Publié le 23 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Petite histoire du parlementarisme français
Benjamin Morel, Le Parlement, temple de la République. De 1789 à nos jours, Passés composés, 2024
Benjamin Morel est un auteur, enseignant et chercheur à l’université Paris 2 Panthéon-Assas. Il est spécialisé dans le droit public, le droit constitutionnel et le droit parlementaire, et son ouvrage Le Sénat et sa légitimité, l’institution interprète d’un rôle constitutionnel a reçu le prix de la thèse du Sénat en 2017. L’histoire du Parlement français nous éclaire sur les tensions qui le traverse, et nous donne des pistes pour, peut-être, réformer nos institutions.
Selon Benjamin Morel, pour appréhender et comprendre correctement le Parlement, il faut comprendre, au-delà de son histoire et de sa composition, sa colonne vertébrale, son administration, son rôle, ses rites, les conditions dans lesquelles il évolue et ses travaux. Il en trace ici la chronologie, et écrit ainsi une Histoire française (et dans une certaine mesure, internationale) indissociable des influences, des forces et des fragilités du Parlement.
L’influence du système britannique, ainsi que le travail de Montesquieu et la Fronde ont progressivement permis l’indépendance des parlementaires français vis-à-vis du pouvoir royal. Leur élection par le peuple, leur influence sur les questions politiques et législatives puis la Constitution ont permis de pérenniser et de légitimer l’institution. Le Parlement devient le théâtre de la représentativité. L’Assemblée nationale s’installe au Palais Bourbon en 1879, et le Sénat au Palais du Luxembourg en 1958.
Structures du parlementarisme (1789-1815)
La constitution des Etats Généraux en juin 1789, composés de 1200 députés, fait passer l’Assemblée nationale d’une institution consultative à souveraine. Le “règlement observé dans la chambre des communes pour débattre les matières pour voter” est très largement inspiré du travail de sir Samuel Romilly en Angleterre. Plusieurs députés (Sieyès en particulier) y intègrent des dispositions telles que la détermination de l’ordre du jour, la majorité, le temps de parole limité, le veto royal, etc.
Au fur et à mesure de la Révolution, le roi perd de ses prérogatives tandis que le Parlement en gagne. Les décisions des comités (groupes spécialisés de l’assemblée, par nécessité de travailler en nombre restreint) prennent par exemple rapidement une valeur législative, en devenant même tuteurs des ministères (comité de mission, comité des affaires étrangères, comité des monnaies, comité constitutionnel…). Après la fuite du roi à Varennes, le pouvoir central de la Chambre est consacré, et le pouvoir législatif du monarque suspendu. Seuls les députés sont désormais à même de prétendre représenter la Nation. L’Assemblée est toutefois déjà marquée par des mouvances politiques opposées et très hétérogènes (alors que les groupes politiques n’existent juridiquement qu’à partir de 1911), entre la droite conservatrice pro-monarchie, la droite pro-constitution et antirévolutionnaire, la gauche modérée et les jacobins révolutionnaires.
Au début de la Terreur au milieu de l’année 1792, et après l’incarcération du roi suite à sa tentative de fuite, la Convention, une nouvelle assemblée constituante se met en place, avec des comités semblables à des gouvernements miniatures (de la marine, du salut public, de la sûreté générale) et la traque d’anciens députés. Cependant, il serait erroné de réduire la Convention girondine à la Terreur : elle est à l’origine de nombreuses réformes (dont le divorce et l’abolition de l’esclavage en février 1794) et de trois projets de constitution. La nouvelle chambre prend la forme d’un tribunal, dont la mission première est de former un nouveau pouvoir exécutif, alors que Paris est en ébullition. Les députés sont élus pour la première fois au suffrage universel (pour des hommes d’au moins 21 ans et indépendants financièrement) et les profils de parlementaires changent en conséquence, avec des membres légèrement plus jeunes, unis et experts.
La Convention vote à l’unanimité la fin de la royauté le 21 septembre 1792, et dès le lendemain, la République. La République une et indivisible est proclamée le 25 septembre, et le roi exécuté le 21 janvier 1793. Mais la Gironde est très clivée : les montagnards jugent que c’est l’expression de la volonté générale qui fait d’eux des représentants du peuple, alors que les girondins y voient la conséquence de leur mission représentative. Le point de vue des montagnards va changer lors de la Terreur et de la guerre, au nom de la survie de l’État. Entre 1793 et 1794, on compte une centaine de députés mis en accusation ou assassinés.
