Publié le 17 juillet 2021. Mis à jour le 03 octobre 2024.
La démocratie est aujourd’hui presque automatiquement associée à la démocratie représentative, dans laquelle on reconnaît à une assemblée restreinte le droit de représenter le peuple et de prendre des décisions pour lui. Mais le peuple est-il alors vraiment souverain, comme le suppose le concept même de démocratie ? En pratique, il délègue pourtant une partie de son pouvoir à des représentant.es élu.es…
La démocratie n’a pas toujours été représentative
À Athènes, entre le VI° et le V° siècles avant J.-C., le pouvoir était directement exercé par des citoyens tirés au sort et régulièrement remplacés. Si les Athéniens ne parlaient pas de « démocratie directe » car il s’agissait alors d’un oxymore, c’est bien le terme que nous utiliserions aujourd’hui pour la décrire.
« Le tirage au sort n’était pas, contrairement à ce que l’on affirme parfois, aujourd’hui encore, une institution périphérique de la démocratie athénienne. Il traduisait au contraire plusieurs valeurs démocratiques fondamentales. Il s’ajustait sans difficulté à l’impératif de la rotation des charges. Il reflétait la profonde méfiance des démocrates à l’égard du professionnalisme politique. Et surtout, il assurait un effet analogue à celui de l’isègoria, le droit égal de prendre la parole, un des principes suprêmes de la démocratie. L’isègoria attribuait à tous ceux qui le souhaitaient une part égale du pouvoir exercé par le peuple assemblé. Le tirage au sort garantissait à n’importe qui le souhaitant, au premier venu, l’égale probabilité d’accéder aux fonctions exercées par un nombre plus restreint de citoyens. Les démocrates avaient l’intuition que, pour des raisons obscures, l’élection n’assurait pas, quant à elle, une semblable égalité. »
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, 1995
La « démocratie représentative » est le fruit de plusieurs siècles de constructions historiques. Ses prémices remontent à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les révolutions étasuniennes et françaises remettent en cause l’absolutisme royal et avancent deux idées fondatrices : le peuple est souverain, détenteur de droits et libertés inaliénables ; et la bourgeoisie représente l’élite gouvernante et remplace la noblesse d’autrefois. C’est elle qui, la première, défend l’idée d’une démocratie représentative.
Le régime représentatif étasunien justifié par ses fondateurs
Le débat autour de la représentation est aux fondements de l’adoption de la Constitution américaine de 1787, qui unit les treize nouveaux Etats après la guerre d’indépendance. Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, pères fondateurs des Etats-Unis, partagent l’idée que le texte doit instituer un régime représentatif permettant de rassembler des populations différentes autour d’un gouvernement central, pour enfin en faire un peuple uni : c’est la République.
« L’autre différence est que dans une république, il y a un plus grand nombre de citoyens et un territoire plus vaste que dans un gouvernement démocratique ; et c’est particulièrement cette circonstance qui rend les plans des factieux moins redoutables dans la république que dans la démocratie. Moins une société est étendue et moins nombreux sont les partis et les intérêts différents qu’on y rencontre. Moins il y a de parti et d’intérêts différents, et plus il y a de chances pour que le même parti ait la majorité ; et plus petit est le nombre d’individus qui composent la majorité, plus petite est l’enceinte qui la renferme, plus aisément elle peut concerter et exécuter ses plans d’oppression. Étendez sa sphère, elle comprendra une plus grande variété de partis et d’intérêts, vous aurez moins à craindre de voir à une majorité un motif commun pour violer les droits des autres citoyens, ou, s’il existe un tel motif commun, il sera plus difficile à ceux qui l’éprouvent de connaitre leur propre force et d’agir de concert. Sans compter les autres obstacles, il est facile de voir que partout où se trouve la conscience d’un projet injuste et malhonnête, l’accord est toujours arrêté par la défiance, en proportion du nombre d’hommes dont le concours est nécessaire ».
James Madison, The Federalist Papers, 1788
Pour Alexandre Hamilton, l’élection de représentants (les femmes sont alors systématiquement exclues de la citoyenneté) garantit également que le pouvoir soit exercé par les plus vertueux. Il souligne d’ailleurs que, pour devenir représentant, il faut du temps, un certain talent pour la chose politique, et savoir faire preuve de rationalité et de sagesse. Seules les personnes les plus riches remplissent ces critères, car elles disposent de temps et sont moins susceptibles de corruption. Les pauvres, dit-il sont influençables, corruptibles, davantage passionnés, moins rationnels. Ils seraient donc incapables d’œuvrer pour le bien commun. Les représentants ne peuvent partager les conditions de vie des représentés.
La représentation permet surtout, toujours selon ces concepteurs, d’éviter la prise en compte d’intérêts particuliers opposés au bien commun dans l’exercice du pouvoir politique.
« Le système représentatif permet d’épurer et d’élargir l’esprit public, en le faisant passer dans un milieu formé par un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura distinguer le véritable intérêt de leur patrie, et qui, par leur patriotisme et leur amour de la justice seront moins disposés à sacrifier cet intérêt à des considérations momentanées ou partiales. Sous un tel gouvernement il sera possible que la voix publique, exprimée par la volonté du peuple, soit plus d’accord avec le bien public, que si elle était exprimée par le peuple lui-même assemblé pour cet objet. »
James Madison, The Federalist Papers, 1788
Les débuts du régime représentatif en France
En France, c’est l’abbé Sieyès qui rappelle le principe fondamental de la démocratie dans son discours de 1789, intitulé Qu’est-ce que le Tiers-État ?
