Par Quentin Ressek, étudiant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.
Publié le 17 juillet 2021. Mis à jour le 04 octobre 2024.
Partout dans le monde occidental, les populations ont le sentiment de ne plus être écouté.es par le pouvoir politique. Estimant que leurs droits sont bafoués et que le pouvoir réel est confisqué par une élite, citoyens et citoyennes sont de plus en plus méfiant.es à l’égard des institutions qui les gouvernent.
Profitant de cette méfiance à l’égard des gouvernements, monte une vague populiste qui déstabilise les démocraties du monde entier. A droite comme à gauche, ces mouvements affirment représenter le peuple et dénoncent les excès des partis traditionnels qui auraient abandonné les gens ordinaires.
Démocratie directe contre populisme ?
Comment lutter contre cette vague populiste ? La démocratie directe ne pourrait-elle pas apporter une réponse efficace ? C’est d’ailleurs la stratégie mise en œuvre par les partis traditionnels qui cherchent à inclure dans leur programme des éléments de démocratie directe. En 2017, au moment de l’élection présidentielle en France, les socialistes mais également les Républicains ont proposé une multitude de mesures visant à intégrer une dose de démocratie directe dans nos systèmes représentatifs. Il s’agissait en quelque sorte de lutter contre la vague populiste en donnant au peuple la possibilité de s’exprimer plus directement.
Pour autant, dès lors que la démocratie directe est évoquée, les partis politiques traditionnels s’empressent souvent de préciser qu’il ne faut surtout pas s’inspirer du système suisse. L’initiative suisse, cette procédure qui permet à un nombre donné de citoyens de proposer qu’un texte soit soumis en votation populaire, est très mal perçue (et en pratique peu connue) par les élites politiques française. On entend par exemple souvent que c’est l’initiative qui a conduit à l’interdiction des minarets en Suisse en 2009, et ce bizarrement de la part des politiques français souvent fortement opposés au voile musulman. Ainsi, pour beaucoup de Français.es, la démocratie directe est au fond une spécificité suisse qui ne convient pas à la France.
Pourtant la démocratie directe, inventée dans l’Antiquité, a fait ses preuves dans la Suisse contemporaine pour modérer la démocratie représentative et apaiser une société très divisée.
Aux origines de la démocratie directe
La démocratie n’est que l’exercice du pouvoir pour et par le peuple. Née à Athènes, la démocratie y fonctionnait essentiellement grâce au tirage au sort. L’assemblée législative, la boulé, était composée de 500 membres tirés au sort qui votaient les lois de la cité. Ce mode de scrutin permettait aux citoyens athéniens (les femmes étant alors systématiquement exclues de la citoyenneté), qui n’étaient pas tous des experts, de faire l’apprentissage de la politique au quotidien : ils se rendaient sur l’Agora pour discuter avec leurs compatriotes et voter des lois conformes à l’opinion populaire, la doxa,.
Point important : les citoyens tirés au sort étaient responsables devant les citoyens qu’ils représentaient et non devant leur seule conscience, comme c’est le cas aujourd’hui dans un Parlement. Soumis à la surveillance des tribunaux, le citoyen tiré au sort devait rendre des comptes devant le peuple athénien qui pouvait l’attaquer à la fin de son mandat.
Le tirage au sort réapparait aux XIe et XIIe siècles, dans les Républiques italiennes à Pise, Gênes mais surtout à Florence et Venise. Pour limiter les ravages de la corruption dans les luttes pour le pouvoir, pour mettre un terme au conflit entre les clans, c’est au tirage au sort que l’on confit la mission de couper court aux intrigues et aux manœuvres qui polluent alors la vie politique.
Cependant, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les penseurs marquent leur préférence pour le système électif. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu affirme par exemple : « Dans la démocratie, le peuple est à la fois monarque et sujet. Il est monarque par ses suffrages, qui sont ses volontés ; il est sujet par son obéissance aux magistrats qu’il nomme lui-même, car c’est l’essence du gouvernement démocratique que le peuple nomme les magistrats. Enfin, la règle générale de ce gouvernement, c’est que le peuple fasse par lui-même tout ce qu’il peut faire, et qu’il fasse faire le reste par des ministres nommés par lui ».
Vers la démocratie directe en Suisse
Si l’on se réfère à la Petite histoire constitutionnelle de la Suisse de Jean-François Aubert* et au dernier livre d’Olivier Meuwgly, Une histoire politique de la démocratie directe en Suisse**, la démocratie directe a été instaurée en Suisse afin de pacifier les conflits opposant les différents cantons du pays.
Loin du tableau utopique que l’on dresse parfois de ce pays, la Suisse moderne s’est en réalité construite dans un contexte de désordres et de guerre civile. Pour des raisons religieuses (cantons catholiques minoritaires face aux cantons protestants et détestation réciproque) ou simplement politiques ou linguistiques (4 langues nationales), les rivalités entre les cantons étaient très fortes. Encore aujourd’hui, il est indéniable que des tensions subsistent entre les différentes régions.
