Publié le 14 juillet 2021. Mis à jour le 03 octobre 2024.
« Ce que les rois semblent faire contre la loi commune est fondé le plus souvent sur les raisons d’Etat, qui est la première des lois, mais la plus inconnue et la plus obscure à tous ceux qui ne gouvernent pas. »
Comment ne pas voir dans cette formule de Louis XIV, issu de ses Mémoires, une véritable invitation, pour le souverain, à dissimuler ses motivations profondes afin de préserver son pouvoir ?
Un siècle plus tôt, Niccolò Machiavelli, dit Machiavel, penseur et philosophe italien du XVIe siècle, accordait déjà une place importante à la dissimulation et au secret dans l’exercice du pouvoir. Son traité à destination de Laurent II de Médicis, Le Prince, est depuis passé à la postérité. Dans ce qu’il conçoit comme un guide du parfait souverain, Machiavel fait de la politique un art, dans lequel tous les moyens sont bons pour préserver le pouvoir. Selon lui, le Prince doit savoir abandonner toute forme de morale. Il ne s’agit pas d’être bon ou mauvais, mais de faire ce qui doit être fait pour le bien du royaume. Si l’auteur n’évoque pas la démocratie, la lecture du Prince nous permet de mieux comprendre quelles logiques se cachent derrière certains exécutifs forts.
Le souverain et le peuple, deux visions de la politique irréconciliables
Adoptant une posture perspectiviste, Machiavel défend l’idée que la réalité est subjective : ce sont les différents points de vue que nous avons sur elle qui la constitue. Elle repose sur l’interprétation de chacun.
« Car comme ceux qui dessinent les paysages se placent en bas dans la plaine pour considérer la nature des montagnes et des lieux élevés et, pour considérer celle des lieux bas, se placent en haut sur les montagnes, de même, pour bien connaître la nature du peuple, il faut être prince, et, pour bien connaître celle des princes, il faut être du peuple. »
Le peuple et le prince ne peuvent donc qu’avoir un point de vue partiel de la chose politique. Dans ses Pensées sur Machiavel, le philosophe allemand Leo Strauss explique que le peuple et le prince possèdent chacun la moitié du savoir politique et se complètent donc l’un l’autre. Le prince a besoin de son peuple pour gouverner comme le peuple a besoin d’un prince qui le gouverne.
« Un prince s’il est sage doit savoir se conduire en tout temps et en toutes manières de sorte que ses sujets aient besoin de lui. »
Le prince doit assurer à la monarchie une stabilité politique
Machiavel distingue les monarchies anciennes, héréditaires, et les monarchies nouvelles ; il postule que les anciennes sont plus stables, car le peuple y est depuis longtemps habitué. Il sera donc moins susceptible de la remettre en question.
« Je dis donc que, pour les États héréditaires et façonnés à l’obéissance envers la famille du prince, il y a bien moins de difficultés à les maintenir que les États nouveaux : il suffit au prince de ne point outrepasser les bornes posées par ses ancêtres, et de temporiser avec les événements. Aussi, ne fût-il doué que d’une capacité ordinaire, il saura se maintenir sur le trône, à moins qu’une force irrésistible et hors de toute prévoyance ne l’en renverse ; mais alors même qu’il l’aura perdu, le moindre revers éprouvé par l’usurpateur le lui fera aisément recouvrer. »
La stabilité politique est plus difficile pour une monarchie nouvelle, car celle-ci est plus facilement contestée ou rejetée par la population.
« Il y a une première source de changement dans une difficulté naturelle inhérente à toutes les principautés nouvelles : c’est que les hommes aiment à changer de maître dans l’espoir d’améliorer leur sort ; que cette espérance leur met les armes à la main contre le gouvernement actuel; mais qu’ensuite l’expérience leur fait voir qu’ils se sont trompés et qu’ils n’ont fait qu’empirer leur situation: conséquence inévitable d’une autre nécessité naturelle où se trouve ordinairement le nouveau prince d’accabler ses sujets, et par l’entretien de ses armées, et par une infinité d’autres charges qu’entraînent à leur suite les nouvelles conquêtes.»
