Publié le 20 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Réparer la fracture identitaire pour une vraie démocratie
Yascha Mounk, La grande expérience. Les démocraties face à la diversité, collection La Relève, éditions de l’Observatoire, 2022
Yascha Mounk est un historien, professeur et politologue allemand et naturalisé étasunien, expert de la montée du populisme et de la crise des démocraties libérales. Il est notamment hôte d’un podcast (the good fight), rédacteur régulier du Wall Street Journal et du New York Times, et a été membre du parti social démocrate allemand de 1995 à 2015. Constatant l’avènement de sociétés polyethniques et les tensions de fait engendrées, il considère que notre premier et plus grand défi est de forger un véritable vivre-ensemble. L’Etat est en ce sens garant de nos libertés et droits fondamentaux, et se doit de construire des espaces de partage et de discussion.
Le bouleversement imprévu d’une société monoculturelle et monoethnique vers une société polyethnique a fragilisé la cohésion sociale. S’adapter à ces changements inédits représente un défi, voire “une expérience” pour les citoyens comme pour les institutions, en réinvestissant dans des politiques économiques, sociales et humanitaires.
Dans ce livre, Yascha Mounk, d’un point de vue étasunien, prend le parti de l’optimisme sur cette grande expérience qu’il appelle la “démocratie multiethnique” en déterminant ses modalités, en identifiant ses obstacles et en explicitant les moyens de la mener à bien. Il s’agit, selon lui, de “l’entreprise la plus importante de notre époque”.
Fracture sociale générale
Dans un premier temps, l’auteur fait un panorama des obstacles à la réalisation de cette “grande expérience”.
Selon lui, ce projet a trois dangers principaux : l’échec à corriger la continuité des dominations passées ; l’incapacité des services publics à assurer la sécurité et la santé d’une population multiethnique inévitablement croissante, et l’incapacité à résoudre la fracture sociale, illusoirement résolue par des accords de partage de pouvoir (bombe à retardement).
De surcroît, il considère que la démocratie n’est pas forcément le modèle idéal pour la mener à bien. Par exemple, le système en décision majoritaire est propice à l’exclusion des minorités, et certaines institutions exacerbent les tensions ethniques et religieuses. La question de la reconnaissance des mémoires et des identités ethniques est également au cœur de la fracture actuelle. L’écho des injustices et des discriminations passées hantent le présent des groupes sociaux (continuité des discriminations socio-économiques voir d’actes meurtriers) ce qui renforce l’inclusion des membres, l’exclusion des non-membres et l’exclusion des membres par les non-membres.
Fort de ces conclusions et d’une analyse historique des sociétés multiethniques qui se sont déchirées, l’auteur propose enfin de dégager trois points communs de la fracture sociale. Le premier est “l’anarchie structurée”, c’est-à-dire la capacité à établir la paix dans les groupes, mais pas entre les groupes, par l’absence d’institutions faiseuses de lien (bien que les bénéfices de ces institutions soient difficilement identifiables pour les minorités dominées). Le second sont les dominations “fortes”, au sein desquelles une majorité s’arroge explicitement le droit de dominer les minorités (ou une minorité à d’autres minorités), et “douces”, à l’intérieur desquelles la majorité prétend garantir l’égalité entre les citoyens, mais les marginalise. Le dernier point commun est la fragmentation, due au partage du pouvoir des institutions, qui dressent des barrières et renforcent les différences entre les groupes au risque qu’ils deviennent complètement hermétiques.
Préserver la paix par l’inclusion et le partage
La seconde partie de son ouvrage est consacrée à penser une société démocratique qui préserverait la paix.
Les premières pistes qu’il présente sont volontairement assez larges :
- Envisager la société comme un “parc public”, c’est-à-dire un lieu de rencontre accessible à tous et toutes, chaque individu avec ses propres convictions ;
- Réorienter les instincts grégaires, et combattre les anxiétés, les discriminations et les pessimismes ;
- Préserver la paix et la coopération en tenant compte des événements/dominations passés et de leur continuité par des actes présents (c’est-à-dire regarder l’histoire avec honnêteté) ;
- Cultiver un patriotisme sain pour prévenir le nationalisme exacerbé et favoriser la solidarité (patriotisme ethnique, culturel et civique) ;
- Favoriser le contact des groupes dans toutes les sphères sociales (associatives, professionnelles) et leur intégration dans plusieurs strates de la société ;
- Exiger des membres des groupes privilégiés qu’ils privilégient désormais les demandes des minorités et des opprimés (accent mis sur les points communs et les influences réciproques)
- Persuader les majorités et les minorités que les services publics servent le bien commun ;
- Dépolariser le système politique pour que les représentants s’adressent à une population plus large que leur base électorale.
Ensuite, Yascha Mounk propose des pistes fondées sur le libéralisme philosophique. Il considère que les États devraient être assez puissants pour protéger leurs citoyens des oppressions, mais assez contraints pour ne pas devenir des oppresseurs. Pour cela, il faudrait, dans un premier temps, préserver la légitimité de l’État en lui accordant la protection des droits individuels fondamentaux, mais en rendant impossible son intervention sur l’autonomie morale des citoyens (c’est-à-dire assurer la séparation des pouvoirs et la limite du pouvoir exécutif grâce à des élections régulières). De même, cet État serait à même de protéger ses citoyens des tentatives de coercition et persécution des forces extérieures. Enfin, l’État serait le garant du multicommunautarisme, en concédant la capacité à chaque groupe de gérer ses propres membres ; puis des libertés individuelles, en reconnaissant la capacité à chacun de structurer sa propre vie selon ses engagements culturels, politiques, associatifs et religieux.
De surcroît, l’auteur propose des solutions plus concrètes pour favoriser le succès de “la grande expérience”. Tout d’abord, il s’agirait de favoriser les politiques qui stimulent la croissance économique, pour réduire l’anxiété des citoyens sur la répartition des richesses ; et d’investir dans la Recherche et Développement plutôt que dans les multinationales. Ensuite, il pense des mesures sociales, telles que l’autorisation pour l’ensemble des citoyens d’accéder aux aides sociales et de santé indispensables ; ou l’instauration de modalités favorables à la mobilité sociale (harmonisation des impôts, instauration d’un revenu universel, mise en place de “baby bonds” [capital donné par l’Etat pour couvrir les frais de scolarité du supérieur ou permettre lancements d’entrepreneuriat]…).
Pour finir, il propose des politiques inclusives, telles que pallier la différence de revenus et d’opportunité entre les classes dominantes et dominées, via des lois et politiques publiques solides (lois anti-discriminations, réformes d’inclusion des grandes écoles, etc.) ; et restaurer institutionnellement les conditions d’un débat public (même si cela nécessite également un effort citoyen pour ne pas diaboliser l’opinion adverse).
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Yascha Mounk ne prétend pas proposer des solutions à la crise démocratique, mais à ce qu’il identifie comme son défi le plus urgent : la fracture identitaire. Selon lui, il nous faut réussir “la grande expérience”, qui consiste à forger une solidarité politique sur l’empathie entre les citoyens, célébrer le mélange des cultures, et bâtir un avenir dans lequel la race et la religion ne seraient plus au cœur des préoccupations. Il conclut que les citoyens ont un rôle majeur dans cette expérience, en y adhérant de façon optimiste et inconditionnelle.