La Confédération des XIII cantons
La Suisse nait véritablement en 1308 lorsque les cantons de Schwitz, d’Ury et d’Unterwald concluent une alliance pour se soustraire à la domination de la maison d’Autriche. Ces trois cantons s’obligent à se prêter un secours mutuel en cas d’attaques par une puissance étrangère. Par la suite, Lucerne (1332), Zurich (1351), Glaris, Zug (1352), Berne, Fribourg, Soleure (1481), Bâle, Schaffhouse (1501) et Appenzell (1513) rejoignent successivement l’alliance et forment une Confédération composée de treize cantons totalisant un million d’habitants.
Ces treize États ne sont pas liés par un traité commun mais par des conventions régionales ou par des alliances. Ils se réunissent lors d’une conférence périodique, la Diète, durant laquelle les différents cantons ont la possibilité de délibérer sur des affaires internes ou de politique étrangère.
À l’intérieur de certains cantons et dès le XIVe siècle, existent des mécanismes de démocratie directe. Dans certains villages, connus sous le nom de « Landsgemeinde », tous les habitants participent à l’exercice du pouvoir.
Pour autant, ces mécanismes de démocratie directe ont quelque peu disparu au XVIIe siècle, sous la pression des plus riches familles . Ainsi Berne et Zurich, qui avaient l’habitude de consulter le peuple pour toutes sortes de projets, ont progressivement abandonné cette pratique : à Zurich, le gouvernement devint l’affaire des chefs de corporations et, à Berne, l’affaire d’un Petit Conseil composé d’une quarantaine de membres recrutés par cooptation. On est encore bien loin de la démocratie directe.
L’occupation française (1798-1813) : guerre civile entre fédéralistes et unitaristes
Les troupes révolutionnaires françaises imposent une nouvelle constitution en 1798. Cette première constitution écrite de la Suisse a permis d’unir plus fortement les différents cantons. La Suisse forme alors une République unitaire, connu sous le nom de République Helvétique.
L’instauration de cette République Helvétique marque la fin de l’Ancien Régime en Suisse et le début de la modernisation politique du pays. Pour la première fois en effet, les cantons sont égaux entre eux et il n’y a plus de pays sujets.
S’inspirant du modèle français, le général Brune, en charge la Suisse occupée, convoque donc 130 députés d’une dizaine de cantons et les réunit dans la ville d’Aarau. Le but est de faire de la Suisse un régime unitaire à l’image de la France. Mais le modèle français s’avère totalement inapplicable en Suisse en raison des différences de religion, de langue et de culture.
La situation de la Suisse dégénère rapidement. Le territoire est attaqué de toutes parts par de puissants voisins voulant s’approprier les cols alpins ; le gouvernement est très vite miné par des luttes internes entre les fédéralistes voulant instaurer un gouvernement dans lequel chacun des membres disposerait d’une large autonomie et les unitaristes qui souhaitent mettre en place un État central fort ayant la primauté sur les différents cantons.
Les tensions entre cantons se multiplient et une guerre civile éclate le 30 septembre 1802. Ce sont finalement les fédéralistes qui l’emportent. Napoléon impose la signature de l’Acte de médiation le 19 février 1803 qui calma les tensions internes. La Suisse devient alors une confédération de dix-neuf États disposant chacun de leur propre constitution et de leur propre gouvernement. La confédération n’a d’autre organe que la Diète, une diète à vingt-deux voix où chaque canton n’a qu’une voix et où les « demi-cantons » (les plus petits) ne se font entendre que s’ils se mettent d’accord entre eux. La Diète est compétente seulement en matière de politique extérieure et de défense militaire.
Restauration et régénération
Après la défaite de la France contre les grandes puissances monarchiques en Russie et à Waterloo, débute en Suisse la « Restauration » durant laquelle la Confédération perd des compétences au profit des cantons.
Pendant la période de « Régénération » (1830-1848), appelée ainsi car les cantons suisses reviennent à leurs anciennes pratiques (réelles ou fantasmées), la démocratie avance, certains cantons se dotent de leurs propres constitutions et se comportent en État souverain. Certains commencent à utiliser des mécanismes de démocratie directe. Le premier, en 1830, est le canton de Vaud. Il adopte le droit de pétition et le référendum constitutionnel obligatoire ; en 1831, le canton de Saint-Gall, sous la pression du peuple armé, adopte le premier le droit de veto populaire dans sa constitution ; le droit de vote est également élargi dans la plupart des cantons du pays.
Cependant, dans les années 1830, la Suisse continue à connaître une forte instabilité politique et les différents cantons s’opposent violemment sur des questions religieuses et politiques.
La Guerre du Sonderbund
Une vraie guerre civile éclate en novembre 1847. S’affrontent, d’un côté, sept cantons catholiques conservateurs (regroupés au sein de la ligue du Sonderbund) qui refusent d’abandonner leur indépendance et, de l’autre, douze cantons et deux demi-cantons progressistes qui militent pour l’instauration d’un État fédéral et cherchent également à promouvoir les libertés individuelles, le suffrage universel et le libéralisme économique (abolition des droits de douane cantonaux, création d’une monnaie commune).