Elle doit donc, dès le début, faire preuve de plus de dureté à l’égard de son peuple, afin de ne pas compromettre le régime. Mais cette sévérité n’est qu’une étape : pour maintenir la stabilité, le prince doit ensuite paraître juste et à l’écoute, se faire aimer de son peuple et obtenir son adhésion. Il ne peut en effet gouverner sans la faveur de ses sujets.
« Je dis aussi qu’un prince nouveau peut et doit, non pas imiter, soit Marc-Aurèle, soit Sévère, mais bien prendre, dans l’exemple de Sévère, ce qui lui est nécessaire pour établir son pouvoir, et dans celui de Marc-Aurèle ce qui peut lui servir à maintenir la stabilité et la gloire d’un empire établi et consolidé depuis longtemps. »
Seule cette stabilité permettra au prince de se maintenir au pouvoir.
Le prince doit être amoral et métamorphe
Machiavel considère que l’homme est mauvais par nature : il est donc préférable que le souverain affiche sa sévérité plutôt que sa bonté pour anéantir toute tentative révolutionnaire. Le prince doit opprimer son peuple avant que le peuple n’opprime le prince, justifiant ainsi son amoralité. Pourquoi se soucierait-il de tenir sa parole puisque le peuple, lui, ne la tiendra pas ?
« Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et n’observeraient pas leur parole envers vous, vous non plus n’avez pas à l’observer envers eux. »
Sévérité et bonté doivent être alternées selon les circonstances :
« Les hommes doivent être caressés ou détruits. »
Le prince doit, dans un premier temps, suivre la loi, mais si celle-ci échoue, il convient qu’il se serve de la force et de la ruse.
« Les animaux dont le prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion car le lion ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups. (…) Celui qui a le mieux su user du renard a mieux réussi. »
La force du lion permet de conquérir le pouvoir et la ruse du renard de le conserver.
Cela étant dit, Machiavel ne préconise pas de mal agir, mais souligne qu’il est impossible de s’en tenir à la morale, qui limite l’action et nuit au bien général du royaume. La raison d’Etat prime sur la morale.
« Jamais à un prince n’ont manqué des motifs légitimes de farder son manque de parole. (…) César Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l’ordre et l’union dans la Romagne ; elle y ramena la tranquillité de l’obéissance. On peut dire aussi, en considérant bien les choses, qu’il fut plus clément que le peuple florentin qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la ville de Pistoie. Un prince ne doit donc point s’effrayer de ce reproche, quand il s’agit de contenir ses sujets dans l’union et la fidélité. En faisant un petit nombre d’exemples de rigueur, vous serez plus clément que ceux qui, par trop de pitié, laissent s’élever des désordres d’où s’ensuivent les meurtres et les rapines ; car ces désordres blessent la société tout entière, au lieu que les rigueurs ordonnées par le prince ne tombent que sur des particuliers. »
Les apparences comptent autant, sinon plus, que l’être. Simulation et dissimulation permettent au souverain d’orienter les perceptions de son peuple et de s’en faire aimer. La franchise n’apporte ni soutien, ni gloire, ni efficacité. Pour Machiavel, la foule ne juge que ce qu’elle voit ; et ce qu’elle voit est ce que laisse transparaître le souverain. Le penseur est ainsi souvent considéré comme un précurseur de la communication politique.
« Les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. (…) Les hommes en général jugent plus selon leurs yeux que selon leurs mains. Car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de ressentir. Chacun voit ce que vous paraissez, peu ressentent ce que vous êtes. »
L’opportunisme, consistant à agir selon les circonstances afin d’en tirer le meilleur parti, devient alors doctrine politique :
« Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé tourné selon ce que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent et, comme je l’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il y était contraint. »
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Machiavel met en lumière deux versants de la politique : un Etat fondé sur la violence, où le prince est à la fois aimé et craint ; mais aussi une politique des apparences, où le souverain est un maître de la dissimulation. C’est aussi le portrait d’un souverain idéal, qui applique la politique du moindre mal. En tentant de conserver le pouvoir par tous les moyens, le souverain garantit au peuple la stabilité mais ne peut donc incarner un être moral. Il se doit de savoir jongler entre le bien et le mal en fonction des circonstances.
À l’heure où, dans nos démocraties libérales, la toute-puissance des exécutifs et leurs politiques basées sur la communication sont de plus en plus remises en question, ce livre majeur est probablement à relire.