Publié le 11 janvier 2021. Mis à jour la 23 septembre 2024.
Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, éditions Fayard (titre original : The Rhetoric of Reaction: Perversity, Futility)
Albert O. Hirschman (1915-2012) est un économiste et sociologue, professeur en Sciences Sociales à Princeton.
Il revient ici sur les principaux arguments réactionnaires contre la montée des droits citoyens, à partir des grands combats pour la démocratie menés au XIXe siècle. Et souligne que ce qui nous parait aujourd’hui si évident ne l’était à l’époque pas du tout, à commencer par l’élection au suffrage universel (d’abord masculin) ou le pouvoir que celui-ci donnait aux chambres ainsi élues.
Les arguments contre le progrès démocratique peuvent se classer en 3 catégories (ou thèses) :
- La thèse de l’effet pervers
- La thèse de l’inanité
- La thèse de la mise en péril
Regardons les plus en détail :
- L’effet pervers : ‘en voulant un progrès vous allez obtenir le résultat inverse’.
Cette thèse est bien connue, popularisée par E. Burke en Angleterre, et rappelle la déclaration de N G. Lazer, « nos efforts même pour remédier à la misère ont pour effet de l’aggraver ».
A. Hirschman en souligne la dimension profondément réactionnaire : ses partisans n’envisagent jamais que les effets non voulus soient positifs, ou bien que d’autres effets contrecarrent les effets pervers, ni enfin que le résultat global de l’action -même en enlevant des effets pervers- soit globalement positif. - L’inanité : ‘cela ne sert à rien’, ou, comme le dirait l’auteur du Guépard, « il faut que tout change pour que rien ne change ».
En France, Tocqueville, dans L’Ancien Régime et la Révolution, voit une continuité entre les deux régimes et conclut donc non pas à un effet néfaste de la Révolution mais à son inanité : elle n’a servi à rien. Les deux italiens Mosca et le célèbre Pareto (celui de la loi des 80/20) ont tous deux abondé en ce sens, s’en prenant au suffrage universel masculin au motif que la société sera toujours divisée entre des dominants et des dominés et qu’aucun élargissement des droits n’y changera rien. Dans la continuité, les effets de l’Etat-Providence sur les plus démunis ont aussi été critiqués.
La faiblesse de cette thèse -selon l’auteur- réside dans le fait qu’elle ne prend pas au sérieux les changements qui s’opèrent dans la société. A force de vouloir que rien ne change, ses partisans ne veulent pas voir les changements réels. - La mise en péril, ‘en voulant des progrès vous menacez tout l’ordre social’.
C’est peut-être la thèse la plus subtile des trois : elle alerte sur les menaces que font peser les changements. Cette tactique réactionnaire semble plus modérée – mais ne l’est qu’en apparence.
Lors de l’extension des droits durant les derniers siècles (droits civils (droits de l’Homme), puis citoyens (vote), enfin socio-économiques (Etat Providence)), la mise en péril a été invoquée à chaque étape. La démocratie serait un danger pour la liberté, de même que l’Etat-Providence, qui plus tard fut considéré comme un danger pour la démocratie.
Un exemple : en 1832, le parti ‘whig’ étend le suffrage à 10% de la population masculine. Selon la classe politique, cet élargissement est le maximum qu’il est possible de faire, car aller plus loin reviendrait à faire voter une population non éduquée, et donc mettre en péril la société. On a du mal à l’imaginer, mais être ‘démocrate’ à l’époque était vu comme une inconséquence pour cette raison même. Sir Henry Maine écrivit en 1886 : « le suffrage universel qui ferme aujourd’hui les Etats-Unis au libre échange, aurait certainement proscrit le métier à filer … la batteuse’.
Plus tard, c’est F. Hayek qui attaquera l’Etat-Providence, en en faisant un danger pour les libertés individuelles.
Les progressistes ont-ils des réponses à ces thèses répétitives qui finalement -selon l’auteur- sont des arguments bien ténus ? Oui : à l’effet pervers, ils surenchérissent en avançant la force de la raison. A l’inanité, ils répondent sens de l’Histoire. Et à la mise en péril, péril de ne rien faire ou synergie du passé avec la réforme.
L’auteur conclut que ces rhétoriques réactionnaires sont un moyen de ne pas débattre, là où la démocratie a tant besoin de débats, même vigoureux.
Ce livre, véritable voyage chez les penseurs politiques des deux derniers siècles, est encore d’actualité : les mêmes arguments sont aujourd’hui répétés face aux demandes de plus en plus fortes pour plus de démocratie et de droits citoyens.