Accueil > Analyses et Enjeux > L’Elite Suisse contre la Démocratie Directe

L’Elite Suisse contre la Démocratie Directe


Publié le 17 juillet 2021. Mis à jour le 07 octobre 2024. 

Antoine Chollet, Défendre la démocratie directe, sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011

Antoine Chollet est chercheur au Centre d’histoire des idées politiques et des institutions de l’Université de Lausanne. Il est également docteur en sciences politiques à l’IEP de Paris.

Dans ce plaidoyer pour la démocratie, Antoine Chollet critique sévèrement une partie des élites suisses dont les positions sont selon lui clairement antidémocratiques. Il est pourtant essentiel de défendre la parole des citoyens et citoyennes, afin, entre autres, de légitimer les décisions politiques. L’auteur promeut ainsi une démocratie semi-directe, combinant à la fois des éléments de démocratie directe et représentative. Comme dans une démocratie représentative, les citoyens et citoyennes élisent leurs représentant.es chargé.es d’établir les lois, mais le peuple est aussi un contre-pouvoir qui peut approuver ou abroger celles-ci.

 

Un discours antidémocratique qui remonte à l’Antiquité

Admiré par de nombreux politologues, le système suisse est considéré comme une « exception démocratique ». Il repose notamment sur l’initiative, qui permet à une partie de l’électorat de proposer qu’un texte soit soumis à la votation populaire.
Cette procédure est pourtant largement critiquée par les élites suisses, souligne Antoine Chollet : celles-ci affirment que le vote populaire est producteur d’intolérance. En 2009, l’initiative aboutit par exemple à l’interdiction des minarets ; en 2010, certaines tentèrent de rétablir la peine de mort. Si elles ne se déclarent pas ouvertement en faveur de l’aristocratie, ces élites pratiquent une forme « d’antidémocratisme implicite », affirme le chercheur.

Le discours antidémocratique s’est en réalité assez peu renouvelé depuis l’Antiquité. Au IVe siècle avant J.-C., Platon fustigeait déjà ce régime, qu’il voyait comme le règne des sophistes et des démagogues prenant appui sur un peuple trop passionné et facilement manipulable, et dont l’issue ne pouvait être selon lui que la guerre civile. De la même façon, les pères fondateurs de la Constitution étasunienne et les révolutionnaires français souhaitaient l’avènement de la République, assurant les libertés individuelles, mais réduisant le rôle du peuple au simple choix de ses représentant.es.
Longtemps, le « peuple » fut en effet paré de tous les défauts : inconstant, passionné, instable, et surtout piètrement ignorant. Les penseurs du siècle des Lumières, en ce sens, ne faisaient que lui proposer de passer de la tutelle d’un roi à celle d’une élite économique adoubée par le vote populaire.

« L’antidémocratisme implicite » dont parle Antoine Chollet s’inscrit dans la généalogie de cette pensée. Le droite suisse affirme que l’initiative dont dispose le peuple en matière législative est créatrice de désordre, et qu’elle empêche la Suisse d’être plus efficace du point de vue économique ; la gauche – de façon assez paradoxale – s’élève volontiers contre les « passions basses » du peuple, remettant en question sa capacité même à prendre des décisions. Il est donc grand temps, affirme l’auteur, qu’un « réveil démocratique » ait lieu, rappelant à chacun et chacune que tout le monde doit pouvoir prendre part à la décision politique. 

 

Sur quelles valeurs repose la démocratie ?

 

L’égalité

Dans Lesprit des lois, Montesquieu souligne que « l’amour de la démocratie est celui de l’égalité« . Le principe d’égalité découle, selon Antoine Chollet, de l’isonomia grecque : tout le monde doit être traité de la même façon. Il s’agit donc à la fois d’un principe abstrait très simple et d’une pratique complexe. Sous une démocraties, là où des inégalités surgissent (différences d’aptitudes, de richesses, de naissance, d’éducation), on s’efforce de les corriger, de les amoindrir et dans le meilleur des cas, de les annuler. 

Mais l’égalité, c’est aussi (surtout ?) l’égale participation aux affaires communes (droit de vote, droit de parole dans l’espace public) et l’égale compétence de chacun et chacune dans les affaires politiques. Cette participation doit être encouragée, et non réprimée. Machiavel, pourtant bien loin d’être un défenseur de l’idée démocratique, écrit que « la manière la plus prompte de faire ouvrir les yeux à un peuple est de mettre individuellement chacun à même de juger par lui-même et en détail de l’objet qu’il n’avait jusque-là apprécié qu’en gros » (Discorsi, I, 47).

La liberté

En démocratie, la liberté (politique) est celle de pouvoir participer à l’élaboration de la loi, et donc d’y consentir. Montesquieu écrit que « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent », mais ces lois doivent être validées par tous et toutes pour pouvoir être légitime. 

L’autonomie

De façon individuelle, l’autonomie est la capacité de se fixer ses propres règles, suivant sa morale personnelle. Mais dans son sens collectif, l’autonomie renvoie à la capacité de prendre des décisions qui affecteront tout le monde.

