Publié le 23 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Fabriques de l’adhésion
David Colon, Les Maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse, Tallandier, 2021
David Colon est un chercheur, professeur à Sciences Po Paris et écrivain spécialiste des relations publiques, de la communication et de la propagande. Ses ouvrages remportent plusieurs prix, dont le plus récent est décerné par la Revue des Deux Mondes en 2024 pour La Guerre de l’information (2023). Il dresse le portrait des « maîtres de la manipulation », mécaniciens de l’influence des masses.
Dans cet ouvrage, David Colon analyse la « rencontre en politique de la publicité et de la psychosociologie » à travers la figure des spin doctors et des leaders d’opinion. Selon l’auteur, ils sont devenus, depuis la Première Guerre mondiale, des architectes de la persuasion de masse, influençant nos comportements et nos attitudes pour servir des projets commerciaux, industriels et politiques. Ces experts façonneraient le monde, et ce même au sein des démocraties, en utilisant la persuasion comme une science appliquée, dont le but n’est plus seulement d’influencer mais de guider le comportement des citoyens.
David Colon divise son livre en 18 parties correspondant à 18 « maîtres de la manipulation », qui réunissent quatre critères : l’intention manifeste de manipuler dans un but précis ; la capacité de le faire à grande échelle ; l’application d’une science et la capacité à mesurer l’effet produit.
La première partie de cet article revient sur les affaires les plus emblématiques, et la seconde partie décrit brièvement la stratégie du reste des « manipulateurs » choisis par l’auteur.
Les pionniers de la manipulation
1914 – Ivy Lee, l’expert en relations publiques
Ivy Lee est présenté comme l’inventeur des communiqués de presse et de la communication de crise dans le domaine des entreprises. Il travaille pour des compagnies ferroviaires et de charbon, et parvient à convaincre à la fois l’opinion publique et le gouvernement fédéral étasunien de leur contribution à l’intérêt général. Son seul principe est de rester fidèle au point de vue de l’entreprise qu’il représente, en prétendant que la vérité, l’écoute de l’opinion publique et l’action sont les meilleurs remèdes aux crises.
En réalité, et à plusieurs reprises (massacre de migrants par la Fuel and Iron Company, répression violente des mineurs de la Logan County Coal Operator Association, etc.), il s’agit surtout de discréditer les victimes ou les défenseurs de victimes en instrumentant les angoisses et les idéologies de son époque à son avantage (par exemple, il accuse celle qui mène les grévistes pour la première affaire de proxénétisme et qualifie les mineurs de la deuxième affaire de « communistes »).
Ivy Lee est également l’inventeur du lobbying tel qu’on le connaît aujourd’hui, en étant le premier à recourir à des associations professionnelles pour faire valoir des intérêts industriels au public. Parmi ses réalisations, il a, entre autres, réussi à instaurer les vols commerciaux aux États-Unis, participé à la reconnaissance de la Russie soviétique par les USA et promu les intérêts du gouvernement nazi dans les hautes sphères politiques des États-Unis. Son influence a été telle qu’à sa mort, la plupart des grosses firmes américaines s’étaient dotées de service de relations publiques et utilisaient couramment les communiqués de presse.
1917 – George Creel, architecte de la propagande en temps de guerre
Lors de l’entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés des forces de la Triple Entente, le président Wilson nomme George Creel à la tête du Committee on Public Information (équivalent du ministère de la Propagande), afin de convaincre les citoyens de la pertinence de cette guerre, alors même que l’opinion publique est extrêmement réticente. Il s’agit, littéralement, de vendre la guerre.
Creel commence par fournir des publicités et des dépêches gratuites aux journaux, puis appelle à leur patriotisme et à la factualité (erronée) d’articles pré-écrits pour les faire publier. Il est également chargé de la diabolisation de l’ennemi et n’hésite pas à inventer des actes criminels (viol de nonnes, bébés bouillis, etc.) pour attiser l’émotion de la population. Une des mesures phares de son ministère sont les « 4 minutes men », des bénévoles chargés de déclarer des discours patriotiques dans les lieux du quotidien (universités, églises, associations, loges maçonniques) pour promouvoir l’utilité de la guerre.
Avec lui, la propagande devient systématique : il investit à la fois l’information, la culture, le divertissement (radio, musées, etc.) et l’international, en s’alliant notamment avec Georges Clemenceau pour imposer la propagande étasunienne en contournant la censure française. Il est aujourd’hui surtout reconnu pour son investissement dans le cinéma de propagande : il coopère avec Hollywood en lui fournissant des scénarios patriotiques et produit des longs et courts métrages mobilisateurs, soulignant du même coup l’utilité du cinéma muet, qui permet de sensibiliser les populations immigrées à la cause américaine.
