Le Prince de Machiavel


« Ce que les rois semblent faire contre la loi commune est fondé le plus souvent sur les raisons d’Etat, qui est la première des lois, mais la plus inconnue et la plus obscure à tous ceux qui ne gouvernent pas ». Comment ne pas voir dans cette formule de Louis XIV, issu de ses Mémoires, une véritable invitation, pour le souverain, à dissimuler ses motivations profondes afin de préserver son pouvoir. Un siècle plus tôt, Machiavel, dit Niccolò Machiavelli, penseur et philosophe italien du XVIe siècle, semble avoir déjà accordé une place importante à la dissimulation et au secret dans l’exercice du pouvoir.

Dans Le Prince, véritable traité de bon gouvernement, Machiavel donne des conseils à Laurent II de Médicis. En partant de la nature de l’homme et des leçons de l’Histoire, Machiavel tente de formuler un guide du parfait souverain. La politique apparait alors comme un véritable art, un art dans lequel tous les moyens sont bons pour préserver le pouvoir. Machiavel met notamment en exergue le fait que le Prince doit savoir abandonner toute forme de morale : il ne s’agit ni d’être bon, ni d’être mauvais, mais de faire ce qui doit être fait pour le bien du royaume.

 

Dans cet ouvrage (dont les extraits sont en italiques), Machiavel n’évoque pas la démocratie, mais pour autant ses leçons sur la monarchie sont riches d’enseignements et renforcent notre compréhension des démocraties contemporaines aux exécutifs forts.

 

Le souverain et le peuple, deux visions de la politique irréconciliables

Adoptant une posture perspectiviste, Machiavel défend l’idée que ce sont les différents points de vue que nous avons sur la réalité qui la constitue. La réalité est donc subjective, elle repose sur l’interprétation de chacun.

« Car comme ceux qui dessinent les paysages se placent en bas dans la plaine pour considérer la nature des montagnes et des lieux élevés et, pour considérer celle des lieux bas, se placent en haut sur les montagnes, de même, pour bien connaître la nature du peuple, il faut être prince, et, pour bien connaître celle des princes, il faut être du peuple. »

 

Le peuple et le prince ont chacun un point de vue partiel de la chose politique. Leurs points de vue sont opposés mais chacun détient, d’une certaine manière, la moitié de la vérité. Leo Strauss, dans son ouvrage Pensées sur Machiavel souligne que le peuple et le prince possèdent chacun la moitié du savoir politique et se complètent l’un l’autre : le prince a besoin de son peuple pour gouverner comme le peuple a besoin d’un prince qui le gouverne.

« Un prince sil est sage doit savoir se conduire en tout temps et en toutes manières de sorte que ses sujets aient besoin de lui. »

 

Le prince doit assurer à la monarchie une stabilité politique

Machiavel, dans son analyse, commence par distinguer les monarchies anciennes, héréditaires, et les monarchies nouvelles. Qu’elles soient anciennes ou nouvelles, ces monarchies doivent connaître une stabilité politique.

Selon lui, les monarchies anciennes possèdent une plus grande stabilité car le peuple est habitué depuis longtemps à vivre sous le contrôle d’un prince. L’ancienneté et l’habitude entraînent l’acceptation des individus et empêchent une remise en question.

 

« Je dis donc que, pour les États héréditaires et façonnés à l’obéissance envers la famille du prince, il y a bien moins de difficultés à les maintenir que les États nouveaux : il suffit au prince de ne point outrepasser les bornes posées par ses ancêtres, et de temporiser avec les événements. Aussi, ne fût-il doué que d’une capacité ordinaire, il saura se maintenir sur le trône, à moins qu’une force irrésistible et hors de toute prévoyance ne l’en renverse ; mais alors même qu’il l’aura perdu, le moindre revers éprouvé par l’usurpateur le lui fera aisément recouvrer. »

 

En revanche la stabilité politique et, de manière générale, le contrôle du pouvoir sont plus compliqués pour les monarchies nouvelles, sachant qu’une nouveauté est plus facilement contestée ou rejetée par la population.

 

« Il y a une première source de changement dans une difficulté naturelle inhérente à toutes les principautés nouvelles : c’est que les hommes aiment à changer de maître dans l’espoir d’améliorer leur sort ; que cette espérance leur met les armes à la main contre le gouvernement actuel; mais qu’ensuite l’expérience leur fait voir qu’ils se sont trompés et qu’ils n’ont fait qu’empirer leur situation: conséquence inévitable d’une autre nécessité naturelle où se trouve ordinairement le nouveau prince d’accabler ses sujets, et par l’entretien de ses armées, et par une infinité d’autres charges qu’entraînent à leur suite les nouvelles conquêtes.»

 

Les monarchies nouvelles doivent donc, dès le début, faire preuve de plus de dureté et de sévérité à l’égard des populations, si elles veulent réussir à assurer une stabilité politique. Sinon le régime sera compromis et voué à l’échec.

Ensuite, le prince a donc intérêt à maintenir la stabilité, notamment en paraissant juste, en étant à l’écoute de son peuple, en s’en faisant aimer afin d’obtenir son adhésion car, pour gouverner, le prince a besoin de la faveur de ses sujets.

« Je dis aussi qu’un prince nouveau peut et doit, non pas imiter, soit Marc-Aurèle, soit Sévère, mais bien prendre, dans l’exemple de Sévère, ce qui lui est nécessaire pour établir son pouvoir, et dans celui de Marc-Aurèle ce qui peut lui servir à maintenir la stabilité et la gloire d’un empire établi et consolidé depuis longtemps. »

Selon Machiavel, seule la stabilité politique mise en place par le prince lui permettra de se maintenir au pouvoir, de durer dans le temps.

