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We are free to change the world, par Lyndsey Stonebridge


Publié le 21 janvier 2025. Par Cloé Lachaux. 

Sur les traces d’Hannah Arendt

Lyndsey Stonebridge, We are free to change the world: Hannah Arendt’s Lessons in Love and Disobedience, Jonathan Cape London, 2024

Lyndsey Stonebridge est une critique littéraire, professeure à l’université de Birmingham et autrice britannique. L’ensemble de ses ouvrages traite principalement de littérature, d’histoire et de théories politiques, avec une attention spéciale aux effets de la violence moderne. Bien que son nom soit souvent cité, gage d’autorité intellectuelle, l’œuvre d’Hannah Arendt est souvent mal connue. Loin de s’arrêter à l’analyse méthodiques des totalitarismes, elle s’engage la démocratie et la liberté. Lyndsey Stonebridge, qui l’a étudié presque toute sa vie, revient sur sa pensée et le contexte intime de son développement, et lui rend un hommage magnifique.

 

Dans cet ouvrage, Lyndsey Stonebridge se penche sur la pensée de la philosophe Hannah Arendt, en replaçant ses productions dans un contexte à la fois historique et intime. Au-delà d’une biographie, l’autrice propose d’expliciter le contenu de son œuvre. Pour ce faire, elle reprend différents travaux d’Arendt, avec, d’une part, un parti pris pour la défense ardente de la liberté (dans les sociétés contemporaines comme dans les sociétés totalitaires), et de l’autre, des réflexions pour que la politique reste fidèle à ce principe fondamental.

Selon Hannah Arendt, les humains sont inconscients et pourtant collectivement capables de faire des miracles : nous devrions à nouveau nous battre pour suivre ce principe.

L’autrice présente les contours historiques qui expliquent les ouvrages d’Arendt et les œuvres, les rencontres amoureuses, amicales et intellectuelles qui l’ont inspiré dans son écriture. Elle se concentre majoritairement sur deux textes : The origins of totalitarianism et The Human condition.

 

Exclure, déshumaniser, éradiquer

Dans un premier temps, Arendt pense que les liens entre les totalitarismes et les déplacements de masse sont le racisme, l’impérialisme et la volonté insatiable d’expansion du capitalisme (quelques fois sédimentés par des passés coloniaux). Ils ont été supportés par une logique administrative de “mise dehors” et “d’enterrement” (dog kicking et dog burying), avec pour objectif de créer des « trous d’inconscient », c’est-à-dire de supprimer des strates de réalité (livres, lieux de cultes, foyers et humanité) pour soumettre la réalité à leur volonté et à leur dessein.

Avec les lois de Nuremberg, déposséder les Juifs de nationalité et d’État est devenu une nouvelle arme dans le bastion de la cruauté au service de cette administration. Arendt pensait que ces lois trouvaient leur héritage avec la question des migrants (« la question juive est aujourd’hui remplacée par la question des migrants ») au nom de l’ordre public et de la sécurité nationale. Dès lors, elle pensait que les principales menaces qui pèsent sur la condition humaine sont le racisme endémique et violent, l’avidité de pouvoir et économique, la surconsommation et la négligence. Néanmoins, elle stipulait que les participants aux génocides n’étaient pas forcément violents, racistes ou diaboliques : certains exécutants n’accordaient pas de valeur ou d’intérêt à leurs cibles, ce qui leur a permis de rendre les crimes « ordinaires ». Les héritages de cette banalisation se retrouvent dans le cynisme, et à l’adhésion à la propagande et au complotisme, qui, selon elle, sont dangereux pour la démocratie, car ils empêchent la création et l’entretien du lien social.

 

La démocratie vidée de son essence

Enfin, à partir de ces menaces et des observations et expériences qu’elle a faites après la Seconde Guerre mondiale, elle tire des conclusions sur la condition humaine et politique, qui se traduisent, au pire, par les totalitarismes et, au mieux, par une « démocratie insipide ». En effet, Arendt pense que nous avons abandonné la politique, dans le sens où le système dans lequel elle vivait n’en était pas un, en étant au service des riches qui avaient le privilège de l’intimité, de l’économie, de la politique, etc. Néanmoins, elle considérait qu’à partir du moment où nous transmettons et utilisons le mot « politique », nous pouvons retrouver sa forme pure. En effet, il n’y a pas de concepts figés en politique, et suivant cette idée, les actions des génocidaires ne pouvaient qu’être résolues et comprises par de nouvelles idées et clés de compréhension. Dès lors, penser, mais surtout bien penser (notre communauté, notre avenir, nos modèles politiques) « en dehors de nos pigeonniers » est une liberté que nous ne pouvons pas perdre.

