Publié le 23 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Mondialisation et multiculturalisme, les causes de la conflictualité
Christophe Guilluy, Fractures françaises, Editions Flammarion, Coll. Champs actuels, 2010
Christophe Guilluy est un chercheur et géographe très présent dans le champ médiatique depuis le début des années 2000. Pour lui, les politiques publiques se sont désintéressées des classes populaires « autochtones », et peinent à reconnaître les fractures issues du multiculturalisme. Ce livre, dont l’auteur est assurément orienté à gauche, connaît un retentissement médiatique assez important, qui lui vaudra une rencontre avec Nicolas Sarkozy en 2011 : ce serait “le livre de gauche qui inspirerait la droite” (Libération, 30 mars 2012).
Dans cet ouvrage, Christophe Guilluy analyse la crise du “vivre ensemble” et la remise en cause de l’égalité républicaine, en totale opposition avec le mirage d’une société apaisée, multiculturelle et non-conflictuelle. Selon lui, cette crise tient majoritairement à l’insécurité sociale des classes populaires, laissées pour compte des préoccupations politiques.
À travers ce livre, l’auteur cherche à analyser la composition démographique et sociale des territoires afin de comprendre les réactions – comportementales, et non idéologiques – des couches populaires au multiculturalisme et à la mondialisation, qui seraient les causes principales de la dégradation de leur niveau de vie. Il souhaite aussi démystifier la racialisation des rapports sociaux, décrypter une nouvelle géographie sociale, politique et culturelle, et décrire les effets de la recomposition sociale et démographique sur la cohésion nationale.
Un cadre de référence erroné
Pour commencer, selon l’auteur, la crise démocratique est majoritairement due à une grille de lecture politique, sociale et médiatique révolue et surtout non représentative des classes populaires. Cette erreur tient à la représentation d’une fracture erronée entre banlieues et autres territoires, laissant apparaître des minorités visibles, les habitants des banlieues, et invisibles, ceux des zones périurbaines. Il s’agit d’un héritage de la révolution industrielle et des Trente Glorieuses, lors desquelles on opposait quartiers ouvriers et quartiers bourgeois, remplacée dans les années 80 par l’obsession des banlieues comme objet politique et médiatique. À la figure de l’ouvrier s’est substituée celle de l’immigré. C’est à ce moment charnière que ces banlieues ont cristallisé la crise de la société française, autour de violences, décohésion et ghettoïsation ; reléguant au second plan les inégalités sociales d’autres territoires.
L’obsession pour les jeunes de banlieues a également joué dans une fracture médiatique qui s’est largement propagée. Les discours essentialisant les habitants des banlieues à la jeunesse issue de l’immigration, alors même qu’elles sont habitées en majorité par des veilles personnes, nourrissent l’association de cette jeunesse à la violence, et alimentent un champ lexical d’insécurité quant à l’avenir de la Nation. Ce discours a ainsi eu la double fonction d’invisibiliser une frange de la population et d’en diaboliser une autre, répondant plus à une demande médiatique qu’à une réalité sociale.
En outre, cette invisibilisation est plurielle, puisqu’elle pense les banlieues comme coagulateurs de pauvreté – et plus largement d’accumulation des inégalités –, alors même qu’il s’agit de questions qui ne concernaient pas un type de territoire en particulier. Les rapports de classes ont dès lors été réduits à ceux qui vivaient en banlieue contre les “autres”. En séparant les pauvres des banlieues (majoritairement issus de l’immigration) de la France périphérique (Français « de souche »), les Français les plus pauvres n’étaient plus définis par leur position sociale, mais par leur origine ethnoculturelle.
Immigrés, classes moyennes et fracture socioculturelle
Depuis les années 1980, la mondialisation a desservi les Français « de souche » pauvres, d’une part en concentrant les richesses dans des aires urbaines et grandes villes, d’autre part en privilégiant les politiques publiques en banlieues destinées à une population plutôt immigrée (puisque les Français « de souche » sont partis en se sentant en insécurité). Dès lors, les banlieues participent aussi à la mondialisation puisqu’elles sont devenues des territoires au sein desquels la migration est constante, renforçant l’exclusion sociale, géographique et culturelle des Français « de souche » y compris parmi les classes pauvres.
