Publié le 14 juillet 2021. Mis à jour le 01 octobre 2024.
L’écrivain humaniste Etienne de La Boétie (1530-1563), conseiller au parlement de Bordeaux dès 1554, est connu principalement pour son Discours de la servitude volontaire, publié en français en 1576.
Le Discours de la servitude volontaire est un texte si radical que certains considèrent Étienne de La Boétie comme un précurseur de l’anarchisme. Pourtant, à l’inverse des anarchistes, La Boétie estime que si le peuple est dominé, c’est parce qu’il accepte de l’être : la servitude des opprimés est donc une servitude consentie. Les opprimés sont tout autant responsables de leur situation que leurs oppresseurs. Le Discours de la servitude volontaire, d’où nous avons extrait de longues citations reproduites ici, n’est donc pas un pamphlet contre le tyran (celui qui exerce la tyrannie), mais une critique du peuple (qui subit la tyrannie).
La servitude volontaire, c’est accepter d’être opprimé
Au XVIème siècle, défendre la cause des opprimés, c’est avant tout dénoncer le comportement des puissants. En France, les penseurs rapportent les agissements des monarques et leur mépris à l’égard des classes populaires, source de la souffrance du peuple.
La Boétie, au contraire, considère que les responsables de cette domination ne sont pas les dominants, mais les dominés, qui acceptent leur condition d’esclaves : c’est la « servitude volontaire ». Un point de vue difficile à accepter pour le peuple puisque s’auto-attribuer la responsabilité de sa domination, c’est ajouter de l’injure à l’injustice.
« Si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves, comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise : elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer ? »
Aussi, à l’opposé de la plupart des porte-parole des opprimés, La Boétie estime que dénoncer le comportement des dominants n’apporterait rien à la cause des dominés, et désigner des coupables extérieurs ne rend pas service au peuple. D’ailleurs, critiquer le pouvoir du dominant équivaut à nier aux individus leur capacité d’autodétermination, à les considérer comme des êtres impuissants et sans volonté. La Boétie préfère donc la prise en charge de soi à la dénonciation des puissants.
« C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix d’être serf ou d’être libre, abandonne sa liberté et prend le joug, et, pouvant vivre sous les bonnes lois et sous la protection des États, veut vivre sous l’iniquité, sous l’oppression et l’injustice, au seul plaisir du tyran. C’est le peuple qui consent à son mal ou plutôt le recherche. »
La servitude volontaire, c’est trouver un intérêt à sa propre servitude
C’est parce que nous sommes éduqués à obéir que la servitude est devenue une condition normale d’existence. L’habitude nous apprend à « avaler le venin de la servitude sans le trouver amer » : autrement dit, c’est la capacité d’adaptation de l’homme qui le pousse à accepter sa condition de dominé. Cependant, cette habitude ne doit pas être présentée comme une excuse pour le peuple.
«Les années ne donnent jamais le droit de mal faire. (…) »
«Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. »
Autre explication à la servitude : son intérêt psychologique. Pour La Boétie, se présenter en victime de l’oppression procure un certain confort intellectuel. Désigner un coupable nous empêche de nous sentir responsable de notre condition et nous dispense d’avoir à en sortir. Il s’agit de transformer la passivité en gratification symbolique puisque se présenter comme victime, c’est se rendre disponible à la compassion d’autrui.
Cette lecture permet également de diviser le monde en deux catégories : d’un côté les gentils, de l’autre les méchants. Or, dans l’imaginaire collectif, appartenir au camp des faibles signifie appartenir au camp des gentils tandis que la force est l’attribut des méchants : le fort doit être combattu alors qu’on doit protéger, aider, comprendre le faible. Mais selon le philosophe, loin d’aider le faible en prétendant que la force est quelque chose de mal, on entérine au contraire sa servitude. Il n’y a qu’un faible pour croire que la faiblesse peut attendrir le fort. La domination politique est avant tout un rapport de force, et non un rapport de compassion.
La servitude volontaire, c’est se laisser divertir par les puissants
Le consentement au pouvoir désigne l’ensemble des stratégies mises en œuvre par un État pour substituer à la liberté réelle un simple sentiment de liberté. Or celle-ci n’est pas un sentiment mais une réalité objective : donner à l’esclave le sentiment d’être libre ne signifie pas qu’il l’est effectivement. La liberté n’est pas la capacité virtuelle à faire ce que l’on veut, la liberté est la capacité réelle et effective à pouvoir réaliser sa volonté propre.
La Boétie considère que le divertissement, c’est-à-dire l’ensemble des moyens par lesquels on procure au peuple un plaisir éphémère afin de le détourner de ses préoccupations politiques, est la stratégie de consentement au pouvoir privilégiée des puissants. De fait, l’accoutumance au divertissement fait perdre le goût pour la liberté. Aussi le pouvoir s’exerce-t-il non par la force mais par la ruse : un peuple diverti est un peuple consentant. En revanche, lorsque les puissants font usage de la force, l’abus de pouvoir devient alors visible et les monarques s’exposent à une insurrection.
« Ne croyez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie.»
Sortir de la servitude, c’est simplement refuser d’obéir
Pour La Boétie, il ne s’agit pas de condamner la servitude mais d’en sortir objectivement : il faut arrêter d’obéir pour être libre. Le peuple imagine souvent que la liberté s’obtient par le combat, la lutte et la révolution, or cesser d’obéir ne signifie pas agir, mais au contraire cesser d’agir, refuser d’agir selon la volonté du pouvoir. La liberté ne s’obtient pas par des actes : on ne se débarrasse pas d’un fardeau en le combattant, on s’en débarrasse en le lâchant. En cessant d’agir, le pouvoir devient nul, car il a besoin de notre participation active pour exister.
« Soyez résolu à ne plus servir, et vous voilà libre »
Le pouvoir a davantage besoin de nous que nous avons besoin de lui. Le combattre c’est encore le nourrir, c’est se placer dans la situation de l’opprimé qui réclame au pouvoir les miettes de sa liberté. C’est en faisant disparaitre les opprimés que l’on fera disparaitre les oppresseurs, et non l’inverse. Paradoxalement, la fin de la servitude ne passe pas par le combat mais par l’inaction.
« Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir (…) Plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et détruisent, plus où leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d’autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient sèche et morte. »
La Boétie s’oppose à toute forme d’idéalisme : comment croire que c’est en montrant leur cruauté à nos dirigeants que nous parviendrons à mettre fin à l’oppression ? C’est à nous de refuser la domination en cessant d’agir et d’alimenter le pouvoir des puissants.
« Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? »
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La Boétie écrit sous une monarchie ; la démocratie nous a depuis rendu plus libre qu’alors. Pour autant, les écrits de La Boétie nous éclairent sur un élément important de nos démocraties contemporaines : le consentement au pouvoir et à la loi. Tout pouvoir ne peut dominer durablement une société sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie significative de ses membres.