Accueil > Analyses et Enjeux > La France périphérique, par Christophe Guilluy

La France périphérique, par Christophe Guilluy


Publié le 23 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.

Pour un nouveau vivre-ensemble

Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Editions Flammarion, Coll. Champs actuel, 2014

Christophe Guilluy est un chercheur et géographe très présent dans le champ médiatique depuis le début des années 2000. Il propose de redéfinir les frontières entre les classes sociales, dépassant le clivage urbain-rural, pour mieux penser les enjeux politiques d’aujourd’hui. Le chercheur a commencé l’écriture de cet ouvrage en 2011, et malgré ses rencontres successives avec les ministres du gouvernement Hollande, se montre particulièrement critique avec la gauche. Ce livre, après sa parution, marque un tournant dans la réputation de Christophe Guilluy, jusqu’alors jamais tachée : il polarise la gauche (notamment avec des critiques de Libération et du Monde) et remporte l’adhésion de la droite.

 

Dans ce livre engagé, Christophe Guilluy approfondi l’analyse des effets politiques, économiques, démographiques et sociaux évoqués dans son ouvrage précédent, Fractures françaises, en dénonçant l’enrichissement des entreprises et des métropoles, qui font office de vitrine d’une mondialisation heureuse.

Derrière cet apparent progrès social et économique, la concentration de 2/3 du PIB français dans ces métropoles induit mécaniquement des inégalités profondes. Ce sont les classes moyennes et populaires qui sont les grandes oubliées – économiquement, socialement, politiquement et médiatiquement – de ces nouvelles dynamiques économiques et d’emploi, au prix de l’abandon des valeurs républicaines.

Dans ce contexte ‘illusoire’, la question sociale se résume, selon lui, aux banlieues, renforçant l’invisibilisation des classes populaires. C’est pourtant sur ces territoires en périphéries, DOM-TOM compris, que s’opère une contre-société en rupture avec les valeurs sociales et codes culturels de la France métropolitaine. On ne pourrait dès lors plus faire société en reléguant au second plan la majorité de la population.

Le maintien d’un mode de vie hérité des Trente Glorieuses a occulté de nouvelles radicalités sociales et politiques, attribuées aux banlieues – qui sont, au contraire, selon lui, adaptées à la mondialisation – plutôt qu’aux périphéries. Cela tient au fait que ces périphéries ne sont pas des zones d’emplois fortes et qu’elles ne comptent donc pas dans la mondialisation.

Un sentiment partagé de rejet de la mondialisation de ces laissés pour compte constitue les prémices, selon l’auteur, de nouveaux rapports de force économiques et sociaux.

 

Une nouvelle géographie sociale

Christophe Guilluy pense une nouvelle géographie sociale, non pas à partir des territoires, mais des classes sociales, dont le nombre constitue la force.

Il est partisan de l’affranchissement politique et social des « classes moyennes », qui, en plus de ne plus être un modèle d’intégration, n’existeraient purement et simplement plus. Leur survie dans les discours politiques et médiatiques tiendrait à leur instrumentalisation à des fins économiques et à leur distinction des habitants de banlieues (alors qu’il existe des habitants de banlieues qui appartiennent aux classes moyennes).

Cette nouvelle classe populaire ‘périphérique’ réunirait ainsi l’ouvrier et l’employé, les jeunes et les personnes âgées, les travailleurs du secteur secondaire et tertiaire ; tous dans un état d’instabilité, si ce n’est de précarité. Pour analyser justement cette nouvelle classe, il est indispensable, selon lui, de se détacher de la célèbre fracture urbain-rural, largement révolue, au profit de celle d’une France dynamique et d’une France “des fragilités sociales”.

Pour ce faire, et avec le géographe Christophe Noyé, l’auteur crée un indicateur de fragilité sociale et de concentration des catégories populaires appliqué à toutes les communes françaises. Selon leur étude, les territoires périphériques regrouperaient alors 98% des communes qu’ils ont appelées « populaire/ fragile », correspondant à 72% de la population française.

 

Les métropoles créatrices d’inégalités

Pour Christophe Guilluy, la polarisation du marché de l’emploi, aux exigences de plus en plus hautes en termes de qualification, ne permet plus l’intégration sociale et économique des populations immigrées et précaires, malgré l’avènement d’un modèle multiculturel. Ces emplois se sont métropolisés avec la fragmentation des industries dans des zones rurales et périurbaines, qui a entraîné la migration des salariés et des ouvriers. Dans le même temps, la profusion des emplois qualifiés a attiré les professions intellectuelles et les cadres dans les métropoles. Cette gentrification de l’emploi a engendré une hausse importante des prix de l’immobilier, raréfiant l’offre pour les catégories modestes et populaires – à l’exception des immigrés qui bénéficient le plus des logements sociaux et de l’accessibilité aux zones d’emploi.

 

Les dangers de la mobilité

Les discours de la mobilité justifient une adhésion au modèle de mondialisation, alors même que les populations des périphéries s’enracinent. Les mobilités, en majorité intra-étatiques, sont, dans une certaine mesure à l’image des mobilités extra-étatiques. Elles concernent soit les populations les plus précaires, contraintes à la mobilité (hausse des prix du logement par exemple), soit des individus issus de classes moyennes urbaines plutôt qualifiées et qui choisissent d’être mobiles (université ou travail dans une grande ville, émigration…).

