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La Sagesse d’une Foule


Publié le 26 janvier 2021. Mis à jour le 24 septembre 2024.

 

Émile Servan-Schreiber, Supercollectif. La nouvelle puissance de nos intelligences, éditions Fayard.

A la tête de Lumenogic et d’Hypermind, Émile Servan-Schreiber, docteur en psychologie cognitive (Carnegie Mellon), partage son temps entre la recherche sur l’intelligence collective et ses applications pratiques.

Depuis peu, dans les meilleures universités, l’organisation de l’intelligence collective est devenue une science à part entière. Dans son dernier livre, aussi passionnant que documenté, É. Servan-Schreiber en présente les premières découvertes surprenantes et en tire des leçons pratiques.

 

Une foule de sots vaut un expert

En 2004, David Pennock, spécialiste de la sagesse des foules au laboratoire de Microsoft à New York, enquête sur une foule de pronostiqueurs sportifs adeptes du site ProbabilitySports. A partir des paris réalisés sur 267 matches, le chercheur constate qu’un participant hypothétique, dont les pronostics seraient la moyenne de tous les autres, aurait été 7e sur 2 231. Les erreurs des pronostiqueurs les plus mauvais étaient en fait suffisamment différentes entre elles pour se neutraliser mutuellement. Il tire une variante de ce résultat, qu’il nomme « wisdom of fools« , la sagesse des sots : la moyenne d’un groupe est plus ‘sage’ que ses composants pris individuellement.

Alors, pour obtenir la meilleure estimation, faut-il faire appel à des experts, ou à des individus aux avis différents ? Aux deux, répond en 2007 le sociologue Scott Page, professeur à l’université du Michigan à l’origine du ‘théorème de la diversité‘ schématisant l’équilibre entre expertise et diversité : « l’erreur d’une estimation collective (la moyenne des estimations) est égale à l’erreur moyenne des estimations individuelles moins la diversité des estimations« . En d’autres termes, l’expertise individuelle et les différences d’opinions contribuent tout autant à l’intelligence d’un groupe.

Sans expert disponible sur une question précise, interroger une foule diverse (ou les « marchés prédictifs« ) peut être une alternative pertinente, à un prix moindre. Il faut néanmoins respecter deux conditions :
– L’indépendance de réflexion de chaque individu : l’intelligence collective ne fonctionne que si chacun veut se différencier pour gagner un pari ou faire valoir sa propre opinion ;
– Un méthode objective pour ‘extraire’ l’opinion collective : vote majoritaire, moyenne arithmétique, procédure réglée (comme sur Wikipédia), algorithme (Google)… tout sauf un arbitre subjectif !

 

L’ intelligence « supercollective » en action dans les entreprises : innover plus en dépensant moins

L’intelligence collective permet d’améliorer de façon significative les performances de nos entreprises : meilleure prévision des ventes, accroissement de l’innovation, suppression des blocages…

Voici un cas particulier qui prouve que les paris négatifs ont aussi leur importance. Le groupe InterContinental souhaitait faire émerger les idées innovantes que pourraient avoir ses mille employés. Pour les hiérarchiser après leur collecte, É. Servan-Schreiber et ses associé.es proposèrent une solution tout à fait neuve en 2007 : au lieu de voter pour ses idées préférées, chacun et chacune devait parier sur les idées qui seraient acceptées par le décideur pour le bien de l’entreprise (paris positifs) ou seraient refusées (paris négatifs).
Le fait de parier ‘contre’ a un double avantage : chacun peut s’exprimer clairement et les idées qui présentent un défaut sont éliminées. Une idée gagnante sera donc performante dans toutes ses dimensions (technique, commerciale, design…). Ce système s’avéra très efficace et le décideur put se concentrer exclusivement sur les quelques idées positives qui émergèrent du lot.

 

Vers une superdémocratie grâce à l’intelligence collective

Pour faire ensemble les meilleurs choix de société, la sagesse des foules semble être un outil particulièrement intéressant.

     Changer notre système de représentation ?