La Terreur prend fin avec la mise à mort de Robespierre et de ses partisans. Pour rééquilibrer la chambre, d’anciens députés girondins sont réintégrés, et, avec le nouveau Parlement, votent l’établissement du Directoire en octobre 1795. L’Assemblée cherche à limiter la pression du peuple sur les institutions et à éviter la concentration des pouvoirs en une seule institution. La consécration du bicaméralisme entre une chambre des anciens (le Sénat) et une chambre des jeunes (dit le “conseil des cinq cents”, plus nombreux, mais avec moins d’expérience) en est ainsi une preuve formelle.
Le 9 et 10 novembre 1799 (18 et 19 brumaire) Napoléon Bonaparte entre en force au conseil des cinq cents. Si son coup d’Etat n’est pas synonyme d’une totale perte de pouvoir du Parlement, ni sous le Consulat ni sous l’Empire, le personnel politique du Directoire est bel et bien écarté. Le pouvoir législatif est alors partagé en trois chambres indépendamment inoffensives. Le Tribunat discute les lois sans les voter, le corps législatif vote au contraire du Tribunat, mais ne discute pas les lois et le Sénat contrôle la conformité des lois à la Constitution. Le monopole de l’initiative législative est confié à une quatrième chambre : le Conseil d’État, qui supplante quasiment le Tribunat. Les parlementaires sont désormais recrutés dans l’armée et la fonction publique, sont propriétaires et proches du pouvoir ; ils n’ont cependant plus grand chose sur quoi débattre, puis sont totalement délaissés après 1812.
En avril 1814, le gouvernement provisoire réunit le corps législatif, et les députés appellent Louis XVIII au pouvoir. Il proclame la Charte de 1814, qui instaure la chambre des députés (membres du corps législatif) et la chambre des pairs (sénateurs), dont les présidents sont désignés avec l’accord de l’empereur. L’exil de Napoléon sur l’île d’Elbes en mai 1814 et la dissolution des deux assemblées actent la fin de l’Empire en juillet 1815.
La solidité du Parlement (1814-1914)
Sous la Restauration, l’instabilité du Parlement est à la fois constitutionnelle et politique. Le roi peut dissoudre l’Assemblée à sa guise, et il est le seul à l’initiative des lois et de la désignation des présidents des chambres. La Chambre des pairs, qui ne peut être dissoute, est alors garante de la stabilité institutionnelle et de la protection des libertés individuelles. La navette parlementaire se met en place et la chambre basse regagne en responsabilité grâce à l’exclusivité des amendements sur le budget (1817).
Sous Charles X, les dialogues entre ministres et parlementaires s’institutionnalisent et le jeu parlementaire se renouvelle, grâce à la valorisation de nouveaux profils politiques et au libéralisme politique qui s’impose aux députés.
Le 7 août 1830, les députés reconnaissent la Monarchie de Juillet de Louis Philippe. Le roi ne peut plus empêcher l’exécution d’une loi, et le gouvernement devient responsable devant le Parlement, qui prend la main sur l’ordre du jour et l’initiative législative. Louis Philippe abdique le 24 février 1848 et la seconde République est proclamée.
Mais la nouvelle Assemblée est extrêmement divisée. En 1851, Louis Napoléon Bonaparte instaure le Second Empire par coup d’Etat, avant d’être sacré empereur le 2 décembre 1852. Le Parlement est réduit à un organe administratif soutenant le pouvoir impérial. Largement inspiré de la constitution du Consulat, le système législatif est polycalmeraliste ; partagé entre le Conseil d’Etat qui rédige les textes de loi, le corps législatif qui discute et vote les projets de loi et le Sénat qui contrôle leur constitutionnalité. Dans ce système, l’empereur possède à la fois la détermination de l’ordre du jour, le monopole de l’initiative législative et de promulgation des lois.
Néanmoins, l’opposition se structure peu à peu à l’intérieur de l’Assemblée. À coups de petites victoires, les députés retrouvent d’anciennes marges de manœuvre, jusqu’à faire reculer Napoléon devant la Chambre basse. Avec l’affaiblissement du régime et la menace prussienne, celui-ci déclare le « programme du 19 janvier », synonyme d’un retour relatif au système parlementaire qui précédait son coup d’État. Mais entre août et septembre 1870, l’Empire est renversé. C’est le début de la Troisième République.
En mars 1873, la constitution de Broglie est adoptée et réintroduit le bicaméralisme et de nouvelles pratiques politiques. Les groupes parlementaires se dotent d’une certaine cohérence politique. La même année, le maréchal Mac-Mahon devient le deuxième président de la Troisième République. Bien qu’il nomme uniquement des ministres parlementaires appartenant à la majorité de l’assemblée pour stabiliser le Parlement, le pari est difficilement tenu et les tensions s’exacerbent entre et à l’intérieur des deux chambres. Cela n’empêche pas la nouvelle solidité de la loi, qui s’appuie de plus en plus sur le processus de délibération parlementaire.