De la même façon, à l’échelle nationale comme internationale, la continuité d’un tel système, en plus d’être une source d’inégalités, atteint ses limites écologiques et physiques (surpopulation). 

À l’échelle locale, les inégalités de mobilité se caractérisent par l’asservissement aux infrastructures de transport et par le coût des déplacements en voiture, qui est d’autant plus pénalisant que les revenus sont modestes (par exemple, les jeunes ont très peu accès à des formations ou à l’enseignement supérieur). L’attractivité des zones d’emploi est insuffisante pour les habitants des périphéries, qui, au regard des prix de l’immobilier, perdent l’espoir d’une ascension sociale et géographique.

 

La radicalité des périphéries

Les questions sociales, de la crise à la résolution, sont aujourd’hui cristallisées dans l’imaginaire politique et médiatique par les banlieues. Néanmoins, ce ne sont pas dans les banlieues que se joue l’émergence de la majorité de nouvelles initiatives politiques. L’auteur cite, par exemple, le mouvement des “nouvelles ruralités” ou des “bonnets rouges”, issus des périphéries, pour illustrer son propos (ce serait la France des “plans sociaux”). C’est la fragilité économique et sociale et la difficulté de s’en sortir qui sert de terreau aux revendications, dont la radicalité est corollaire de la violence de ces fragilités. Ces radicalités se répercutent aussi dans les choix politiques, avec une sur-adhésion au Front National par rapport à la moyenne nationale. 

Au-delà des critères démographiques, de perte de pouvoir d’achat et d’emploi, c’est aussi une fracture culturelle, cristallisée par l’immigration, qui entre en ligne de compte en accordant aux votes une dimension identitaire. Plus largement, il paraît difficile de convaincre des individus exclus socialement et économiquement d’être intégrés dans un projet politique de gauche ou de droite, d’autant plus que leurs représentants issus des classes populaires sont très minoritaires.

Il paraît alors difficile de trouver un terrain d’entente entre les classes populaires et supérieures sur les questions de mondialisation, de libre-échange économique, d’ethno-culturalisme et d’immigration alors que ces classes populaires supportent seules la violence d’un tel modèle. Ce rejet justifie une large adhésion aux discours populistes « par le bas », c’est-à-dire basé sur des expériences réelles plutôt que sur des croyances irrationnelles.

 

Un repli identitaire

Le repli identitaire de la population française se cristallise autour du rejet des étrangers, de l’immigration et de l’islam. Néanmoins, ces considérations dépassent largement le point de vue des habitants des périphéries (75% de la population française, selon un sondage de la CNCDH d’avril 2014), contrairement à l’idéal de multiculturalisme largement prôné. Ces réactions traduisent surtout une volonté profonde de préserver un capital social et culturel lorsque l’État n’en a pas été capable. Plus globalement, elles témoignent d’une insécurité démographique, économique, identitaire et culturelle qui n’est pas propre à la France, mais assez universelle : elles se résument par la peur de devenir minoritaire.

De ce fait, l’exigence d’un entre-soi majoritaire pousse les communautés de part et d’autre à se séparer. Selon l’auteur, à l’image du divorce, cette séparation est bénéfique à l’apaisement de tension et d’anxiété entre les uns et les autres. L’impression de négocier sa présence face à une majorité culturelle entraîne ainsi des frontières invisibles – “des hinterlands culturels” – en dépit des injonctions des pouvoirs publics, à travers des pratiques telles que l’évitement scolaire et résidentiel.

 

Les ambitions de l’auteur pour l’avenir

Premièrement, Christophe Guilluy pense que la population gagnerait à vivre ensemble en étant séparée, c’est-à-dire à travers une fraternité “sous conditions”. Selon lui, cela passerait nécessairement par la réinvention “par le bas” du lien social, en imposant un système de valeurs traditionnelles aux communautés.

Ensuite, il pense que la cohésion nationale serait améliorée par l’introduction d’une nouvelle géopolitique territoriale caractérisée par des institutions politiques fortes en périphérie. Il s’agirait de revaloriser l’État providence (c’est-à-dire les prestations sociales, de logement, etc.) au-delà des banlieues, dans les villes de la France périphérique, à destination des populations précaires.

Enfin, il est partisan d’une remise en cause du modèle économique actuel par la constitution d’une force politique capable de faire entendre les voix des oubliés de la mondialisation. Les collectivités locales, telles que les départements, jouent un rôle prégnant pour soutenir une telle alternative politique. Un nouveau développement économique alternatif s’opérerait ainsi en périphérie, fondé sur le local, les circuits courts et la relocalisation des activités industrielles.

 

*

En conclusion de cet ouvrage, Christophe Guilluy rappelle qu’au-delà des fractures démographiques et économiques entre les classes sociales, il est important de tenir compte des angoisses multiculturelles et de la peur d’être en minorité sur son propre territoire, afin de les replacer dans une perspective universelle.

Selon lui se joue l’avènement d’une contre-société par “le bas”, qui conteste un système oligarchique libéral et qui serait à même de porter la réintégration politique, économique et sociale des classes pauvres et populaires. La recomposition de l’échiquier politique lui semble inévitable, sans laquelle les risques de radicalités sociales et politiques seraient exacerbées.


Retour en haut