De plus, l’intensification des flux migratoires a entraîné d’importants changements ethnoculturels. Cela tient à une opposition presque intuitive entre l’arrivant et l’autochtone, par flux migratoires massif, substituant la référence de l’immigré travailleur, intégré aux classes populaires, à l’immigré en majorité démographique qui n’aurait plus intérêt à adhérer aux valeurs sociales et culturelles. Cette croyance a investi la définition même des classes moyennes, avec l’inclusion des uns faite aux prix de l’exclusion des autres (correspondant à l’idée que la captation de l’aide publique et des prestations sociales est réservée à l’immigration, et ce au détriment des Français « de souche »).
Bien que leur niveau de vie puisse être comparable à des habitants de banlieues, l’attachement des individus à cette classe moyenne se fait sur la base du rejet des banlieues, alors même qu’elles accueillent et produisent des classes moyennes. En résulte une quasi-ethnicisation blanche des classes moyennes, substituant une uniformité ethnique à une uniformité sociale. Cela favorise, selon l’auteur, un déterminisme ethnoculturel qui constitue une autre fracture de l’égalité républicaine, d’autant plus qu’il aurait un impact direct sur les choix électoraux des individus, qui voteraient désormais selon leur identité plutôt que selon leur conviction.
Recomposition sociale et économique des territoires
Selon Christophe Guilluy, la concentration des activités dans les grandes villes en connexion avec l’extérieur a été uniquement favorable aux classes supérieures. Cette métropolisation a eu un impact sur les contours de l’ensemble du territoire, puisqu’elle a engendré une domination politique et culturelle, d’une part, et l’exclusion des classes pauvres et populaires de la production de richesse, d’autre part. Ces phénomènes ont été les causes principales d’une large précarisation des classes populaires et de l’exode urbain de ceux qui souffrent le plus de la mondialisation. Les catégories sociales ont dès lors été définies selon leur statut ethnique, socio-spatial, et leur intégration à l’économie-monde. Ces dynamiques, bien que directement liées aux conflits de classe, ont ainsi été occultées au profit de questions identitaires : les préoccupations sont devenues sociétales, et non plus sociales.
La France des périphéries et le mythe de cohésion sociale
Les élites économiques, intellectuelles et politiques ne considèrent pas la France des périphéries comme leur France, mais leurs habitants, eux, pâtissent directement de leurs choix économiques et politiques. En effet, les néo-classes ouvrières, moyennes et populaires voient leur qualité de vie, d’accès aux prestations sociales et d’emploi baisser drastiquement. Plus précisément, la relégation spatiale et culturelle (absence d’infrastructures, par exemple) complique l’intégration économique, et cela touche en particulier les jeunes dans leur chance d’accès à des grandes écoles ou aux niveaux de diplômes. Ces classes tiennent alors pour responsable deux phénomènes : la mondialisation et son corollaire, le multiculturalisme.
Ainsi, deux principes se contredisent : d’un côté un discours politique prônant une république métissée, et de l’autre un séparatisme social et culturel, y compris au sein des mêmes classes sociales. Ce séparatisme n’est pas seulement explicable par les dynamiques urbaines et démographiques évoquées précédemment, mais également par le passage de l’immigration du travail à l’immigration familiale et par l’exode des populations françaises (avec le redéploiement du secteur industriel et l’augmentation des prix de logements). Dès lors, la concentration communautaire de part et d’autre – au sein des classes populaires et bourgeoises – n’a pas favorisé la mixité sociale et culturelle. L’auteur pense que cette mixité, dès lors qu’elle ne serait pas initiée par les pouvoirs publics ne serait pas instinctive, mais que, contrairement aux idées reçues, les couches populaires ont été « attentistes » au regard de l’émergence de la société multiculturelle, faisant preuve d’une profonde attache à l’égalité républicaine.
*
Selon Christophe Guilluy, la mondialisation libérale et son corollaire, le multiculturalisme, se sont donc lentement opérées au détriment des classes moyennes et populaires « autochtones », favorisant une instabilité culturelle et sociale. Ces classes seraient plus susceptibles d’adhérer aux récits d’une Nation protectrice, qui s’opposerait à celui de la mondialisation et compliquerait la construction d’un récit commun.
Néanmoins, l’avenir n’est pas figé. Il pense qu’un retour au conflit est inévitable considérant les antagonismes sociaux et culturels créés par la mondialisation, mais qu’il faudrait reconnaître ces antagonismes et sortir des discours qui prétendent au vivre ensemble. L’enjeu pour notre avenir est de privilégier une cohésion sociale mise à mal par des territoires au sein desquels se joue une instabilité culturelle, sociale et démographique. Enfin, l’auteur pense que ces questions seront tôt ou tard forcées dans le débat politique, et que ce sont les classes populaires qui vont détenir le dernier mot.