1933 – Joseph Goebbels et le régime nazi
Responsable de la propagande du parti nazi (NSDAP), Joseph Goebbels est l’une des forces qui a permis à Hitler d’accéder à la tête du gouvernement, en convaincant les élites conservatrices allemandes de voter pour lui. Après l’investiture du parti, l’essentiel de son travail est néanmoins dirigé vers la population allemande, avec pour mot d’ordre simplicité et répétition.
Dès son arrivée, Goebbels investit massivement la presse, la culture et l’espace public (les fêtes et cérémonies sont toujours ponctuées de rituels et de symboles nazis) et concentre, comme Creel, beaucoup d’efforts dans le cinéma, en rachetant notamment de gros studios pour acquérir un monopole de production. Malgré de grosses ambitions (notamment celle de convaincre la population allemande de la légitimité d’exterminer les juifs), la majeure partie de son travail, jusqu’en 1944, concerne la défense de l’image allemande, la dissimulation des crimes commis, et la cohésion nationale en cas de défaite. Son travail est néanmoins beaucoup moins vaste et persuasif que la réputation qu’on lui attribue : il n’a presque jamais eu les mains libres et n’a pas pu mettre en place seul ses projets.
1941 – La manipulation de masse par les dessins animés de Walt Disney
En 1941, les États-Unis entrent en guerre, et Walt Disney s’allie aux services de propagande étasuniens pour promouvoir le bien-fondé de la guerre, y compris aux plus jeunes. En quatre ans, sa collaboration avec le service s’élève à 77 courts métrages de propagande à destination des militaires ou du grand public. L’anticommunisme, le patriotisme (Mickey Mouse est le symbole du “bon américain”), la diabolisation de l’ennemi (par exemple, un épisode de Donald Duck sous-entend que ne pas payer ses impôts à temps équivaut à donner son argent à Hitler) et l’humour sont des thèmes récurrents dans ces courts-métrages.
1953 – John Hill et la fabrique du doute
Au début des années 1950, une étude scientifique fait scandale en établissant un lien direct entre consommation de tabac et cancer des poumons. Les magnats de l’industrie du tabac se réunissent et chargent John Hill de leur communication de crise (que David Colon qualifie de « plus grosse de l’histoire »).
La stratégie de Hill est simple : la propagande est utile puisqu’elle met en valeur le point de vue de son client. Il se lance alors dans une grande opération de fabrique du doute – et de mensonge – en arguant du manque de preuves et en contestant publiquement les expertises scientifiques précédentes. Pour soutenir cet argumentaire, il fait passer l’idée d’une controverse scientifique et annonce la création d’un comité de recherche dédié à l’industrie du tabac, en réalité composée d’une large majorité de chercheurs pro-tabagistes (la même tactique sera utilisée sur les effets d’addiction de la nicotine). Enfin, il crée une association qui promeut l’idée que le tabagisme est un droit inaliénable de l’Homme (la National Smoker Alliance) et s’allie avec l’industrie pétrolière pour trouver un outil marketing faisant office de compromis pour les tabagistes toujours inquiets : les filtres à cigarettes.
1964 – Lin Bao, le plus rentable des publicistes
Lin Biao est le ministre de la Défense chinois à l’origine de la publication du Petit Livre Rouge de Mao, un recueil de plusieurs centaines de citations. À l’origine, son travail devait se limiter à l’instruction des militaires, peu instruits. Mais le livre est finalement diffusé au grand public, et devient une “priorité nationale”. Plus que le contenu, la ‘pratique’ du livre est aussi investie : il y a des rituels à respecter, des slogans à réciter, des préceptes à appliquer, etc. L’une des réussites majeures de Lin Biao est de dépasser les frontières, en faisant traduire le livre dans 117 pays, ce qui aura une influence capitale pour ceux qui sont alors à la recherche d’une idéologie à la fois antisoviétique et anticolonialiste.
1994 – Karl Rove, meilleur atout des Républicains
Karl Rove est, entre autres, l’artisan de la victoire de Bush fils. Sa méthode est entièrement fondée sur le discrédit de l’adversaire, par tous les moyens, y compris par des affirmations mensongères. En effet, la manipulation des informations est fondamentale pour expliquer ses méthodes politiques : il est à l’origine de multiples rumeurs (à la fois sur les candidats adverses et les journalistes qui discréditent Bush) et de faux sondages politiques qui ont servi à considérer Bush comme le candidat du « moindre mal ».
