Publié le 22 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
L’identité ne résoudra pas la fracture sociale
Yascha Mounk, Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, L’Observatoire, 2023
Yascha Mounk est un historien, professeur et politologue allemand et naturalisé américain, expert de la montée du populisme et de la crise des démocraties libérales. Il est notamment hôte d’un podcast (the good fight), rédacteur régulier du Wall Street Journal et du New York Times, et a été membre du parti social-démocrate allemand de 1995 à 2015. Il s’intéresse ici aux idées progressistes et considèrent que, malgré leurs bonnes intentions, elles mènent au séparatisme et à la polarisation de la société. Il propose donc d’en garder les idéaux, mais de revenir à l’universalisme comme horizon désirable.
Historiquement, la gauche est à l’origine de la dénonciation des diverses discriminations, avec un argumentaire favorable à l’universalisme et à la considération des personnes au-delà de leur identité raciale, sexuelle ou de genre. Malgré les bonnes intentions de cet universalisme, la gauche, dès les années 1960, s’en est progressivement éloignée du fait de la continuité des oppressions et de la perte d’espoir en la capacité à en voir les fruits. Dès lors, de multiples philosophes et théoriciens ont changé d’approche en faisant valoir les identités discriminées plutôt que des valeurs et droits universels, qui, en matière, ne changeaient pas fondamentalement le quotidien des personnes discriminées.
Ce changement d’approche a substitué à l’universalisme un “séparatisme progressiste” contre-productif dans le combat contre les injustices et les discriminations. Ce séparatisme progressif se manifesterait par ce que Yascha Mounk appelle “la synthèse identitaire” (l’équivalent de ce qu’on appelle aujourd’hui le wokisme) ; une idéologie dont l’ambition serait de parvenir à l’égalité réelle, et ce, en transformant le monde actuel en commençant par ses fondements biaisés et ses limites.
L’intention de Yascha Mounk a ainsi été, à travers cet ouvrage, d’analyser et de critiquer sérieusement cette nouvelle approche afin d’expliciter la nature de ce piège, les raisons de s’en échapper et comment y échapper.
Les fondements du rejet de l’universalisme
Selon l’auteur, la « synthèse identitaire » naît avec les idéaux de Michel Foucault, qui rejetait les grands récits qui unissaient la gauche, tels que le marxisme. D’autres écrivains et chercheurs post-coloniaux tels que Édouard Saïd ont nourri et complété son travail, en remodelant son argumentaire à des fins politiques et en faveur des opprimés. La thèse globale de ces chercheurs s’est construite autour de la réalisation que les droits civiques gagnés par les minorités à travers le monde n’apportaient pas de réels progrès politiques, au contraire des promesses de l’universalisme.
L’ascension progressive de la synthèse identitaire
De surcroît, dans les années 1970, les théories autour des questions d’ethnies, de genre, d’identité et d’orientation sexuelle se sont démultipliées puis on a vu la naissance de l’intersectionnalité (rencontre de deux discriminations : par exemple, une femme noire). L’intersectionnalité a marqué un tournant assez profond dans l’éloignement de l’universalisme, puisqu’elle a en même temps mis en lumière la théorie de renforcement mutuel des oppressions et l’incapacité des membres de différentes communautés à se comprendre (un homme blanc peinerait à complètement comprendre le point de vue d’une femme noire).
Les courants de pensées, en particulier au sein des universités, se sont alors concentrés autour des questions de culture et d’identité. Ainsi, le triptyque postmodernisme – postcolonialisme – théorie critique de la race a donné naissance à la synthèse identitaire. Elle se cristallise, selon l’auteur, autour de plusieurs principes, dont le rejet des vérités objectives ; l’adoption de « l’essentialisme stratégique » (appropriation des discours discriminatoires pour s’émanciper) ; le pessimisme sur la capacité de communication entre les membres de différentes communautés et le soutien des politiques publiques qui valorisent les citoyens appartenant à certaines communautés.
La « victoire » de la synthèse identitaire
L’essor d’Internet et des réseaux sociaux a été un accélérateur pour la reconnaissance individuelle et la vulgarisation de la synthèse identitaire. L’attrait pour ces grands thèmes s’est ainsi propagé dans des médias plus traditionnels, changeant une large frange de l’opinion publique, puis des entreprises et des institutions.
