Publié le 31 mai 2021. Mis à jour le 30 septembre 2024.
Raymond Carré de Malberg, Considérations théoriques sur la question de la combinaison du referendum avec le parlementarisme, 1931
Raymond Carré de Malberg (1861-1935) fut un juriste et constitutionnaliste français, professeur à l’Université de Strasbourg et considéré comme l’un des fondateurs du droit public français de réputation internationale.
Dans ce texte publié en 1931, R. Carré de Malberg tente d’expliquer et d’imaginer des contre-pouvoirs au sein d’un régime parlementaire. Il détaille le rôle que pourrait jouer le référendum face à la toute-puissance du Parlement de la IIIe République. Son argumentaire reste d’actualité, malgré le déplacement du pouvoir du Parlement vers l’exécutif, et rappelle largement le référendum ‘à la suisse », dont la pertinence pour la France est de plus en plus invoquée.
Selon R. Carré de Malberg, la puissance des représentant.es d’aujourd’hui puise ses racines dans le choix des Révolutionnaires de 1789 de confier le pouvoir exclusivement aux élu.es du peuple, et d’exclure la possibilité pour ce dernier d’intervenir directement dans le processus législatif. Cet absolutisme, qui pouvait alors se justifier, doit maintenant être modéré.
L’auteur propose donc d’importer en France le système du référendum d’initiative populaire, qui aurait comme principaux avantages de, premièrement, rendre la souveraineté au peuple, qui aurait alors le dernier mot, et, deuxièmement, d’atténuer le pouvoir des partis et des idéologies en faisant voter les citoyens et citoyennes sur des lois concrètes.
Ci-dessous, quelques extraits du texte original.
« On peut dire de nos pratiques parlementaires qu’elles réalisent, depuis 1875, le parlementarisme absolu.
Cet absolutisme prend son origine dans la conception du régime représentatif accréditée par les fondateurs révolutionnaires de notre droit public moderne :
le corps des députés élus énonce la « volonté générale » attendu que « tous les citoyens » possèdent en lui leur représentation (Déclaration des Droits de 1789, art.6) ; et d’autre part, cette volonté générale ne prend naissance qu’en lui, attendu que, dans le système consacré par la Constitution, « le peuple ne peut parler, ne peut agir, que par ses représentants », ainsi que l’avait déclaré Sieyès dans son discours à l’Assemblée nationale du 7 septembre 1789…
A la puissance du Parlement, la Constitution de 1875 n’a apporté qu’une seule limitation de nature démocratique, celle résultant de la possibilité de la dissolution de la Chambre des députés, limitation très relative puisque la dissolution dépend de l’assentiment d’une des deux moitiés du Parlement…
Contre cette suprématie poussée jusqu’à l’absolu, un mouvement de réaction a fini par se manifester
De même que jadis l’absolutisme monarchique avait dû se résigner à des abandons devenus nécessaires, de même des propositions diverses ont été émises en vue de substituer au parlementarisme absolu un régime de puissance parlementaire limitée et mitigée.
Un premier procédé consisterait à reconstituer, en face du Parlement un Exécutif doté de pouvoirs indépendants et qui formerait, de son côté, un second centre de représentation populaire. Nous ne sommes pas de ceux qui ont foi en la possibilité d’instituer en concurrence deux maîtres dans la même maison. Du moins un tel dualisme ne serait pratiquement durable qu’à la condition qu’il fut superposé au Parlement et au Gouvernement un supérieur commun, qui serait le maître véritable, et qui ne pourrait être que le peuple …
D’autres recommandent spécialement le procédé qui tendrait à limiter la puissance législative du Parlement par l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité sur les lois qu’ont adoptées les Chambres …Il faudrait, en tous cas, commencer par introduire dans cette Constitution les éléments de limitation du pouvoir législatif des Chambres qui y font présentement défaut.
Reste un troisième procédé : celui qui ouvrirait au corps populaire de citoyens l’exercice des facultés de participation directe à la puissance publique dont il a été tenu à l’écart jusqu’à présent…
Le Parlement ne serait plus souverain. Concurremment avec lui, le corps des citoyens serait admis à exercer le pouvoir législatif, en toute sa plénitude, par la voie de l’initiative populaire. Et d’autre part, les décisions des Chambres ne posséderaient plus le caractère et la force de décisions souveraines : elles n’acquerraient leur vertu définitive qu’à la condition d’avoir été ratifiées par une votation populaire ou par l’absence de demande de referendum.
