvernement de spécialistes, c’est à peu près ce que recommandait Platon dans La République, où l’aristocratie est présentée comme le meilleur des régimes politiques, et où seuls les philosophes sont aptes à gouverner. Les personnes diplômées ne sont-elles pas les philosophes d’aujourd’hui ?

Une réalité flagrante

En analysant les systèmes politiques français, hollandais, belge, danois et allemand, Mark Bovens et Anchrit Wille montrent à quel point les démocraties représentatives occidentales sont devenues des « démocraties de diplômé.es ».

 « Les diplômés universitaires en sont venus à dominer toutes les institutions et arènes politiques importantes, des partis politiques au parlement en passant par le lobbying. (…) Il suffit de regarder les parlements d’Europe occidentale. À la Chambre des communes britannique, après les élections de 2015, neuf députés sur dix étaient diplômés de l’université. C’est le pourcentage le plus élevé jamais atteint depuis la création de cette institution. Au Bundestag, en 2013, 86 % des députés avaient fréquenté un établissement d’enseignement supérieur. Après les élections de 2012, près de 97 pour cent des membres du parlement néerlandais avaient fréquenté un établissement d’enseignement supérieur ou une école supérieure. »

Ce phénomène est relativement nouveau. Même si cela est aujourd’hui difficile à imaginer, les hommes politiques, mêmes riches, étaient en réalité peu diplômés avant les années 1970.

« Au cours du XIXe et une grande partie du XXe siècle, les élites politiques se sont formées sur la base de la classe ou de la propriété. Souvent, elles étaient mieux éduquées que le citoyen moyen – les classes supérieures en général avaient un bien meilleur accès à l’éducation – mais cela n’était pas la principale source de leur pouvoir politique ; basé sur le statut, la terre ou la richesse. »

Aristocratie plus que méritocratie

Au contraire, il est aujourd’hui absolument nécessaire d’être diplômé.e pour gouverner. À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit d’un système fondé sur la méritocratie puisque les plus méritant.es, celles et ceux qui ont le plus travaillé, obtiennent les postes les plus importants.
Mais dans les faits, les systèmes éducatifs ne sont pas méritocratiques : comme le soulignait le sociologue français Pierre Bourdieu, l’école, loin de garantir la fluidité sociale, renforce les inégalités. L’admission dans les plus grandes écoles est particulièrement difficile pour les enfants issu.es de milieux défavorisés.

« La reproduction des inégalités sociales par l’école vient de la mise en œuvre d’un égalitarisme formel, à savoir que l’école traite comme « égaux en droits » des individus « inégaux en fait » c’est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique. »

Bourdieu, La reproduction

Or, selon les auteurs, le parlement d’une démocratie représentative doit être un microcosme de sa société : la représentation est ici entendue au sens de miroir de son sujet et non comme la délégation du pouvoir d’un corps à l’autre.

 

L’émergence de deux mondes bien séparés et ses conséquences

 

Diplomé.es contre gens ordinaires

Finalement, cette « méritocratie » héréditaire conduit à l’émergence de deux mondes bien séparés :

  • D’un côté, celles et ceux qui, grâce à leurs études, ont tendance à avoir de meilleures aptitudes pour s’exprimer, s’organiser, débattre… bref, qui disposent de « la capacité de recueillir des informations sur une variété de sujets, à organiser les faits et à traiter efficacement l’information », et donc de participer à la vie politique ;
  • De l’autre, celles et ceux au faible niveau d’éducation, qui constituent néanmoins 70% de l’électorat mais néanmoins pratiquement absents de la scène politique et dont l’abstention est très forte.
Vers la déstabilisation de la société

Les personnes très instruites peuvent-elles représenter les gens ordinaires avec lesquels elles ont peu de contacts et de points communs ?

« Les deux groupes éducatifs se rencontrent ou se mélangent à peine. Les bien éduqués vivent dans les villes universitaires, dans les banlieues vertes d’avant-guerre, ou dans les parties gentrifiées des centres-villes du XIXe siècle, tandis que les moins éduqués se trouvent dans les anciennes villes manufacturières, dans laprès-guerre, les villes satellites, ou, dans la périphérie du XXe siècle des grandes villes. Ils ne s’accouplent pas non plus ; l’homogamie scolaire a remplacé l’homogamie religieuse. »

Pour Mark Bovens et Anchrit Wille, cette « démocratie des diplômés » a deux conséquences principales : tout d’abord, les gouvernements sont plus à l’écoute de celles et ceux qui ont des qualifications avancées, puisqu’ils et elles disposent de plus de pouvoir. Ensuite, les personnes les moins diplômées accordent une faible confiance en leur gouvernement et sont facilement conquises par des partis de démagogues.

« Les citoyens doivent avoir le sentiment qu’ils comptent, que leur voix est entendue et qu’ils sont capables d’influer sur les politiques. Dans une démocratie de diplômés, la voix instruite résonne beaucoup plus fortement aux urnes ; lors de séances de délibération et de réunions dexperts ; dans les parlements et les cabinets. »

Une telle société ne peut qu’aboutir à des violences pré-révolutionnaires causées par la frustration des classes sociales dominées. Mark Bovens et Anchrit Wille font d’ailleurs régulièrement référence à l’essai satirique de Michael Young, The Rise of the Meritocracy (1958)*. Dans cette dystopie, chacun et chacune se voit attribuer un poste en fonction de son intelligence et des efforts fournis. La société est alors divisée en deux, et la classe inférieure finit par se révolter.

