Aux Origines des Elections et de la Démocratie Représentative


Aujourd’hui lorsque l’on parle de démocratie, on pense immédiatement à la démocratie représentative. Dans ce type de démocratie, on reconnaît à une assemblée restreinte le droit de représenter le peuple et de prendre des décisions pour lui.
Pour autant, il existe une véritable contradiction entre le concept de démocratie et celui de représentation : le peuple est-il véritablement souverain avec ses élus ? En pratique, il délègue une partie de son pouvoir à des représentants élus.

 

La démocratie n’a pas toujours été représentative

La démocratie n’a cependant pas toujours été représentative. À Athènes, entre le VI° et le V° siècles avant J.-C., le pouvoir était directement exercé par des citoyens tirés au sort. Il s’agissait donc bien d’une démocratie directe.

« Le tirage au sort n’était pas, contrairement à ce que l’on affirme parfois, aujourd’hui encore, une institution périphérique de la démocratie athénienne. Il traduisait au contraire plusieurs valeurs démocratiques fondamentales. Il s’ajustait sans difficulté à l’impératif de la rotation des charges. Il reflétait la profonde méfiance des démocrates à l’égard du professionnalisme politique. Et surtout, il assurait un effet analogue à celui de l’isègoria, le droit égal de prendre la parole, un des principes suprêmes de la démocratie. L’isègoria attribuait à tous ceux qui le souhaitaient une part égale du pouvoir exercé par le peuple assemblé. Le tirage au sort garantissait à n’importe qui le souhaitant, au premier venu, l’égale probabilité d’accéder aux fonctions exercées par un nombre plus restreint de citoyens. Les démocrates avaient l’intuition que, pour des raisons obscures, l’élection n’assurait pas, quant à elle, une semblable égalité ». (Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin)

 

Le modèle représentatif de la démocratie telle qu’on le connait aujourd’hui est en fait le fruit de plusieurs siècles de constructions historiques.

La fondation de la démocratie représentative date de la fin du XVIIIe° siècle, quand les révolutions américaine, française remettent en cause l’absolutisme royal et du coup mettent en avant deux idées clefs : le peuple est souverain, détenteur de droits et de libertés inaliénables, mais aussi la bourgeoisie est l’élite gouvernante et remplace la noblesse d’autrefois. Ce sont donc les bourgeois qui vont défendre l’idée d’une démocratie représentative afin de s’emparer du pouvoir.

 

Le régime représentatif américain justifiée par ses fondateurs 

Parmi les nombreux débats autour de cette question, on peut retenir celui qui a agité l’adoption de la constitution américaine en 1787, quand, après la guerre d’indépendance, il est décidé de rédiger une constitution commune aux treize nouveaux États des États-Unis.

A cette époque, Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, ces trois pères fondateurs américains partagent l’idée que la constitution américaine doit promouvoir un régime représentatif qui, avantage majeur, permettra d’assembler des populations différentes autour d’un gouvernement central et d’en faire un peuple uni. Il s’agit d’instaurer un régime qui vise le bien commun, un régime dans lequel les pouvoirs sont séparés et assurent les droits individuels. Pour eux le régime politique idéal est une république et non pas une démocratie où le pouvoir serait directement exercé par le peuple.

 

« Lautre différence est que dans une république, il y a un plus grand nombre de citoyens et un territoire plus vaste que dans un gouvernement démocratique ; et cest particulièrement  cette circonstance qui rend les plans des factieux moins redoutables dans la république que dans la démocratie. Moins une société est étendue et moins nombreux sont les partis et les intéts différents quon y rencontre. Moins il y a de parti et dintéts différents, et plus il y a de chances pour que le même parti ait la majorité ; et plus petit est le nombre dindividus qui composent la majorité, plus petite est lenceinte qui la renferme, plus aisément elle peut concerter et exécuter ses plans doppression. Étendez sa sphère, elle comprendra une plus grande variété de partis et dintéts, vous aurez moins à craindre de voir à une majorité un motif commun pour violer les droits des autres citoyens, ou, sil existe un tel motif commun, il sera plus difficile à ceux qui l’éprouvent de connaitre leur propre force et dagir de concert. Sans compter les autres obstacles, il est facile de voir que partout où se trouve la conscience dun projet injuste et malhonnête, laccord est toujours arrêté par la défiance, en proportion du nombre dhommes dont le concours est nécessaire ». (The Federalist Papers, James Madison)