« Qui donc oserait dire que le Tiers-état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est enchainé. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la Nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. (…) Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de Citoyen et les droits du civisme, à cette multitude sans instruction, qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent obéir à la Loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. »
Il distingue deux manières de gouverner :
« La première manière est que les Citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des Représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté. L’autre manière d’exercer son Droit à la formation de la Loi, est de concourir soi-même immédiatement à la faire. »
L’abbé s’oppose fortement à la notion même de démocratie et plaide pour un gouvernement représentatif. Le citoyen étant ignare et trop occupé à travailler, il n’y a pas à hésiter ! Pour Sieyès « la France n’est point, ne peut pas être une Démocratie. »
La constitution française de 1791 s’est d’ailleurs très largement inspirée de ses considérations ; les révolutionnaires ont opté pour la représentation politique des citoyens via un suffrage censitaire. L’élection, contrairement au tirage au sort, assure à la bourgeoisie de conserver le pouvoir, qui remplace la noblesse. Le ‘droit à gouverner’ ne découle plus d’un titre héréditaire, mais de l’appartenance à une certaine classe sociale. Seuls les plus aisés peuvent se présenter et gagner une élection : ce n’est pas une démocratie mais une République, au sens des Romains ou des Etatsuniens.
Pouvoir et libertés
Trente ans après Sieyès, Benjamin Constant écrit De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Pour lui, la liberté des Anciens, en Grèce comme à Rome, est la liberté politique, la délibération publique sur les grandes affaires de la Cité, au prix de « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». Au contraire, les Modernes disposent de la liberté individuelle : liberté d’expression, liberté religieuse, liberté de détenir une propriété, de travailler et de faire du commerce.
« Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ».
La liberté des anciens, domination du corps social sur les individus, ne correspond plus, selon le philosophe, aux réalités du XIXe siècle. La liberté n’est jamais pour lui un acquis définitif : elle appelle à la responsabilité individuelle et la participation du plus grand nombre. Il faut à tout prix éviter que le citoyen ne se désintéresse de ses droits et devoirs politiques au profit d’un pouvoir incontrôlé.
Benjamin Constant prône le système représentatif, qu’il définit comme une procuration donnée par les citoyens à ses représentants.
La démocratie représentative, une oligarchie déguisée ?
Selon Bernard Manin, la démocratie représentative est organisée autour de quatre principes majeurs :
- les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ;
- ils conservent dans leurs décisions une certaine indépendance vis-à-vis des électeurs ;
- les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants ;
- les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion.
Le gouvernement représentatif est donc oligarchique, puisque les représentant.es disposent d’une indépendance décisionnelle vis-à-vis du peuple que leur accorde le mandat représentatif – et non impératif. Aucun.e n’est tenu de respecter les engagements pris en amont du mandat.
Il ne faut cependant pas nier la dimension démocratique de ce système, qui réside dans les libertés dont dispose le peuple : liberté d’opinion, d’association, de culte, etc.
La démocratie représentative est donc – selon Bernard Manin – un régime mixte qui combine des éléments démocratiques et oligarchiques. L’élection en est un très bon exemple : outil démocratique dans la mesure où elle permet de sanctionner le représentant sortant après son mandat, aristocratique puisqu’elle facilite l’accès des élites au pouvoir.
« L’idéal démocratique de similarité entre gouvernants et gouvernés a exercé tant d’influence depuis deux siècles qu’il n’est peut-être pas sans importance de remarquer son incompatibilité de principe avec la procédure élective, même amendé. Dans un système électif, la seule question possible concerne le type de supériorité qui doit gouverner. Mais lorsqu’on lui pose la question : « Qui sont les aristoi qui doivent nous gouverner? », le démocrate se tourne vers le peuple pour lui laisser la décision ». (Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin).
Cette forme de régime mixte serait actuellement en évolution, sans que le fond ne change pas vraiment pour autant.
« Nous assistons aujourd’hui, non pas à une crise du gouvernement représentatif, mais seulement à un changement du type d’élite sélectionnée. Les élections continuent de désigner des individus possédant des caractères distinctifs que les autres n’ont pas, elles conservent le caractère élitiste qu’elles ont toujours eu. Mais une nouvelle élite de spécialistes de la communication prend la place des militants et des hommes d’appareil. La démocratie du public est le règne de l’expert en communication. »
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Le régime représentatif est donc historiquement un régime d’inspiration aristocratique. C’est seulement après les luttes sociales et politiques du XIX° siècle et du XX° siècle que le régime représentatif s’est démocratisé, en élargissant notamment le droit de suffrage à toutes les couches de la population.
- The Federalist Papers (1787-1788), James Madison, Alexander Hamilton et John Jay
The Federalist Papers désigne une série de 85 articles ou essais écrits entre 1787 et 1788 par James Madison, Alexander Hamilton et John Jay. Dans leurs textes, ces trois pères fondateurs américains affirment que la constitution américaine doit promouvoir un régime représentatif afin d’unir les États autour d’un gouvernement central. - Qu’est-ce que le Tiers-État ? (1789), Emmanuel-Joseph Sieyès
Qu’est-ce que le Tiers-État ? est un pamphlet publié par l’abbé Sieyès en janvier 1789. Sieyès y affirme que la nation française ne peut exister que par l’intermédiaire de la représentation. La nation étant quelque chose d’impalpable, il faut des représentants pour l’incarner. - De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), Benjamin Constant
En 1819, Benjamin Constant donne au cercle de l’Athénée une conférence dans laquelle il prône le système représentatif, qu’il définit comme une procuration donnée par les citoyens à ses mandataires. - Principes du gouvernement représentatif (1995), Bernard Manin
Dans cet essai, le politologue Bernard Manin explique que les régimes représentatifs combinent des éléments de démocratie et des éléments d’aristocratie.