« Dans ce scénario, de nombreux citoyens peu ou moyennement éduqués en viendront à considérer la démocratie parlementaire comme truquée et illégitime – un brunch de profiteurs élitistes – et se tourneront vers l’instinct du leader charismatique autocratique.  Il est donc grand temps d’examiner les moyens institutionnels d’endiguer la montée de la démocratie des diplômes. »

Quelles solutions ?

 

Favoriser l’arrivée de représentants issus de milieux plus diversifiés

Pourquoi ne pas instaurer des quotas dans les écoles, en fonction par exemple de l’ethnie ou du sexe ? Ces diplômé.es au background divers occuperont ensuite les plus hautes fonctions politiques. Les représentant.es seront alors in fine plus représentatifs de la population.

« Les expériences de démocratie urbaine suggèrent qu’il est possible d’impliquer les moins instruits dans l’élaboration de politiques délibératives. Toutefois, pour y parvenir, il faudra mettre en place des réformes spécifiques, telles que la décentralisation, afin de permettre aux délibérations de se concentrer sur des questions spécifiques et pratiques. »

Encourager la participation infra-politique

L’infra-politique renvoie à toutes les formes de participations politiques ‘déguisées’ : engagement dans une ONG, pratiques de consommation résistantes, contournement d’une taxe… En somme, tous les moyens qui permettent à des populations dominées de s’exprimer hors des champs d’actions politiques traditionnels.
Mais cette participation est aujourd’hui largement biaisée : les ONG recrutent désormais des individus hautement qualifiés, qui savent jouer de leur réseau pour intégrer de telles structures. Les auteurs y voient un véritable problème, notamment dans des pays comme la Grande-Bretagne, le Danemark et l’Allemagne où ONG et syndicats disposent d’un pouvoir non négligeable dans la lutte contre les inégalités sociales et économiques. Le même type de problème se pose au niveau du lobbying. 

« L’influence du lobbying peut être contrôlée par des règles strictes, avec des restrictions sur la quantité de lobbying autorisée. Les registres de transparence fournissent aux citoyens une source directe d’informations sur les personnes engagées dans des activités de lobbying, sur les intérêts poursuivis et sur le niveau des ressources investies dans ces activités. »

Instaurer un vote obligatoire

Obliger les citoyens sans diplôme à voter permettrait, selon Mark Bovens et Anchrit Wille, d’obtenir une meilleure représentation politique.

« Faire du vote une obligation légale attirerait les groupes ayant un faible niveau d’éducation vers les isoloirs – quant à savoir si, une fois sur place, ils voteront réellement, c’est une toute autre question. »

Introduire des référendums

Il s’agirait notamment pour les citoyens et citoyennes de contrôler, par le vote, l’action de leur gouvernement :

« L’introduction de certains éléments plébiscitaires dans la démocratie représentative permettrait non seulement de faire entendre plus clairement la voix des groupes ayant un faible niveau d’éducation lors du processus de recrutement de l’élite, mais aussi d’apporter plus de variété à l’expertise politique. »

Instaurer une « House of Lots »

Pourquoi ne pas créer une chambre dans laquelle siégeraient des citoyens et citoyennes tiré.es au sort ?

« Nous avons déjà évoqué le rôle du sort dans la composition des conventions délibératives. Une application plus radicale consiste à sélectionner les membres des organes législatifs et autres responsables politiques par tirage au sort plutôt que par des élections. Dans l’Athènes de Platon, diverses institutions étaient en place pour éviter une méritocratisation de la vie publique,  au grand dam de Platon, il faut le noter. Après les réformes de Clisthène, par exemple, presque tous les postes administratifs étaient occupés par des citoyens tirés au sort. Cette mesure visait à limiter la formation d’une élite dirigeante. »

Développer l’éducation civique des enfants

Ces cours pourraient stimuler leur engagement politique et fournir à chacun la « capacité de s’exprimer ». En France, de tels cours existent déjà, mais sont sans doute encore trop marginaux.

« L’introduction de l’éducation civique dans le programme des écoles secondaires semble être une autre option judicieuse. L’introduction de programmes d’éducation civique plus intensifs dans l’ensemble de la population augmenterait les niveaux d’engagement et de compétences civiques de tous les segments de la population. »

*

Si les fonctions politiques semblaient être les seules pour lesquelles aucune qualification formelle n’était requise, dans les faits, les pratiques politiques contemporaines sont diamétralement opposées à cet idéal démocratique. Mais un certain nombre de solutions existent, et elles consistent toutes finalement en une chose : mieux répartir le pouvoir. 

 

*The Rise of the Meritocracy est un roman de science-fiction dystopique, dans la lignée de 1984 de George Orwell ou Brave New World d’Aldous Huxley. Entre 1945 et 2034, le système britannique est passé d’une aristocratie à une méritocratie, censée incarner la victoire de l’expansion de l’enseignement supérieur et de l’expansion de principes scientifiques stricts à l’admission des étudiants dans les écoles, à la sélection des cabinets de recrutement, des fonctionnaires et des dirigeants…


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