Mais la fin du XIXᵉ siècle est caractérisée par un profond sentiment antiparlementaire : inefficacité et scandales nourrissent l’essor du boulangisme et des lignes patriotes, et renforcent le partisanat à l’intérieur de l’Assemblée. Cette dernière change fondamentalement, intègre de nouveaux profils, consacre la discipline de votes et l’impossibilité d’appartenir à plusieurs partis politiques. En parallèle, un nouveau montant d’indemnité est voté et un régime de retraite propre est adopté en 1904 pour l’Assemblée, puis en 1905 pour le Sénat. Les partis politiques sont consacrés juridiquement en 1910 et la conférence des présidents (composée des présidents de groupes, de commissions et du gouvernement) est créée en 1911.
Une nouvelle ère de crises nationales et transnationales (1914-2022)
À la veille de la Première Guerre mondiale, les deux chambres s’accordent pour ouvrir des crédits de guerre au gouvernement, puis s’ajournent. Elles laissent ainsi le champ libre au gouvernement jusqu’à la déclaration de l’Union sacrée.
Le conflit et l’impératif d’unité et d’efficacité oblige les parlementaires à déménager à Bordeaux et à travailler à huis clos, en commissions spécialisées (dont les plus puissantes sont alors l’armée, le budget et les affaires étrangères). Beaucoup sont mobilisés pour l’effort de guerre. En réalité, le Parlement n’est désormais compétent que pour empêcher des stratégies jugées inutilement meurtrières (comme ce fut le cas pour les décisions du général Joffre). Ce mode de fonctionnement, malgré la rupture de l’Union sacrée en 1917 avec la mise à l’écart des socialistes, ne prit fin qu’avec la fin des négociations de paix en 1919.
Dans l’immédiate après-guerre, les organes exécutifs ont la mainmise sur les politiques publiques, et le Parlement suit. Il est fragmenté entre les indépendants, les partis de masse et une forte bipolarisation gauche-droite. La diversité des profils politiques, notamment grâce à l’ouverture de l’université aux classes populaires, se cristallise avec la victoire du Front Populaire en 1936, une coalition du parti communiste, socialiste et radical-socialiste menée par Léon Blum. L’arrivée au pouvoir des communistes cherche la représentation réelle de l’opinion publique, la conscience de classe et l’appartenance revendiquée à la classe ouvrière. Les deux présidences de Blum sont caractérisées par de grandes réformes sociales telles que la semaine à 40 heures et les congés.
Après l’invasion de la Pologne en 1939, le gouvernement d’Edouard Daladier dépose un projet de loi relatif aux crédits budgétaires, avec une approbation quasiment soustraite aux parlementaires : c’est le début de la guerre. Contrairement à la Première Guerre mondiale, les parlementaires sont impuissants, très mal informés et complètement tributaires des militaires. La même année, le parti communiste est dissous, et le 5 juillet 1940, ce qu’il reste des deux assemblées octroie les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Le 11 juillet, les chambres sont suspendues et remplacées par le Conseil National, un organe consultatif du régime de Vichy, dans les faits rarement réuni. Certains députés s’engagent dans la France Libre (1942), d’autres sont poursuivis en justice (dont Edouard Daladier et Léon Blum) et d’autres encore soutiennent Pétain. L’Assemblée est affectée à la Luftwaffe et aux activités de propagande, et le buste de Hitler est installé à l’ancienne place du président.
Après l’armistice, une nouvelle assemblée est élue avec un profil inédit d’électeurs et de députés : les femmes. La IVᵉ République est proclamée en 1946, avec pour premier président du conseil Léon Blum. Le défi est de reconstruire un parlementarisme moderne autour des partis politiques. C’est un échec, puisque l’obstruction parlementaire entraîne des aller-retour entre l’Assemblée et le Sénat, entre menaces de dissolution et dépôt de motions de censure. La relation avec gouvernement n’est pas au beau fixe non plus : l’article 49, alinéa 3 est utilisé 164 fois sous la IVe République. Une nouvelle constitution s’impose, mais cette fois, sa rédaction n’est pas confiée à l’Assemblée, mais au gouvernement. Elle voit le jour le 04 octobre 1958.