Plus largement, la synthèse identitaire a pu s’implanter grâce à la tendance des individus à se conformer au sein d’un groupe. En effet, plus les individus s’intègrent à des groupes et plus l’opinion globale devient radicale. Dans ce contexte, il est très difficile d’émettre des avis contraires à l’opinion dominante, et ce, y compris à l’intérieur du groupe.
Les pièges de la synthèse identitaire
Selon l’auteur, la synthèse identitaire aurait plusieurs applications contre-productives. La première est l’idée que des personnes appartenant à différents groupes ne pourront jamais se comprendre ; la seconde qu’il y aurait des usages légitimes et illégitimes de la culture (tels que l’appropriation culturelle) ; la troisième que l’État devrait limiter la liberté d’expression pour dissuader les discriminations ; la quatrième que les institutions devraient encourager l’identification des personnes à leur groupe ethnique, sexuels, etc., et la dernière qu’il faudrait favoriser les groupes discriminés pour redresser les inégalités entre communautés.
L’ensemble de ces idées seraient un piège pour la cohésion politique et sociale entre individus qui partageraient fondamentalement les mêmes idéaux, mais également d’un point de vue politique en nourrissant la polarisation, et ainsi le populisme et l’extrême droite (qui se sentirait lésée, frustrée, et qui rejetterait la politique devenue dominante).
Combattre la synthèse identitaire sans abandonner ses idéaux
Tout au long de cet ouvrage, Yascha Mounk pense que dissuader le grand nombre à se laisser convaincre par la synthèse identitaire doit inclure la défense de l’universalisme, et plus largement des idéaux libéraux. Le cœur du libéralisme serait selon lui le rejet des hiérarchies traditionnelles et l’assurance d’une égalité politique. Il pense que même si les politiques publiques mises en place au nom de ces idéaux peinent à être efficaces et surtout rapides, elles permettent néanmoins à tous les groupes marginalisés d’être traités de la même manière (et pas l’un au détriment des autres).
Il propose ainsi un panel de solutions pour reconnaître nos points communs au-delà de nos identités, pour que les sociétés maintiennent une solidarité suffisante entre leurs membres.
Selon lui, il faudrait tout d’abord renouveler nos engagements en faveur des principes universels fondamentaux. Cela nous permettrait de traiter des questions portées par la synthèse identitaire avec un angle différent, pour construire une forme authentique et mutuelle de solidarité politique et sociale. Il aspire ainsi à une solidarité politique axée sur l’ouverture d’esprit, l’écoute et l’empathie.
Ensuite, il s’agirait de défendre la liberté d’expression en soulignant les effets néfastes qu’impliquerait son absence. Yascha Mounk pense que les États ne devraient pas pouvoir punir les citoyens pour ce qu’ils disent, y compris les propos haineux, car interdire ne changerait pas leurs idéaux et renforcerait, au contraire, les frustrations et la défiance politique.
Enfin, il est persuadé des bénéfices des influences culturelles réciproques pour l’intégration et la coopération entre les membres de différentes communautés. Il faudrait absolument favoriser les contacts entre groupes, puisque la synthèse identitaire mènerait au séparatisme, alors que les valeurs libérales diminueraient les préjugés et créeraient de la solidarité autour de la recherche d’objectifs, de valeurs et de statuts communs.
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À travers cet ouvrage, Yascha Mounk cherche à soumettre une critique respectueuse et rigoureuse de la synthèse identitaire (ce qu’on appelle le wokisme), en assimilant les idées « à prendre » et excluant les idées « à jeter » afin de participer à une vision plus optimiste et ambitieuse pour nos avenirs. Il reconnaît que l’ethnie, la religion, le genre, etc. ont bel et bien modelé nos façons de nous appréhender et qu’on ne peut pas fermer les yeux sur les injustices, mais qu’elles ne devraient pas être un motif de désespoir.
Ainsi, il ne faut pas céder à la honte de critiquer le piège identitaire sans pour autant diaboliser ses partisans, dont les motivations sont justes et fondamentalement partagées avec les valeurs libérales.