Publié le 18 février 2023. Mis à jour le 15 octobre 2024.
« La démocratie participative », Revue Pouvoirs n°175, novembre 2020 (disponible en version numérique ici).
- « Le débat public, face aux colères Internet », par Clément Mabi, maître de conférences en Science de l’information et de la communication à l’UTC de Compiègne. Ses recherches portent sur la participation politique en ligne et les usages citoyens du numérique.
A contre-pied du rapport parfois idéalisé aux nouvelles technologies, Clément Mabi discute des avantages et inconvénients du débat public numérique.
« L’objectif du débat public est d’informer le public, de veiller à sa participation, d’éclairer le maître d’ouvrage et de légitimer la décision. »
« Seule la délibération est susceptible d’entrainer un effet de légitimation » affirme le théoricien allemand de philosophie et de sciences politiques Jürgen Habermas. Par la confrontation d’idées et d’expériences, elle permet que la décision finale (s’il y en a une) représente le mieux possible l’avis de tous et toutes.
La « révolution numérique » et le développement de la communication massive ont de plus en plus d’influence sur le fonctionnement démocratique. Le numérique est un véritable espace public, capable d’agir en dehors voire contre les institutions traditionnelles : Printemps Arabes, Occupy Wall Street, hashtag #MeToo… Mais il est aussi une menace pour la démocratie, en ce qu’il permet la diffusion massive de fausses informations, d’opinions discriminantes, de la colère et du populisme.
Avantages…
Pour le sociologue français Dominique Cardon, le centre de gravité démocratique, auparavant contenu dans les institutions, a basculé vers une « démocratie d’Internet ». Il explique qu’Internet est un « espace d’expérimentation démocratique qui rend possible un débat public émancipé de nombreuses contraintes matérielles inhérentes à la prise de parole, donnant l’occasion à chacun de s’exprimer à sa convenance, sans attendre la permission des autorités traditionnelles (politiques, médiatiques, universitaires …)».
Le Web représente en effet une immensité de fragments d’opinions numériques individuels et collectifs, impossibles à échantillonner. Cet espace non-unifié fonctionne en couches de visibilité ; le débat public y est structuré par des forums et des sites de pétitions comme Change.org qui en publie chaque jour de nouvelles.
Dans son ouvrage Mobilisations numériques, Fabien Granjon, sociologue spécialiste des médias alternatifs, de la sociologie critique de la communication et des cultures de lutte, explique qu’en permettant la circulation de discours pluriels sur des sujets communs, Internet contribue à éclaircir les malaises sociaux et à susciter des mobilisations de grande ampleur, bousculant les logiques traditionnelles du conflit social.
… et inconvénients.
Malgré ses avantages certains, Internet contribue à l’isolement de communautés soudées par des opinions communes. Les GAFAM se rémunèrent sur la mise en visibilité des contenus, contribuant à créer des « bulles de filtres » enfermant l’internaute dans un environnement informationnel toujours plus homogène. De la même manière, les « infox » envahissent l’écologie informationnelle du débat public numérique et contaminent les plus hautes couches de visibilité. Romain Badouard qualifie ces phénomènes de « brutalisation du débat public ».
Les inégalités sociales et territoriales affectent également l’accès aux technologies numériques. Cela implique une forte individualisation des pratiques communicationnelles et une visibilité diminuée pour certains groupes sociaux qui n’y ont pas accès. De manière générale, l’expert du numérique et ancien analyste de la CIA Martin Gurri remarque un affaiblissement des autorités traditionnelles par Internet ainsi qu’une agrégation des colères populaires.
La sociologue du digital Jen Schradie explique qu’Internet n’est pas la solution pour l’abolition des structures sociales et économiques de domination, et risque à l’inverse de les renforcer. Selon elle, « l’autonomisation et l’émancipation des citoyens entraînées par l’espace public numérique doivent être réinscrites dans des dynamiques sociales élargies, et que leurs effets sur la démocratie sont fortement contrastés en fonction de ce que l’on choisit d’observer ».
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S’il est nécessaire de sortir de l’idéalisation du monde numérique et de la croyance qu’il réglerait tous nos problèmes démocratiques, Clément Mabi reconnaît que que les « colères d’Internet » illustrent la défiance des citoyens envers les institutions et le personnel politique, même si le monde numérique ne correspond pas parfaitement au monde social. Il faut cependant considérer ce phénomène comme un symptôme des tensions que connaissent les démocraties contemporaines et non comme une solution à leurs crises.