Accueil > Analyses et Enjeux > Révolte des élites et trahison démocratique, par Christopher Lasch

Révolte des élites et trahison démocratique, par Christopher Lasch


Publié le 21 janvier 2025. Par Cloé Lachaux. 

Qu’on leur coupe la tête !

Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Editions Flammarion, 2020

Christopher Lasch est un journaliste, sociologue et historien américain. La majorité de ses œuvres traitent de la montée des individualismes et de l’enfermement de « l’autre » dans des cases idéologiques, au détriment du débat public. La révolte des élites est son ultime ouvrage, car il meurt d’une leucémie deux jours après l’avoir achevé. Avec ce texte, il entend bien mettre un terme au pouvoir démesuré de quelques élites, et nous donne les clés pour entamer cette destitution.

 

Dans cet ouvrage, publié en 1994, le sociologue américain Christopher Lasch anticipe la détérioration du débat public au sein des sociétés démocratiques. Face à l’affluence constante d’informations et aux discours qui pensent les citoyens « ordinaires » comme des  incompétents, seule une petite frange de la population – qui possède la connaissance – est à même d’avoir un poids dans la citoyenneté : les élites.

Au-delà des écarts extrêmes entre riches et pauvres, « mortels », selon l’auteur, pour l’expérience démocratique, le danger est surtout l’isolement des élites – physique comme intellectuel – de la société.

Avec la mondialisation et le capitalisme (que l’auteur anticipe car il écrit au début du mouvement de mondialisation récent), celles-ci sont, en effet, bien plus nomades et cosmopolites qu’avant, et la réussite et la mobilité sont presque synonymes. Cette mobilité les a dangereusement éloignées de leur environnement et de la réalité, alors même qu’elles ont la mainmise sur les institutions intellectuelles, les flux économiques et d’informations, la production culturelle… et délimitent ainsi les contours du débat public. 

L’auteur dresse donc un tableau noir de la démocratie, qui doit, selon lui, « refaire ses preuves ».

 

Qui sont les élites ?

Les élites constituent une minorité privilégiée monopolisant les avantages de richesses, d’éducation, etc. en étant paradoxalement indépendantes des services publics : écoles privées, cliniques privées, services de sécurité privés… Ceci affecte directement les idéologies politiques et les débats publics (réservés aux « classes qui ont la parole »), qui ne sont plus liés aux préoccupations et intérêts des citoyens ordinaires. En effet, ces élites sont aujourd’hui plus attachées à une culture internationale de travail et de divertissement qu’à leur nation. Elles rejettent ainsi leurs obligations et les responsabilités qui les lient à une communauté – plus seulement les classes pauvres, mais aussi les classes moyennes – avec laquelle elles ne se trouvent aucun point commun.

L’introduction des classes moyennes dans les groupes défavorisés par la concentration de pouvoir de ces élites constitue un autre facteur du déclin démocratique. En effet, ce sont ces classes moyennes qui créent la culture commune d’une nation, or, elles ne voient plus les bénéfices de l’État-nation. Pire, elles ne croient plus en sa capacité à les protéger, à assurer les libertés individuelles et permettre la mobilité sociale, phénomène accentué par le désintérêt des élites, qui ne veulent plus l’entretenir économiquement ni symboliquement.

Face à ce tableau sombre de nos sociétés, l’auteur propose quelques solutions, qui devraient, selon lui, être portées par les citoyens (car les élites au pouvoir n’y trouveraient aucun intérêt).

 

1. Mieux enseigner

Il est indispensable que les citoyens sortent de l’apathie et de l’indifférence à la démocratie. Pour cela, il est nécessaire de considérer le débat comme l’essence de l’éducation, afin d’envisager la démocratie comme la forme de gouvernement la plus éducative (expression, discussion et jugement citoyen). Cela nécessite de réinstaurer la politique dans l’enseignement, d’offrir une formation théorique universelle autour de la vie citoyenne, et de redistribuer largement les responsabilités économiques et politiques. Ainsi, les citoyens seraient aptes à juger, à décider et à accepter les conséquences de leurs actions.

 

2. Mieux coopérer

Pour mieux coopérer, il faut trouver ce qui nous lie, et ce, au-delà de l’assistanat de l’État. Cela passerait, dans un premier temps, par l’acceptation des normes inégales au nom du bien commun (qui nous poussent à nous nous focaliser sur des préoccupations individuelles telles les discriminations), et, dans un second temps, par remettre la lutte des classes au cœur du débat public en dépassant la polarisation actuelle sur des sujets telles que la race ou le genre (la lutte des classes serait un sujet plus propice à faire consensus entre les communautés).

 

3. Mieux répartir le pouvoir

Selon l’auteur, il faudrait limiter la concentration de pouvoirs du marché et des grandes compagnies sans la remplacer par une administration étatique trop centralisée.

 

4. Retrouver la centralité du débat public

Avant d’avoir accès à l’information, il est indispensable de se poser les bonnes questions. Se poser les bonnes questions nécessite de soumettre nos idées à « l’épreuve de la controverse publique », or, la conversation publique est devenue spécialisée (partis politiques, etc.). Il incombe alors aux institutions de promouvoir des lieux et des cadres adéquats pour faire rencontrer les classes (lieux de la vie civique tels que les quartiers, bars, cafés, théâtres, etc.). La presse et les médias étendraient la portée des débats publics, en supplantant l’expression écrite à l’expression orale pour agrandir le forum public.

 

5. Retrouver une raison et une simplicité citoyenne

Enfin, Christopher Lasch pense qu’il faut réintroduire des limites pour pallier « une culture permissive » et l’abandon des normes de la conduite personnelle (jadis assurée par la religion) qui étaient autrefois indispensables à la démocratie. Cet abandon se ferait grâce à la « désillusion », c’est-à-dire la prise de conscience des tenants et aboutissants de nos histoires, de nos cultures et surtout de notre illusion de contrôle, au profit du progrès – qui est égal, selon lui, à la simplicité.

 

*

La quête du progressisme a rendu, selon Christopher Lasch, l’être humain perdu émotionnellement et dépendant de sa consommation ; et un tel système a conféré aux élites un pouvoir qu’elles sont loin d’être prêtes à abandonner. Malgré la tentation de « tout recommencer à zéro », il a ainsi souhaité, dans cet ouvrage, remettre en priorité le sens commun et le débat public au cœur de la politique.


Retour en haut