En changeant d’échelle, la démocratie est passée de directe à représentative : s’il était possible que tous participent au sein d’une seule cité comme Athènes, les représentant.es élu.es sont devenus indispensables dans des territoires plus grands. Mais, à l’heure du numérique, la représentation est-elle vraiment toujours nécessaire ? Faut-il changer le nombre de député.es ? Et leur manière de faire ?
Selon E. Servan-Schreiber, le représentation ne peut plus continuer sans participation. Il imagine le prototype d’un.e parlementaire 2.0, vecteur d’un renouveau démocratique : « soucieux de la diversité et de l’indépendance d’esprit de ses électeurs, il ne saurait être asservi à l’idéologie ou à la discipline d’un parti. Il devrait incarner une haute idée de la politique, celle qui ouvre les esprits aux mondes nouveaux et leur permet de défricher les champs du possible. Mais surtout, à l’ère des réseaux sociaux et de la multitude numérique, il devrait lier son action à l’intelligence collective de sa circonscription ».
Cela étant dit, tant que le pouvoir de l’exécutif restera bien supérieur à celui du Parlement, la participation des citoyens à la mission parlementaire n’aura pas beaucoup d’effet…

     Faire évoluer notre mode de scrutin ?

Avant le numérique, il n’était certes pas facile de compiler les résultats ; mais les progrès scientifiques et techniques devraient pouvoir faciliter le processus. Et si nous avions la possibilité de choisir plusieurs candidats et d’en refuser d’autres (selon la logique des paris négatifs capables de faire émerger les meilleures idées) ? Et si nous pouvions les noter ou les classer par préférence ? Ces variantes pour obtenir des données pertinentes afin de trouver le candidat qui plaît (ou déplaît le moins possible) au plus grand nombre sont toutes mathématiquement supérieures à notre mode de scrutin actuel. 

     En finir avec l’imprévoyance de la classe politique

Nos responsables politiques ont-ils des prévisions fiables sur lesquelles se baser avant de prendre leurs décisions ? Pas sûr. On sait à quel point les sondages sont à prendre avec des pincettes.
En revanche, la prévision est la grande plus-value de l’intelligence collective ; améliorer la quantité et la qualité des prévisions par ce biais serait une première étape dans l’amélioration de nos démocraties. Un impératif, même, selon l’auteur : c’est le principe de la « prédictocratie« .

     Tenir compte de l’intelligence supercollective avant de voter des lois

Le terme de « prédictocratie » nous vient de Robin Hanson, professeur d’économie à l’université George Mason et chercheur au Future of Humanity Institute d’Oxford. Les « marchés de décision » seraient alors les moteurs de cette forme de démocratie, reposant largement sur la prévision collective et tenue d’aboutir à un choix informé avant de prendre quelque décision politique que ce soit. Chaque marché fonctionnerait en duo avec un autre : l’un permettant de parier sur l’effet de la décision si elle est prise, l’autre sur les conséquences si elle ne l’est pas.
A titre d’exemple, si les parlementaires devaient voter une « loi travail » dont les mesures favoriseraient l’emploi, il faudrait créer deux marchés : chacun parierait sur le taux de chômage 24 mois après, l’un si la loi passe, l’autre si elle n’est pas votée. Si le taux de chômage prévu par les marchés est très inférieur si la loi est votée par rapport à celui donné si la loi n’est pas votée, la loi pourrait être votée, et dans le cas contraire, il faudrait s’abstenir.
Le choix de la variable est stratégique : ainsi une loi concernant la vitesse maximum sur les départementales pourrait avoir des effets positifs sur le nombre d’accidents mais également des effets négatifs sur l’économie. La loi serait votée selon l’objectif sélectionné par l’ensemble de la population.
Pour éviter ce biais, Hanson préconise d’utiliser un critère identique pour toutes les lois : retenir seulement celles que les marchés indiquent comme capables d’améliorer une mesure générale de bonne santé de la nation, un « PIB+ » qui mélange indicateurs économiques et socioculturels, ou  tout simplement un « Indicateur du bonheur des Français ».

Avant de voter des lois, pourquoi ne pas demander à l’intelligence collective si celles-ci augmenteraient ou diminueraient le niveau global de bonheur des Français et Françaises ?

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« Dans le combat épique qui s’engage contre les nouvelles dictatures, les démocraties disposent d’une arme puissante et exclusive que l’adversaire n’osera jamais utiliser : l’intelligence supercollective, rendue possible par ces mêmes technologies numériques… Nos responsables politiques doivent accepter de jouer plus collectif avec les citoyens. »
É. Servan-Schreiber


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