Hannah Arendt était particulièrement inquiète de la capacité des personnes cultivées, intelligentes et puissantes à penser les choses importantes à notre place. Pour elle, « le danger, c’est de devenir un habitant du désert et de s’y sentir chez soi ». Il était ainsi nécessaire, selon elle, de penser, mais surtout de penser constamment à nouveau (réfléchir, se questionner, être perplexe) en particulier dans la mesure où nous sommes libres d’utiliser la raison publiquement et dans tous les domaines.

 

À partir de cette réflexion initiale et qui sous-tend l’ensemble de ses œuvres, Lyndsey Stonebridge a décelé certaines propositions qui sont toujours pertinentes pour nos sociétés actuelles.

 

  • Considérer l’amour en politique

« L’amour compte en politique puisque c’est, pour nous, l’un des aspects les plus intimes de nos vies ». En effet, et particulièrement dans un contexte de persécution, il prend la forme de charité et de capacité à être présents les uns pour les autres. De surcroît, selon Arendt, l’amour est une garantie de pluralité : aimer la diversité et les différences peut nous permettre d’élaborer une meilleure politique. Plus largement, elle pensait que l’amour peut renforcer nos convictions sur nos dispositions à s’améliorer, communiquer et réfléchir avec des bonnes intentions.

 

  • Être vigilant

Selon Arendt, il ne faut pas sous-estimer les racines et signes des totalitarismes. Ce n’est pas juste la propagande, la surveillance, la peur et les camps de concentrations qui doivent nous mettre la puce à l’oreille, mais également le racisme, l’avidité économique et politique : Hitler avait conquis le pouvoir grâce à des élections.

 

  • Participer 

La technologie et le consumérisme nous ont aliéné à la terre et rendu apathiques. L’engagement politique, au contraire, ouvre une dimension d’expérience et d’actions qui sont nécessaires, en particulier lorsque les gouvernements échouent. Il faudrait dès lors un lieu propice, public, une agora des temps modernes, pour que des idées et des confrontations sortent de l’ombre et des sphères privées.

 

  • Considérer la liberté comme un guide de la vie politique

Avoir étudié toute sa vie les totalitarismes a convaincu Arendt que la liberté connaissait ses meilleures applications quand les lois étaient claires sur les délimitations. Nous avons besoin de politiciens qui croient en un monde de faits et de vérités pour assurer la pérennité de ces lois.

 

  • Encourager le pouvoir citoyen pour atteindre la liberté

Pour Arendt, la vraie liberté se fait au contact des autres, de leurs idées, de leur présence et de leur réalité. Ce sont les conflits respectueux – y compris la confrontation, la désobéissance et les protestations – qui devraient guider la politique, la renouveler, et qui créeraient de nouvelles fondations sur lesquelles vivre.

Enfin, le combat pour la liberté n’est pas momentané, mais doit se transmettre. Notre volonté guide nos actions, et quand nous agissons pour l’avenir, nous rencontrons nos obligations passées. C’est cette tradition de liberté politique qui devrait nous galvaniser.

 

*

En conclusion de cet ouvrage, l’autrice qualifie l’ensemble des œuvres d’Hannah Arendt comme une « librairie de la survie ». Elle pense qu’il n’y a pas de traduction plus pertinente que « résister au monde tel qu’il est » pour qualifier la morale qu’Arendt a souhaité transmettre.

Plus précisément, la liberté telle que l’a pensée Arendt ne peut pas être forcée, et peut seulement être vécue avec d’autres personnes. Quand l’histoire connaît ses pires heures, reste la désobéissance, la détermination, la créativité et le courage des êtres humains pour atteindre la liberté. C’est sur ces conditions que l’on peut changer le monde et en faire quelque chose de nouveau.


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