Selon Hamilton, l’élection de représentants garantit également que ce seront les plus vertueux qui seront choisis (bien qu’en théorie tout le monde puisse être élu).  Hamilton souligne d’ailleurs que, pour devenir représentant, il faut avoir du temps et un certain talent dans la chose politique. Il faut également faire preuve de rationalité et de sagesse. Or pour lui, seules les personnes les plus riches remplissent ces critères. Si l’on est riche, on a suffisamment de temps pour s’adonner à la chose politique et l’on ne peut pas être corrompu parce que l’on a suffisamment d’argent. En revanche, si l’on est pauvre, on est plus influençable, plus corruptible, davantage passionné et moins rationnel. Le gens modestes ne peuvent donc pas s’occuper des affaires du pays et œuvrer pour le bien de tous. Les représentants doivent donc être différents des représentés et ne pas partager leur condition de vie.

 

En outre, l’élection permettant de sélectionner les meilleurs, ceux qui sont les plus capables d’agir en vue du bien commun, ces individus vertueux et raisonnés dépasseront les intérêts individuels et œuvreront pour le bien de tous. La représentation permet donc d’éviter les factions c’est-à-dire la prise en compte dans le pouvoir politique d’intérêts particuliers opposés.

 

« Le système représentatif permet d’épurer et d’élargir lesprit public, en le faisant passer dans un milieu formé par un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura distinguer le véritable intét de leur patrie, et qui, par leur patriotisme et leur amour de la justice seront moins disposés à sacrifier cet intérêt à des considérations momentanées ou partiales. Sous un tel gouvernement il sera possible que la voix publique, exprimée par la volonté du peuple, soit plus daccord avec le bien public, que si elle était exprimée par le peuple lui-même assemblé pour cet objet ».  (The Federalist Papers, James Madison)

 

Les débuts du régime représentatif en France

En France, c’est en janvier 1789, dans son discours intitulé Quest-ce que le Tiers-État, que l’abbé Sieyès rappelle d’abord le principe fondamental de la démocratie.

 

« Qui donc oserait dire que le Tiers-état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est enchainé. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la Nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. » …

Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de Citoyen & les droits du civisme, à cette multitude sans instruction, qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent obéir à la Loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. »

 

Par la suite, Sieyès avance déjà son argumentation contre une démocratie plus directe et explique que le gouvernement peut s’exercer de deux manières.

« La première manière est que les Citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des Représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, & d’interpréter à cet égard leur propre volonté. L’autre manière d’exercer son Droit à la formation de la Loi, est de concourir soi-même immédiatement à la faire. » 

Mais le citoyen étant ignare et trop occupé à travailler, il n’y a pas à hésiter entre démocratie et gouvernement représentatif ! Pour Sieyès « la France n’est point, ne peut pas être une Démocratie. »

 

La constitution française de 1791 s’est d’ailleurs très largement inspirée des considérations de l’abbé Sieyès puisque les révolutionnaires ont opté pour la représentation politique des citoyens via un suffrage censitaire.

 

L’élection, contrairement au tirage au sort, assure à la bourgeoisie de conserver le pouvoir. Le régime représentatif remplace donc une élite de nobles par une élite bourgeoise. Seulsles plus aisés peuvent se présenter et gagner une élection.

En fait les révolutionnaires ne souhaitaient pas instaurer une démocratie, c’est-à-dire un régime visant à confier l’exercice du pouvoir au peuple mais une République comme l’entendaient les romains ou les américains.

 

Pouvoir et libertés

Trente ans après Sieyès, dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant donne un point de vue intéressant. Pour lui, la liberté des Anciens, en Grèce comme à Rome, est la liberté politique, la délibération publique sur les grandes affaires de la Cité, au prix de « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». La liberté des Modernes, c’est la liberté individuelle : liberté d’expression, liberté religieuse, liberté de détenir une propriété, de travailler et de faire du commerce.

 

« Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens dune même patrie. C’était là ce quils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ».

Pour Benjamin Constant, la liberté des anciens n’est plus adaptée au XIX° siècle. La Révolution s’est trompée d’époque en voulant rétablir la liberté des Anciens, c’est-à-dire la domination du corps social sur les individus. Une bonne raison pour Constant de s’insurger contre les pouvoirs abusifs exercés au nom de la collectivité.