Le régime de la Vᵉ République est parlementaire, avec des mesures piochées dans l’expérience de la troisième et la quatrième république. À l’exception de la motion de censure, tout dans le texte constitutionnel prévoit l’imposition des choix de l’exécutif au Parlement (mainmise sur l’ordre du jour et ses priorités). Le gouvernement répond d’abord au président de la République, et non aux chambres, et les commissions permanentes sont réduites à six pour chaque chambre, afin de ne plus faire concurrence aux ministères. D’autres grands changements à noter sont la place prépondérante du Président, la création du Conseil constitutionnel, et la fin du cumul des mandats entre les députés et les ministres (depuis 2008, les ministres peuvent redevenir parlementaires). Le Sénat apparaît comme le grand gagnant de ces nouvelles dispositions, en représentant les collectivités territoriales et en votant des textes de lois dans les mêmes termes que l’Assemblée. En cas de désaccord, le gouvernement est médiateur mais l’Assemblée a le dernier mot, puisque la majorité à l’Assemblée est censée être celle du gouvernement. En octobre 1967, l’élection des député.es de l’Assemblée se fait par scrutin majoritaire à deux tours. En ce qui concerne le président de la République, son élection au suffrage universel direct est soumise au référendum et approuvée par une majorité de Français. Cette victoire est confirmée par les élections législatives suivantes, avec l’obtention de 192 sièges pour l’UNR (parti de Charles de Gaulle) et ses alliés.
Après la démission de Charles de Gaulle, la présidence de Georges Pompidou est une période stable, notamment grâce à la création des questions au gouvernement et au refus d’utiliser l’article 49-3. Les années 70 de Valéry Giscard d’Estaing se caractérisent au contraire par une forte instabilité et par la rupture transpartisane de la majorité. Le gouvernement et l’Assemblée alternent entre l’utilisation du 49.3 et les votes bloqués. Sous François Mitterrand en 1985, le nombre de sièges est rétabli selon les circonscriptions départementales : ils passent de 491 à 577. Un an plus tard, les élections de 1986 font naître la première cohabitation entre un gouvernement et une assemblée de différents bords politiques.
Jusqu’au milieu des années 2000, l’article 49-3 est de nouveau massivement utilisé sur des questions d’ordre international ou sur des réformes sur la Sécurité sociale et la retraite. Lorsque l’article n’est pas utilisé, il laisse le champ libre à une forte obstruction parlementaire. Celle-ci est à son paroxysme entre 2002 et 2007, avec plus de 240 000 amendements déposés pour seulement 17 000 adoptés. La médiatisation des chambres (création de Public Sénat et de LCP) modifie de façon assez importante le jeu parlementaire. En parallèle, en 2003, le mandat des sénateurs est réduit de neuf à six ans, et la chambre est désormais renouvelée de moitié tous les trois ans.
En 2008, la réforme constitutionnelle modifie 38 articles de la Constitution de 1958. La dernière remontait à 1995, et comprenait le renforcement de contrôle et de transparence des parlementaires. Les nouvelles mesures laissent plus de place aux commissions et aux groupes parlementaires, et l’ordre du jour est désormais partagé avec le gouvernement. En février 2014 le cumul du mandat parlementaire avec une fonction exécutive locale est interdit, alors même que cela concernait une frange importante de députés. Beaucoup se retirent en faveur de leur mandat local.
En 2017, Emmanuel Macron promet un renouvellement des parlementaires, accusés d’être presque exclusivement des professionnels de la politique. Néanmoins, l’investissement des députés sur les réseaux sociaux permet de restaurer un lien direct avec leurs électeurs et avec un potentiel électorat, qui n’était pas atteignable via les chaînes parlementaires. Le Parlement est toutefois soumis à des crises successives qui vont fortement le déstabiliser. La crise des gilets jaunes puis du covid impliquent une période d’immobilité parlementaire pour ne pas mettre en danger la politique du gouvernement. Celle du covid déstabilise plus fortement les assemblées, avec des modes de fonctionnement inédits (visioconférence, limitation du nombre de parlementaires présents à l’hémicycle…) et surtout la réduction de leur travail à l’examen des textes urgents. Le gouvernement est seul maître de la gestion de crise.
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La chambre des députés coule en juin 2024, et le Sénat, comme à son habitude, reste protégé. La crise de l’Assemblée nationale est évidente, mais elle est quasiment indissociable du parlementarisme : elle traduit la nécessité de continuer de réformer, de s’adapter et de repenser le rôle des institutions.
La défiance, la crainte d’être désavoué par le peuple, le populisme et la promotion de la démocratie directe, promettent des crises de long terme et constituent les plus grands défis de ces assemblées, qui n’ont pas été conçues (composition, procédures) pour se projeter à de telles échéances. Ce qui est sûr, pour Benjamin Morel, c’est que malgré ces dysfonctionnements, l’avenir, conformément à notre histoire, fera de ces chambres le cœur de notre vie politique.