L’armée séparatiste, composée de soldats catholiques, est trop peu nombreuse et les cantons progressistes l’emportent. Les différents cantons qui composent la Suisse s’unissent alors pour rédiger une constitution : en 1848, la Suisse devient alors une fédération.
La constitution de 1848
L’idée maîtresse de la nouvelle charte est de donner à la Suisse un gouvernement plus centralisé et de lui confier bon nombre de pouvoirs et de devoirs qui incombaient jusqu’alors aux cantons. Ainsi, la Constitution de 1848 augmente les pouvoirs de la Confédération, notamment dans le domaine des affaires étrangères et dans celui de la défense, et diminue par conséquent le pouvoir des cantons.
Sur le plan des institutions, la principale innovant est la mise en place d’un Parlement bicaméral composé d’une Assemblée fédérale et d’un gouvernement de sept membres, le Conseil fédéral. La nouvelle constitution garantit par ailleurs aux citoyens un certain nombre de droits et de libertés, notamment la liberté de la presse, la liberté de religion et le droit d’établissement. Mais une concession est faite aux opposants à la constitution : les citoyens obtiennent le droit de changer la constitution par vote populaire. C’est le début de la démocratie directe fédérale en Suisse.
La constitution de 1874 et ses nouveautés
Malgré la paix retrouvée et la création de nouvelles institutions, la Suisse d’après 1848 reste divisée. Dans les cantons de l’ex-Sonderbund, le traumatisme de la défaite est encore présent. Une véritable haine subsiste entre les cantons qui étaient en faveur de la fédération et les cantons catholiques sécessionnistes, heurtés profondément par la séparation de l’Église et de l’État et ne voulant pas payer une dette de guerre à la confédération.
Ces tensions ouvrent la voie à un projet de révision de la constitution fédérale dont les objectifs sont de centraliser encore plus les compétences à Berne, de donner davantage de droits au peuple et de laïciser l’État.
La modification de la constitution nécessite une double majorité : celle du peuple et celle des cantons. En 1872, un premier projet jugé trop centralisateur est rejeté. En 1874, une version plus consensuelle du texte est acceptée. Elle comporte nombre de nouveautés :
- elle instaure la possibilité d’abroger une loi via un référendum si 30.000 citoyens le demandent (le « référendum d’initative citoyenne » dirait-on aujourd’hui). Il s’agit donc d’une nouvelle avancée pour le projet démocratique suisse puisqu’un pouvoir de participer aux affaires politiques est consenti aux citoyens du pays ;
- les cantons ne conservent que des compétences administratives minimes en matière militaire ;
- l’école primaire est obligatoire et indépendante de la religion. L’instruction publique est prise en charge par les cantons ;
- la création de nouveaux couvents est interdite. Les Jésuites n’ont plus le droit d’intervenir dans l’enseignement ;
- le Tribunal fédéral, créé en 1848, n’est plus itinérant et s’installe à Lausanne, l’assemblée fédérale en élit les juges ;
- l’État civil est confié aux autorités cantonales civiles tout comme les cimetières.
Après 1874, la constitution subit de nombreuses modifications. En 1891, le référendum d’initiative constitutionnelle est institué pour une révision partielle de la constitution (une révision totale était possible depuis 1848). Il permet à 50.000 citoyens de proposer une modification rédigée de la constitution. Dans la pratique, les citoyens et citoyennes s’en servent aussi pour passer des lois qui auront donc valeur constitutionnelle.
La constitution de 1999
Une réforme de la Constitution est acceptée à la double majorité des cantons et du peuple suisse le 18 avril 1999 et est entrée en vigueur le 1er janvier 2000. Elle organise le fonctionnement de l’État et ses rapports avec les cantons, garantit un certain nombre de droits aux citoyens et oriente les buts sociaux de sa politique. Son préambule met en lumière les désirs du peuple et des cantons de renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance ainsi que de vivre ensemble dans le respect et l’aide mutuelle et enfin de faire usage de sa liberté.
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En conclusion, la démocratie directe, instrument de paix
Quel rôle a donc joué la démocratie directe dans l’unification de la Suisse ? On peut dire, sans trop se tromper, que l’instauration d’une dose de démocratie directe a permis d’apaiser les tensions et de légitimer des décisions portant sur des questions qui divisaient les différents cantons.
Le fantasme d’un pays calme et apaisé où la démocratie directe pourrait fonctionner car les Suisses seraient des personnes modérées est donc une erreur historique. C’est confondre la cause et l’effet. La démocratie directe a probablement fortement apaisé un pays agité en obligeant les oppositions radicales à agir dans un cadre constitutionnel (réunir des signatures, débattre, voter).
Et si la France regardait de l’autre côté des Alpes ?
*Jean-François Auber, Petite histoire constitutionnelle de la Suisse, Editions Francke, 1974
**Olivier Meuwly, Une histoire politique de la démocratie directe en Suisse, Editions Livreo-Alphil, 2018