Publié le 22 janvier 2022. Par Cloé Lachaux.
La rue, espace démocratique ?
Albert Ogien, Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014
Albert Ogient est un écrivain, sociologue et directeur de recherche au CNRS. Après avoir étudié la toxicomanie et la psychiatrie, il s’est spécialisé dans l’étude de la sociologie, de la déviance politique et des mouvements militants. Sa collaboration avec Sandra Laugier, professeure et philosophe spécialiste des questions politiques, commence en 2010 avec l’écriture du livre « pourquoi désobéir en démocratie ». Cette association est pérenne, puisqu’ils écriront encore deux ouvrages ensemble ; Antidémocratie paru en 2017 et Désobéissance climatique paru en mai 2024. Ils interrogent les aspirations démocratiques des derniers mouvements sociaux, au-delà des revendications politiques spécifiques qui y sont portées. Leur analyse les pousse à considérer qu’un « principe démocratie » y est bien souvent à l’œuvre.
La quasi-majorité des protestations des dix dernières années a traduit la volonté ardente des citoyens de reprendre le contrôle décisionnel, détenu par ceux qui les représentent et les gouvernent : c’est le réveil politique de la rue.
Dès lors, à travers ce livre, l’ambition de Sandra Laugier et d’Albert Ogient est de déceler les effets et les idéologies qui ont accompagné la naissance, l’organisation et le développement de nouvelles formes de l’activité politique collective – à l’image de celle de la rue – qu’ils appellent « principe démocratie » (il s’agit du nom et du principe recherché par ces actions collectives). Ce « principe démocratie » reconfigure l’activité politique au-delà des institutions traditionnelles à travers le prisme des citoyens.
Dès lors, ce livre analyse les radicalités des mouvements et de leurs revendications en considérant que chaque voix est légitime au nom de la recherche démocratique.
Caractéristiques communes
En premier lieu, les auteurs remarquent quelques caractéristiques communes aux revendications citoyennes. Elles se cristallisent majoritairement autour de la réappropriation de la “démocratie réelle” par les citoyens et de la critique des lacunes idéologiques et pratiques de la démocratie (recherche d’égalité sociale, garantie des prestations sociales, protestations contre l’impunité les privilèges ou les abus de pouvoir, dénonciations…).
Comme ces mouvements sont nés en dehors des contours institutionnels officiels (partis, syndicats), leur légitimité est contestée par l’État et les revendications très peu souvent satisfaites. Néanmoins, et dans un souci de solliciter une large adhésion, les actions citoyennes cherchent à maintenir une unité de leurs revendications en faisant le choix stratégique de la non-violence, sans leader, programme, ni affiliation partisane.
Le changement des formes d’actions politiques
Mai 68, le printemps arabe et les manifestations de grande ampleur des dernières décennies ont redonné espoir en la capacité des peuples à s’élever contre la tyrannie et surtout à s’organiser collectivement pour changer le cours de leur histoire. Cet esprit de révolte s’est propagé au-delà des frontières temporelles et géographiques, avec un écho renforcé par le travail instantané de communication des réseaux sociaux. Les citoyens se sont ainsi donné les moyens d’inventer eux-mêmes les solutions aux problèmes qu’ils et elles vivent quotidiennement : c’est ce que les auteurs appellent la “démocratie réelle ».
Néanmoins, ces mouvements de colère n’ont pas perduré dans le temps, et n’ont presque jamais eu l’effet escompté (ni à court terme, ni à long terme). Dès lors, comment justifier le poids politique de ces actions si elles ne sont pas concrètement estimées ? Les auteurs pensent que c’est la réponse à cette question qui éclaire la légitimité des formes politiques non conventionnelles.
Dans un premier temps, les méthodes utilisées, en se renouvelant, s’ajoutent au répertoire d’action collective qui permettent le renouveau démocratique. De plus, même si elles ne sont pas satisfaites, les revendications successives ont le mérite de porter régulièrement les questions de pluralisme, de liberté individuelle et de droits sociaux et politiques des citoyens sur la place publique. L’action publique permet également de forger une idée “libertaire” de la démocratie, en prouvant notre capacité à agir et à porter un contrepouvoir, une résistance, une défense d’idéaux et de valeurs. Enfin, la capacité des mouvements à s’organiser politiquement est un miroir de ce qui est aspiré à être réalisé : les citoyens montrent qu’ils sont capables de porter des idéaux à partir du minimum démocratique (l’expression citoyenne), ce qui leur confère, du point de vue des auteurs, une valeur égale à celle des représentants.