Constant nous le rappelle : la liberté n’est jamais un acquis définitif ; elle appelle la responsabilité de chacun et la participation du plus grand nombre. La liberté politique reste donc indispensable, mais sous d’autres formes. Il faut surtout éviter que le citoyen moderne se désintéresse de ses droits et devoirs politiques au profit d’un pouvoir sans contrôle.

Benjamin Constant prône le système représentatif, qu’il définit comme une procuration donnée par les citoyens à ses représentants.

 

La démocratie représentative, une oligarchie déguisée ?

Selon Bernard Manin, la démocratie représentative est organisée autour de quatre principes majeurs :

. les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ;

. ils conservent dans leurs décisions une certaine indépendance vis-à-vis des électeurs ;

. les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants :

. les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion.

 

La démocratie représentative est oligarchique puisque les représentants ont une indépendance décisionnelle vis-à-vis du peuple : les élus sont liés aux citoyens par un mandat représentatif et non un mandat impératif. Cela signifie que le représentant peut agir en tous domaines à sa guise car il n’est pas tenu de respecter les engagements qu’il aurait éventuellement pris devant ses mandants.

Mais le régime représentatif est aussi démocratique en raison,  entre autres,  des libertés accordées au peuple : liberté d’opinion, d’association, de culte etc.

 

La démocratie représentative est donc -selon Bernard Manin- un régime mixte qui combine des éléments de démocratie et des éléments d’oligarchie. L’élection est, à ce titre, un très bon exemple. L’élection est un outil démocratique dans la mesure où elle permet de sanctionner le représentant sortant après son mandat. Mais c’est aussi un outil aristocratique puisqu’elle facilite l’accès des élites au pouvoir.

« L’idéal démocratique de similarité entre gouvernants et gouvernés a exercé tant d’influence depuis deux siècles qu’il n’est peut-être pas sans importance de remarquer son incompatibilité de principe avec la procédure élective, même amendé. Dans un système électif, la seule question possible concerne le type de supériorité qui doit gouverner. Mais lorsqu’on lui pose la question : « Qui sont les aristoi qui doivent nous gouverner? », le démocrate se tourne vers le peuple pour lui laisser la décision ». (Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin).

Il ajoute que cette forme de régime mixte est actuellement en évolution, mais que le fond ne change pas vraiment.

 

« Nous assistons aujourd’hui, non pas à une crise du gouvernement représentatif, mais seulement à un changement du type d’élite sélectionnée. Les élections continuent de désigner des individus possédant des caractères distinctifs que les autres n’ont pas, elles conservent le caractère élitiste qu’elles ont toujours eu. Mais une nouvelle élite de spécialistes de la communication prend la place des militants et des hommes d’appareil. La démocratie du public est le règne de l’expert en communication. »

*

Le régime représentatif est donc historiquement un régime d’inspiration aristocratique. C’est seulement après les luttes sociales et politiques du XIX° siècle et du XX° siècle que le régime représentatif s’est démocratisé. Le droit de suffrage s’est par exemple progressivement étendu à toutes les couches de la population.

 

The Federalist Papers (1787-1788), James Madison, Alexander Hamilton et John Jay

The Federalist Papers désigne une série de 85 articles ou essais écrits entre 1787 et 1788 par James Madison, Alexander Hamilton et John Jay. Dans leurs textes, ces trois pères fondateurs américains affirment que la constitution américaine doit promouvoir un régime représentatif afin d’unir les États autour d’un gouvernement central.

Qu’est-ce que le Tiers-État ? (1789), Emmanuel-Joseph Sieyès

Qu’est-ce que le Tiers-État ? est un pamphlet publié par l’abbé Sieyès en janvier 1789. Sieyès y affirme que la nation française ne peut exister que par l’intermédiaire de la représentation. La nation étant quelque chose d’impalpable, il faut des représentants pour l’incarner.

De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), Benjamin Constant

En 1819, Benjamin Constant donne au cercle de l’Athénée une conférence dans laquelle il prône le système représentatif, qu’il définit comme une procuration donnée par les citoyens à ses mandataires.

Principes du gouvernement représentatif (1995), Bernard Manin

Dans cet essai, le politologue Bernard Manin explique que les régimes représentatifs combinent des éléments de démocratie et des éléments d’aristocratie.


Retour en haut