 

Le prince doit être amoral et métamorphe

Machiavel considère que l’homme est mauvais par nature et  en déduit qu’il est préférable pour le souverain d’afficher sa sévérité plutôt que sa bonté pour anéantir toute tentative révolutionnaire. Il s’agit pour le prince d’opprimer le peuple, avant que le peuple n’opprime le prince. Machiavel justifie ainsi l’amoralité du Prince.

 

« Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et nobserveraient pas leur parole envers vous, vous non plus n’avez pas à lobserver envers eux. »

Le prince ne doit suivre aucune morale : pourquoi se soucierait-il de tenir sa parole puisque le peuple, lui, ne la tiendra pas ?

Alors comment le souverain peut-il faire face à la cruauté du peuple ? Selon Machiavel, le prince doit s’adapter aux circonstances et manier adroitement sévérité et bonté, pour se faire aimer ou craindre de son peuple.

« Les hommes doivent être caressés ou détruits. »
Pour conserver le pouvoir face au peuple, le souverain doit d’abord utiliser les lois mais si les lois échouent, il doit se servir adroitement de la force et de la ruse. Machiavel illustre son propos d’une comparaison forte de sens.

« Les animaux dont le prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion car le lion ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups. »

« Celui qui a le mieux su user du renard a mieux réussi. »

Ainsi, celui qui gouverne doit disposer de la force du lion pour conquérir le pouvoir et de la ruse du renard pour le conserver.
Machiavel ne dit pas de faire le mal, il dit simplement que le prince ne peut s’en tenir à la morale, car cela limite son action et donc nuit au bien du royaume. La raison d’État prime sur la morale.

 

« Jamais à un prince nont manqué des motifs légitimes de farder son manque de parole. »…

« César Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l’ordre et l’union dans la Romagne ; elle y ramena la tranquillité de l’obéissance. On peut dire aussi, en considérant bien les choses, qu’il fut plus clément que le peuple florentin qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la ville de Pistoie. Un prince ne doit donc point s’effrayer de ce reproche, quand il s’agit de contenir ses sujets dans l’union et la fidélité. En faisant un petit nombre d’exemples de rigueur, vous serez plus clément que ceux qui, par trop de pitié, laissent s’élever des désordres d’où s’ensuivent les meurtres et les rapines ; car ces désordres blessent la société tout entière, au lieu que les rigueurs ordonnées par le prince ne tombent que sur des particuliers. »

 

Comme nous l’avons vu, pour Machiavel, les apparences comptent autant, sinon plus, que l’être. Ce qui compte n’est pas ce que le Prince est mais ce qu’il laisse paraître.

La simulation et la dissimulation peuvent permettre au souverain d’orienter les perceptions du peuple. Autrement dit, la ruse c’est-à-dire, l’art d’agir de façon trompeuse et déloyale, permet de s’attirer la faveur du peuple. La franchise n’apporte ni le soutien du peuple, ni la gloire, ni un mode de gouvernement plus efficace. Secret, dissimulation, ambiguïté sont des outils politiques pour s’attirer la sympathie du peuple.

La dissimulation est d’autant plus aisée pour le souverain que le peuple se fie aux apparences davantage qu’à l’être. Pour Machiavel, la foule ne juge que ce qu’elle voit, et ce qu’elle voit c’est ce que laisse transparaître le souverain.

 

« Les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelquun qui se laissera tromper. »

Le prince doit faire illusion, tromper sur ses forces et ses possibilités réelles, être un « acteur sur la scène du monde » :  seul le paraître compte, l’être véritable n’a aucune importance aux yeux des gouvernés. Machiavel est un précurseur de la communication politique.

« Les hommes en général jugent plus selon leurs yeux que selon leurs mains. Car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de ressentir. Chacun voit ce que vous paraissez, peu ressentent ce que vous êtes. »

Machiavel fait de l’opportunisme une doctrine politique. L’opportunisme est une attitude qui consiste à agir selon les circonstances du moment afin de les utiliser au mieux de ses intérêts et d’en tirer le meilleur parti, en faisant peu de cas des principes moraux. Comme le souligne Machiavel, le prince doit s’adapter aux situations,

« Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé tourné selon ce que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent et, comme je lai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il y était contraint. »

 

*

En conclusion, il semblerait que Machiavel mette en lumière deux versants de la politique :

d’abord, comme à Rome, un état fondé sur la violence, le prince, aimé et craint à la fois, peut se montrer cruel si la situation l’exige ; mais aussi une politique des apparences, le prince doit être un maître en matière de dissimulation.

Machiavel dresse peut-être aussi le portrait d’un souverain idéal, un souverain appliquant la politique du moindre mal. En tentant de conserver le pouvoir par tous les moyens, le souverain garantit au peuple la stabilité.  Le prince doit donc savoir faire usage du mal pour garantir le bien de son peuple. Dans cette perspective, il semble impossible pour le prince d’incarner un être vraiment moral : il doit s’élever au-dessus du principe même de la morale.  Le politique étant soumis à des circonstances qui ne cessent de changer, il doit être capable de s’adapter à cette instabilité en adoptant une politique ambiguë. Il doit savoir jongler entre le bien et le mal au vu des circonstances.

 

À l’heure où les démocraties ont des exécutifs forts et où la communication compte plus que tout, ce livre majeur peut faire écho.


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