Une fois élu, l’ambition de Rove est d’installer les Républicains au pouvoir au-delà du mandat de Bush : il demande par exemple de redessiner les contours des circonscriptions pour avantager les républicains lors des prochains scrutins ; convainc Bush de ne pas signer le protocole de Kyoto (sur la réduction des gaz à effets de serre) pour satisfaire ses soutiens (et potentiels soutiens) du secteur de l’énergie, et fait de “la guerre contre le terrorisme” le cœur de la campagne présidentielle républicaine de 2002. Il sera également à l’origine des rumeurs sur une potentielle guerre nucléaire avec l’Irak pour justifier son invasion par les États Unis.
2007 – Mark Zuckerberg, empereur de la manipulation des masses
Mark Zuckerberg annonce la création de Facebook, un réseau de communication, de connexion et de partage d’information en mai 2007.
Ce réseau social est construit sur des algorithmes dont le but est non seulement d’augmenter le nombre d’utilisateurs (invitations, rappels), mais aussi de les faire rester sur l’application ; de reconnaître leur visage (deepface), de suivre leur comportement (atlas), et de faire du micro-ciblage. A partir de ces immenses bases de données, les ingénieurs de Facebook ont pu établir des théories de prédiction des comportements humains vis-à-vis des réseaux sociaux (par exemple, l’augmentation conséquente de la participation électorale) et perfectionner la suggestion de l’offre publicitaire. Selon David Colon, cette invention a complètement dépassé Mark Zuckerberg, qui, depuis quelques années, a été auditionné à de multiples reprises pour rendre compte des dérives du réseau social et de ses corollaires (pour rappel le groupe Facebook possède également WhatsApp, Messenger et Instagram). Il cite par exemple le danger des bulles algorithmiques, mais aussi le risque de la traque des données, en rappelant que, à la suite des Printemps arabes (au cours desquels plusieurs révolutions avaient commencé sur des groupes Facebook), des dictateurs ont utilisé le réseau pour traquer et réprimer leurs opposants politiques.
2013 – Steve Bannon, « l’ingénieur du chaos »
Nom assez peu connu en France, Steve Bannon est le « cerveau » de l’affaire Cambridge Analytica. Pour rappel, ce scandale fait référence à l’utilisation de données extraites à l’insu de millions d’utilisateurs de Facebook pour aiguiller leurs opinions vers l’élection de Donald Trump et la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne (Brexit).
Steve Bannon est à l’origine d’une véritable propagande numérique en travaillant à la prédiction des comportements humains (profil psychométrique, simulations avec des neurones artificiels, etc.) centré sur l’analyse des motivations du vote et l’instrumentalisation des biais cognitifs des internautes. Concrètement, Steve Bannon a utilisé Facebook de façon révolutionnaire, en créant des groupes d’extrême-droite proposés dans le feed des utilisateurs ayant “liké” des contenus similaires ; en diffusant des fake news sur l’adversaire de Donald Trump (par exemple, un membre de l’équipe d’Hillary Clinton aurait été à la tête d’un réseau de pédophilie et elle-même se serait rendue sur l’île de Jeffrey Epstein) ou des publicités à destination d’utilisateurs abstentionnistes pour le Brexit (“votez pour le départ”). Cela lui a permis de cibler très précisément 87 millions d’étasuniens et d’établir, en conséquence, des modèles prédictifs qui ont servi de base pour des campagnes de communication hyper individuelles (il est néanmoins difficile de statuer sur l’influence précise – en termes de nombre de votes – qu’ont eu ces stratégies).
Autres figures de la « manipulation des masses »
Albert Lasker
Albert Lasker est le créateur de l’image de marque en politique, notamment en utilisant des célébrités qui interviennent en faveur d’un candidat et transformant les campagnes en marketing politique (spots télévisuels pour promouvoir un candidat et décrédibiliser l’autre, par exemple).
Edward Bernays
Plutôt que de s’intéresser à comment le produit va plaire, Edward Bernays prend le parti de s’intéresser à comment modeler l’adhésion des masses au produit (par exemple, il augmente les ventes de bacon en diffusant dans la presse l’avis de médecins qui préconisent un petit déjeuner copieux). Il préconise le recours à l’inconscient pour vendre : selon lui, il faut inventer une histoire, puis faire adhérer massivement des cibles à cette histoire. L’une de ses principales réussites est la popularisation de la consommation de cigarette par les femmes dans les lieux publics, en construisant un imaginaire de contestation du monopole masculin sur le fait de fumer dans la rue.
Ernest Dichter
Avant tout, Ernest Dichter est un analyste de la consommation de masse : il place les consommateurs (à défaut des produits) au centre des stratégies de persuasion marketing et publicitaires. Il envisage la consommation comme un moyen de confiance en soi, c’est-à-dire en motivant le comportement humain derrière l’acte d’achat (par exemple, il participe à la conception du physique de la poupée Barbie en étudiant le choix des enfants confrontés à différentes poupées).
