Publié le 22 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Pour une démocratie de l’intelligence collective
Hélène Landemore, Democratic reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, Princeton, 2017
Hélène Landemore est professeure de sciences politiques à Yale et chercheuse à l’institut d’intelligence artificielle d’Oxford. Son engagement en faveur d’un renouveau démocratique n’est pas propre à cet ouvrage, puisqu’elle est notamment reconnue pour ses prises de positions en défaveur des métiers du politique, et en faveur d’alternatives démocratiques à la crise démocratique. Elle dresse ici le tableau d’une potentielle démocratie du plus grand nombre, et plaide pour la mise à contribution de l’intelligence collective, plus efficace et plus légitime que le gouvernement de quelques experts.
Dans cet ouvrage, Hélène Landemore défend la thèse de la “distribution” du pouvoir aux citoyens pour faire les lois et obtenir des résultats démocratiques efficaces. Elle pense que les gouvernements occidentaux actuels – autour de représentants uniques ou d’une poignée de représentants – ne seraient pas plus performatifs ni plus légitimes que l’agrégation de l’intelligence des citoyens (qu’elle appelle “l’intelligence collective distribuée”).
Sa conviction la plus profonde est de proposer un modèle démocratique à partir d’un processus de décision inclusif assuré par une “diversité cognitive”, c’est-à-dire un échantillon large de citoyens, représenté par une ou plusieurs assemblées.
L’autrice essaie donc de construire un argumentaire clair, simple et audible pour l’avenir démocratique.
Faire face aux détracteurs de l’intelligence collective
Dans un premier temps, Hélène Landemore revient sur les critiques historiques et presque unilatérales de la théorie d’un gouvernement démocratique par l’intelligence collective.
En effet, la philosophie occidentale s’accordait à dire que les gouvernements de « multiples incompétents » ne mèneraient qu’à notre perte. Les citoyens ordinaires ne seraient ni assez qualifiés, ni assez rationnels, informés ou engagés pour prétendre à gouverner ; légitimant le rôle des élites informées et compétentes.
Selon l’autrice, l’écueil des philosophes a ainsi été le manque de lucidité sur leur propre prisme, en considérant que la démocratie était une matière d’élites, alors qu’elles n’ont ni le monopole de la vérité, ni celui de la bonne solution. Ce n’est pas parce que les citoyens sont ignorants ou “rationnellement irrationnels” que leur voix mise bout à bout sont idiotes. De plus, elle défend l’idée que la “diversité cognitive” donnerait une alternative à l’ignorance et l’irrationalité moyenne des citoyens, et que, plus ils s’exerceraient à la gouvernance et aux processus de décisions, plus ils et elles seraient qualifiés.
Forger une méthodologie
Ensuite, l’autrice explicite le modèle de décision par “intelligence collective” et précise son fonctionnement. La délibération démocratique inclusive serait le meilleur modèle pour résoudre des problèmes, grâce à la diversité cognitive des citoyens au lieu des capacités individuelles. Le groupe serait ainsi au moins aussi intelligent que le plus intelligent de ses membres. Dès lors, plus l’échantillon serait grand et plus la diversité des profils serait garante d’un large éventail de référentiels, d’idées, d’informations et d’interprétations, permettant un résultat optimal.
L’autrice pense également que cette diversité de profils serait plus performante d’un point de vue décisionnel que le travail d’expertes, grâce à l’apport d’approches différentes et non cadrées pour des situations/ problématiques données.
Assemblées citoyennes
Concrètement, les assemblées citoyennes fonctionneraient sur un système de “loterie aléatoire” – c’est-à-dire de tirage au sort – plutôt qu’un modèle d’élection. Les prises de décisions s’opéreraient après une phase de délibération, idéalement ni à la majorité ni à l’unanimité, mais via un vote pour l’option qui ferait le plus consensus face à un problème donné (classement des propositions qui ont obtenu le plus de votes). La règle majoritaire serait alors utilisée en dernier recours, comme un complément utile à la délibération si elle n’a pas permis un consensus assez large sur l’option à adopter. Il s’agirait surtout d’un atout pour la prédiction des risques et de l’incertain.
Afin d’éviter d’utiliser la règle majoritaire et une trop grande polarisation, l’idéal serait d’ouvrir l’accès aux informations pour conférer une expertise supplémentaire aux membres de l’assemblée de votants. Selon l’autrice, le marché de l’information aurait un rôle majeur à jouer en ouvrant de façon inédite l’accès aux informations privées (financières, technologiques, etc.) au service des organes de délibération.
Enfin, l’autrice est favorable à un équilibre des processus propres à ces assemblées grâce à des organismes de contrôles (d’expression, de tentatives d’alliances ou d’intimidations) tels que la cour constitutionnelle ou les examens judiciaires. Ces institutions assureraient la transparence et l’égalité au sein des assemblées, afin d’être capables de se remettre en question et d’éviter de reproduire les erreurs passées. Des institutions qui contraindraient, guideraient et corrigeaient les biais individuels et collectifs des citoyens, et assureraient ainsi la pérennité de ce système.
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Selon Hélène Landemore, la gouvernance par le peuple conférerait donc plus de légitimité à l’autorité démocratique que la gouvernance par le “peu”. Le régime le plus propice pour maintenir un tel système serait un régime libéral, seul à même de garantir autant la liberté médiatique, le renouvellement du système éducatif – en y intégrant des compétences démocratiques (apprendre à parler, à écouter et à respecter les opinions des autres en public) – et la capacité de contrer le pouvoir avec des instances de jugement.
À la fin de cet ouvrage, elle insiste sur la nécessité de porter ses idées plus loin que l’échelle locale, afin de tester empiriquement et d’analyser les tenants et les aboutissants d’un tel processus de décision.