Les motifs et objectifs démocratiques
Selon les auteurs, il est important de rappeler que la politique n’est pas seulement du ressort des institutions et des membres qui en portent le nom. Cette rétraction du domaine politique décuple l’importance des décisions prises par les élus et éloigne la politique (ensemble des mécanismes qui encadrent l’action publique quotidienne) du politique (la vie dans une société de droit). Néanmoins, ils pensent que la frontière entre les deux principes n’est pas si épaisse, car un citoyen est, en matière, un « praticien du politique », et que toutes les initiatives politiques, peu importent d’où elles émanent, devraient être considérées comme légitimes.
Cependant, cette vision de la démocratie authentique et égalitaire est perçue comme utopiste. En effet, on lui reproche souvent de porter en elle le risque de dérives autocratiques ou populistes, alors même que les revendications ne portent pas sur l’instauration de nouveaux régimes politiques, mais sur des idées pour réaliser l’égalité sociale et économique des citoyens.
De plus, selon cette critique, les dominés ne disposent pas de savoir politique, de discipline, ni de stratégie suffisante pour réaliser leurs idéaux, en l’absence de leader, de programme et d’action contraignante, car dépourvus de moyens concrets pour transformer le système dénoncé. Albert Ogient et Sandra Laugier pensent, au contraire, que l’action collective en démocratie n’aurait pas besoin d’être assouvie pour être légitime. Ils la considèrent comme une entreprise collective et égalitaire de production de connaissances, aussi libre qu’expérimentale, à des fins d’action publique.
Comment respecter « le principe démocratie »
D’abord, respecter « le principe démocratie » reviendrait à décentraliser la politique pour qu’elle ne soit plus aux mains des élites, mais des citoyens. Pour ce faire, il s’agirait d’associer les citoyens aux gouvernements dans des dispositifs de concertation politiques. Suivant cette thèse, les deux auteurs sont très attachés à la notion de sensibilité, qu’ils pensent indispensable pour que nous soyons attentifs aux détails et à la diversité dans les différentes revendications. De ce fait, l’exercice du politique ne serait pas réservé à des techniciens, mais à des citoyens dont l’expérience quotidienne et la relation avec le politique aurait autant de valeur. Leur thèse globale est qu’en reconnaissant que nos propres points de vue méritent d’être dits, entendus et en capacité de convaincre, nous devons être prêts à exiger la même chose pour les autres.
Enfin, il s’agirait de constater concrètement que les voix des citoyens ne soient pas négligées. Cette exigence d’extension de citoyenneté (au même titre que le droit de vote pour les femmes, par exemple) impliquerait l’aménagement de notre système – propice aux élites qui se croient autonomes – en revalorisant nos dépendances. Pour ce faire, la vision de ces élites devrait radicalement changer (car elles possèdent les moyens d’inverser radicalement la tendance) pour valoriser et écouter les citoyens « de l’ombre » et permettre l’actualisation de nouveaux droits. Ainsi, nos premières considérations politiques devraient être : « qui fait quoi, et comment ? ».
Vouloir la démocratie
La transformation du rapport au politique a plusieurs explications : l’absence de guerres mondiales depuis les années 1960 (et donc l’absence de basculement drastique des régimes politiques) ; la capacité croissante d’expression des groupes discriminés dans l’espace public ; la volonté d’émancipation du système représentatif et la reconnaissance de la communication politique avec l’émergence d’une nouvelle sensibilité politique aux tendances universelles (par le biais des réseaux sociaux).
Même si selon certaines critiques, ces transformations nous ont rendu apathiques quant à la défense de nos droits fondamentaux, elles ont permis une autre conception politique au sein de laquelle les citoyens revendiquent leur droit de peser concrètement sur les questions d’intérêt général. Vouloir la démocratie réelle, du point de vue des auteurs, serait, dès lors, vouloir l’équilibre des politiques publiques entre initiatives citoyennes et intervention de l’État.
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Dans cet ouvrage, les deux auteurs ont ainsi cherché à comprendre les motivations des « nouveaux » mouvements politiques.
En partant de « l’intérieur », ils ont abouti à une théorie qu’ils ont appelé le « principe démocratie », qui serait le moteur de l’action politique extra-institutionnelle. Ce « principe démocratie » représenterait la pluralité du répertoire d’action politique qui permet d’agir et d’orienter l’action des gouvernements lorsque ceux-ci ne représentent pas les voix de chacun. Les auteurs concluent que, de fait, ces mouvements ont réussi à inscrire leur revendication sur l’agenda politique, alors même que les questions avancées (telle que la transparence ou la hiérarchie des opinions) n’y figuraient pas. Selon eux, c’est le signe que les citoyens n’ont pas besoin d’une formation pour agir en démocratie, et que les mobilisations pèsent fondamentalement sur les transformations des rapports sociaux et des actions politiques. Dès lors, ils sont persuadés que la force de ces expériences permettrait de refonder l’espace de représentation et de remettre le pouvoir politique aux mains des citoyens.