Franck Capra
Franck Capra invente les documentaires de propagande pour soutenir le moral des troupes et participe à la promotion du rêve américain à l’étranger. L’essentiel de son travail est concentré sur l’impact psychologique de ses films sur les jeunes et en particulier sur leur capacité à faire consentir à la guerre.
David Ogilvy
David Ogilvy est un spécialiste de l’impact du divertissement sur la consommation et expert incontesté des campagnes publicitaires. Il est précurseur d’un nouveau type de marketing, celui du changement de l’image de marque de pays entiers, notamment en y initiant le tourisme de masse (par exemple en convaincant le gouverneur de Porto Rico de créer un festival de musique).
Rosser Reeves
Rosser Reeves est le précurseur des spots publicitaires politiques. Il s’occupe, par exemple, de la campagne de Dwight Eisenhower en enregistrant une quarantaine d’interventions télévisées et une vingtaine de spots radios (au total, 31 spots sont retenus). Une fois les spots sélectionnés, les équipes achètent un temps d’antenne dans quarante États et passent ces spots lors des créneaux clés (heures de sortie du travail, juste avant des émissions populaires, etc.). Eisenhower remporte les élections dans trente-neuf de ces quarante États : il a été le produit d’une campagne de publicité réussie.
Marcel Bleustein-Blanchet
Marcel Bleustein-Blanchet introduit en France, dès les années 1950, les méthodes américaines de publicité (telles que les échantillons offerts ou le ciblage assumé) et de la communication politique. Il participe à la démocratisation des sondages et des enquêtes d’opinions comme outil de persuasion de masse.
Michel Bongrand
Dans les années 1960, Michel Bongrand introduit le marketing politique en France. Il cible des électeurs par catégorie socio-professionnelle et par territoire, pour le compte du candidat Jean Lecanuet, afin d’en faire le Kennedy français. Plus largement, il fait apparaître pour la première fois des annonces politiques dans la presse, introduit les goodies (objets destinés à la vente) en politique et conseille ouvertement aux candidats d’utiliser la psychologie des masses par la répétition (de slogans, de phrases chocs, etc.).
B.J. Fogg
Fondateur du laboratoire des technologies persuasives aux États-Unis, B.J.Fogg est le précurseur des analyses sur les futurs outils technologiques en considérant Internet comme un outil destiné à changer les attitudes et comportements des gens (consommation, opinions, accessibilité, etc.). Sa thèse consiste à dire que l’on communique avec les ordinateurs de la même façon que l’on communique avec les humains et que, de fait, ils sont capables de persuasion, en particulier par la personnalisation des contenus proposés : c’est ce qu’il appelle la « persuasion individuelle de masse ».
Richard Thaler
Richard Thaler est à l’origine du nudge, une stratégie d’incitation simple qui guide vers le bon choix ou le bon comportement, à l’image de la mouche dessinée sur urinoir. Il développe également « l’économie comportementale », un principe de psychologie de la consommation et de l’épargne pour guider ces comportements.
Roger Ailes
Roger Ailes est l’ancien patron de Fox News (destitué en 2016, après des accusations de viols et d’agressions sexuelles), qui a longtemps revendiqué son rôle dans l’élection des trois précédents présidents républicains (Nixon, Bush père et Bush fils) et dans le discrédit de leurs adversaires démocrates. Il considère les candidats avant tout comme des performeurs et les met en scène au profit d’une idéologie ultra-conservatrice et ultra-patriotique, ce qui fut très utile à Donald Trump puisque l’essentiel de la campagne de 2016 s’est faite sur la télévision et les réseaux sociaux. Fox News fut d’ailleurs le principal interprète de Donald Trump en l’associant aux présidentielles avant l’annonce officielle de sa candidature, et en lançant des théories du complot visant à discréditer Hillary Clinton lors de son mandat.
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Pour David Colon, la manipulation de masse est l’équivalent d’un “gouvernement des conduites”, invisible, qui dirige le pays à l’insu de ses citoyens. Les outils de persuasion ont réussi à infiltrer puis bouleverser tous les domaines de nos existences, en s’exportant au-delà des Etats-Unis, en annihilant notre capacité de jugement, notre libre-arbitre et en nous soumettant « aux maîtres de la manipulation ». Dès lors, l’auteur pense qu’il est urgent de prendre des mesures radicales et préconise, entre autres, d’encadrer les opérations de persuasion sur les réseaux sociaux; de sensibiliser la population aux outils de manipulation et enfin de légalement considérer les outils de profilage comme des armes de manipulation massive en adoptant un “traité global d’interdiction”.