L’évolution qu’accomplit le parlementarisme en se combinant avec la démocratie est-elle souhaitable ?
Nous ne demandons pas si elle est possible puisque, dans maintes Constitutions déjà, les deux puissances sont admises à s’exercer simultanément…Mais on peut se demander s’il est souhaitable que le régime parlementaire soit amendé et régénéré par la méthode qui consiste à le faire fonctionner sous les restrictions résultant de la possibilité des interventions populaires.
La question constitue, par dessus tout, un problème de politique pratique ou d’opportunité, qui demande à être examiné à la lueur de raisons d’ordre utilitaire et technique …
Les conditions d’utilité ont été maintes fois présentées. Il suffirait déjà, à cet égard, de rappeler le bilan des avantages, disons même des bienfaits, qu’a valu au peuple suisse, la pratique de ce procédé d’intervention directe des citoyens dans la formation des lois.
Nous voudrions plutôt revenir sur une autre partie du problème. Il y a lieu, en effet, de vérifier la légitimité des innovations ou revendications qui visent à le mélanger à la démocratie. Un tel mélange est-il conforme à la logique du système parlementaire ?
… Il y a une rationalisation correspondant à des raisons qui se tirent du fondement, de l’esprit, de la portée interne des institutions et dont il faut faire la part, en prenant soin de ne pas compromettre l’enchaînement logique des idées : spécialement en ce qui concerne la formation et l’évolution du droit public, les idées ont une force et des exigences, qui ne sauraient être méconnues, sans que l’on coure le risque de provoquer d’impérieuses réactions.
A ses débuts, le parlementarisme a été inauguré en vue de fortifier les pouvoirs du Parlement, spécialement à l’encontre de la Couronne. Mais il ne faut pas perdre de vue que, dès le départ, cette intensification de la puissance des assemblées parlementaires a été fondée sur l’origine élective de leurs membres : la Déclaration de 1789 spécifiait que c’était en considération des droits du corps national, et notamment du « droit » qu’ont « les citoyens de concourir à la formation de la loi » tout au moins « par leurs représentants ».
Or cette conception initiale implique que, dans ce régime, il est rationnel et conforme que les droits du corps populaire aillent en croissant.
Il est permis de dire qu’il en est des peuples comme des individus. Quand un peuple est parvenu à l’âge de la maturité, il doit être devenu capable de saisir et d’apprécier la portée de ses intérêts publics…
Certes pas plus pour le peuple que pour les individus, il ne peut s’agir de tout faire par soi-même. Il est de multiples tâches nationales qui ne sauraient être accomplies que par des agents compétents et expérimentés auxquels mérite de continuer à s’appliquer le nom de gouvernants.
Du moins convient-il, en vertu même de l’idée de représentation, que la possibilité soit réservée au peuple d’intervenir pour marquer, à l’occasion d’une question déterminée, qu’il n’est plus d’accord avec ses gouvernants …
Seul le referendum apparaît comme un complément suffisant de l’idée de représentation
Seul il donne satisfaction au concept sur lequel repose le régime représentatif, à savoir que, par les élus, c’est le sentiment du corps populaire qui se manifeste : ce concept appelle, comme conséquence forcée, la reconnaissance du droit pour les citoyens de manifester un sentiment contraire à celui qui, sur un point déterminé, a été manifesté en leur nom par les représentants.
L’établissement du referendum semble s’imposer bien davantage encore, si l’on s’attache à la seconde idée, solennellement inscrite dans l’article 6 de la Déclaration des Droits de 1789 : « la loi est l’expression de la volonté générale », par quoi il faut entendre, comme l’ajoutait aussitôt ce texte que « tous les citoyens » trouvent « par leurs représentants » leur médiatisation …
Ce raisonnement a servi, plus que tout autre, à justifier et favoriser le système du parlementarisme absolu.
Et pourtant, n’est-ce pas maltraiter singulièrement la logique que de partir de l’idée de souveraineté de la volonté générale pour aboutir à un régime parlementaire qui, moyennant une fiction de représentation, exclut toute participation populaire autre que celle réduite à l’électorat ?