L’émancipation

En démocratie, l’émancipation est le fait de sortir de l’état de tutelle ou de minorité dans lequel autrui ou une institution cherche à nous maintenir. Au terme du processus émancipateur, le peuple se chargent lui-même de son organisation ; il est responsable de lui-même. La démocratie ne peut donc être figée : c’est un processus perpétuel d’émancipation qui vise à sortir les individus de leur état de tutelle. L’idée selon laquelle les citoyens et citoyennes pourraient être détaché.es de la chose politique et de ne se soucier que de leurs vies personnelles tout en déléguant les affaires publiques à un petit groupe de personnes n’appartient pas à la tradition démocratique, mais à celle du libéralisme élitiste de Benjamin Constant ou Alexander Hamilton.  

 

En Suisse, comment ça marche ?

Si la Suisse est souvent présentée comme la plus ancienne démocratie au monde, elle fut en réalité longtemps un pays d’aristocrates. Au XIXe siècle, les villes de Zurich ou Berne étaient gouvernées par quelques familles, et Neuchâtel et Tessin étaient organisées selon un système féodale. La démocratie n’arrive qu’après violences et insurrections.

La Constitution de 1848, presque exclusivement représentative, unit finalement les cantons. Elle emprunte à la Constitution étasunienne le bicaméralisme, la structure fédérale et l’établissement d’une cour suprême, mais inscrit, différence majeure, le référendum obligatoire pour toute modification de ladite constitution. Outil limité, certes, mais qui offre néanmoins aux citoyens et citoyennes suisses un pouvoir que la plupart des régimes représentatifs ne disposent toujours pas. De plus, un droit d’initiative permet de demander la révision totale de la Constitution contre seulement 50.000 signatures. Il ne s’agit pas exactement d’une nouveauté : dès 1830, plusieurs cantons – plutôt de la région allemande que de la région latine – avaient déjà mis en place un certain nombre d’outils permettant l’intervention citoyenne dans la législation (droit d’initiative, droit de veto, procédure de révocation des magistrats.

La deuxième grande étape de la démocratisation suisse a lieu en 1874, après l’instauration du veto législatif. Toute loi votée par l’assemblée fédérale peut désormais être contestée, si 30.000 personnes en font la demande. En 1891, l’initiative populaire est inscrite dans la Constitution (50.000 citoyens et citoyennes peuvent rédiger une modification et la soumettre au vote).

Rétrospectivement, ces outils référendaires ont permis à la fois l’obtention de plus de droits civiques et le renforcement du contrôle des représentants. Quelques exemples :

  • En 1918, les Suisses votent en faveur du scrutin proportionnel, pour une meilleure représentation de la population ;
  • En 1921, les citoyens et citoyennes peuvent désormais s’opposer à la signature d’un traité international grâce au contrôle abrogatif ;
  • En 1946, c’est la fin de la procédure d’urgence qui autorisait le gouvernement à faire adopter des lois sans possibilité d’abrogation par référendum ;
  • En 2017, le corps citoyen renforce son contrôle sur les traités internationaux.

Antoine Chollet souligne l’effet stabilisateur de la démocratie semi-directe, qui freine les transformations trop rapides du système politique. En outre, elle permet de légitimer les décisions politiques, puisque celles-ci sont votées par le plus grand nombre et peuvent être contestées. Le fait d’avoir ‘échappé’ au référendum est alors perçu une marque supplémentaire de consensus.

 

De la démocratie directe et de ses critiques

Le chercheur identifie quatre grands arguments modernes à l’encontre de la démocratie directe.

L’argument aristocratique

C’est celui de Joseph Schumpeter : « Ainsi, le citoyen typique, dès qu’il se mêle de politique régresse à un niveau inférieur de rendement mental« . Les élites suisses partageraient largement cette critique, notamment lorsque les décisions populaires ne correspondent pas à ce qu’elle souhaite. Le pouvoir devrait être l’affaire d’un groupe restreint de citoyens et citoyennes informé.es et compétent.es. Pourtant, Antoine Chollet souligne que l’argument de l’incompétence s’applique également au système représentatif…

L’argument du droit naturel

Les opposants à la démocratie directe voudraient instaurer des limites quant à la nature des sujets qu’elle peut aborder. Le peuple ne devrait pas pouvoir voter sur les droits fondamentaux ou les libertés individuelles. Mais opposer le peuple et les droits naturels nie, dans la continuité de l’argument aristocratique, sa capacité à savoir ce qui est bon pour lui.

L’argument de l’État

Il serait nécessaire de disposer d’un appareil administratif cohérent, efficace et souverain, que la démocratie ralentit et entrave, empêchant toute action directe. Encore une fois, cette critique pourrait aussi être faite au système représentatif, selon le chercheur : en France, la réforme des retraites a été commencée en 1995 et est toujours en débat trente ans plus tard.

L’argument de l’ordre

La démocratie directe favoriserait le désordre et l’anarchie. Bien au contraire pour Antoine Chollet : celle-ci accroit l’acceptation des lois et apaise la société. Si les décisions prises par le peuple ne sont pas toujours justes, elles sont au moins perçues comme légitimes, ce qui n’est pas toujours le cas dans un système représentatif.

*

Alors que nous avons tendance à croire que la démocratie suisse n’est plus un débat pour celles et ceux qui la pratiquent, Défendre la démocratie directe, sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses nous rappelle au contraire qu’elle est la source de vifs débats. Antoine Chollet insiste pourtant sur sa dimension pacificatrice dans un moment où les tensions sociales et sociétales sont toujours plus fortes, sans pour autant idéaliser des outils comme le référendum dont la valeur dépend de la modalité et de l’utilisation.


Retour en haut