Cette contradiction est trop manifeste pour qu’on puisse supposer qu’elle a échappé aux fondateurs révolutionnaires de notre droit public ; le but effectif de ce régime devait être d’assurer la maîtrise prépondérante de la classe bourgeoise sur la masse populaire…
Ils n’ont fait intervenir les concepts philosophiques, en particulier celui de la souveraineté de la volonté générale, que pour colorer leur œuvre constituante d ‘une teinte qui parut la mettre d’accord avec le principe initial suivant lequel la nation seule possède le caractère souverain.
Il n’y a que la Constitution de 1793 qui ait vraiment pratiqué l’idéologie, en déduisant du principe posé dans l’article 4 de sa Déclaration des Droits : « La loi est l’expression libre de la volonté générale », la conséquence logique que les lois ne sont parfaites que par la sanction qui leur est donnée, silencieusement ou expressément par le peuple ; mais cette Constitution n’est point entrée en application. Il y a pourtant une justice qu’il faut savoir lui rendre : c’est que, seule, elle s’est tenue en accord avec les prémisses sur lesquelles elle était édifiée…
Or, depuis 1875, il a été relevé dans la Constitution, tout un ensemble de traits qui concourent à attester que la puissance du parlement est fondée sur une combinaison de l’idée de représentation populaire avec le concept de la souveraineté de la volonté générale…
Ces particularités de notre régime parlementaire ne sont susceptibles d’être justifiées et maintenues qu’à la condition d’être complétées par une dernière conséquence logique du concept d’où elles procèdent, à savoir l’admission, au minimum, du referendum…
L’admission du referendum entraînerait une transformation radicale dans l’échelle des pouvoirs
Dès que le peuple est mis par la Constitution en possession de moyens qui lui permettent d’intervenir chaque fois qu’il le désire et lui assurent la possibilité de faire prévaloir sa volonté, cela suffit pour que l’on doive affirmer que la Constitution l’a érigé en organe suprême, et même qu’elle le traite en souverain…
L’adjonction du referendum entraînerait d’autres conséquences multiples :
- limiter la puissance du Parlement vis-à-vis du Gouvernement
Du jour où à la souveraineté parlementaire serait substituée celle du peuple, statuant par voie de votations directes sur les questions de législation ou de politique gouvernementale, cette puissance supérieure, appelée à dominer à la fois les deux sortes d’autorités, ne ferait plus défaut … - subordonner le Parlement à la Constitution
Il va de soi que ni l’initiative, ni la perfection de sa révision ne saurait désormais dépendre de la volonté exclusive des majorités des deux chambres.
Le système du referendum législatif implique, à fortiori, celui du referendum constituant. Le jour où, par l’effet de l’introduction du referendum, le peuple seul pourrait être envisagé comme souverain … on concevrait aussitôt que l’œuvre législative du Parlement fut soumise à la possibilité d’une vérification de constitutionnalité - atténuer l’influence des partis sur la formation de la volonté dite nationale
Grâce au système du référé au peuple, le citoyen se trouve mis à même d’émettre, au cours de la législature, des suffrages qui, parce qu’ils portent sur une question déterminée, s’inspireront du sentiment personnel dont est animé chaque votant, plutôt que du mot d’ordre des partis … - ne plus faire fonctionner le régime parlementaire sur l’opposition entre partis adverses
Comment admettre que la puissance souveraine qui passe pour inhérente à la volonté générale se retrouve contenue dans une volonté parlementaire qui n’est que la volonté d’un parti ? L’idée de souveraineté de la volonté du parti actuellement au pouvoir prend un caractère d’oppression qui la rend nettement intolérable.
La prépondérance qu’a prise cette politique n’est acceptable qu’à la condition de trouver son correctif dans l’institution des appels au peuple, puisque c’est le peuple pris dans son ensemble qui a été appelé à se prononcer.
Il en est ainsi en Angleterre, grâce à la pratique des dissolutions fréquentes, provoquant des élections générales.
La combinaison du referendum proprement dit avec le parlementarisme aurait pour effet de mettre au-dessus des partis, entre lesquels se divisent les assemblées élues, le peuple statuant en sa masse universelle et indépendamment des affiliations à des groupements spéciaux. Et ainsi se trouverait rétablie, dans ses droits essentiels, cette volonté générale, sur la primauté de laquelle a été bâti originairement le système du parlementarisme français. »
Raymond Carré de Malberg, Considérations théoriques sur la question de la combinaison du referendum avec le parlementarisme, 1931