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Debating democracy, par Jason Brennan et Hélène Landemore


Publié le 20 janvier 2025. Par Cloé Lachaux. 

La démocratie en vaut-elle vraiment le coup ?

Jason Brennan, Hélène Landemore, Debating democracy : do we need more or less ?, Oxford University Press, 2022

Jason Brennan est un philosophe et professeur américain, enseignant à l’université de Georgetown. Plusieurs de ces ouvrages s’inscrivent en faveur d’alternatives non démocratiques à la démocratie, tels que « Against Democracy » paru en 2016 via la presse universitaire de Princeton. Hélène Landemore est professeure de sciences politique à Yale et chercheuse à l’institut d’intelligence artificielle d’Oxford. Son engagement en faveur d’un renouveau démocratique n’est pas propre à cet ouvrage, puisqu’elle est notamment reconnue pour ses prises de positions fortes sur le besoin de renouveau démocratique. Les deux auteurs discutent ici des bénéfices et des limites de la démocratie, dans un débat passionnant qui pose sans nul doute les bonnes questions. 

 

Dans cet ouvrage, les coauteurs tirent des postulats contradictoires : Hélène Landemore souhaite résoudre la crise démocratique par des solutions démocratiques, tandis que Jason Brennan préfère trouver des alternatives à la démocratie.

Ils établissent ensemble une définition intentionnellement très large de la démocratie pour soutenir leur propos : un système dans lequel chaque membre de la société partage également des pouvoirs politiques fondamentaux. Tous deux considèrent qu’en pratique, aucune des démocraties existantes n’applique ce principe. Beaucoup de systèmes seraient plus égalitaires, mais l’enjeu du livre est de savoir s’ils sont désirables.

Malgré les contradictions de points de vue entre les deux auteurs, ils s’alignent sur la ligne directrice suivante : analyser la démocratie selon ses bons résultats (capacité à maintenir ou améliorer les valeurs et idéaux universels tels que l’éducation, la paix, la prospérité, les libertés individuelles…), afin de déterminer si la démocratie est le meilleur outil pour « faire le job ».

 

Le point de vue de Jason Brennan

 

  • Ne pas compter sur le changement de comportement des citoyens pour impulser un changement démocratique

Plutôt que de penser que ce n’est pas la « vraie » démocratie qui est aujourd’hui en marche, nous devons changer d’alternatives. Il pense que la démocratie est le meilleur modèle existant, mais que certaines de ses particularités devraient être écartées.

Le corps de son argumentaire tient autour des comportements ignorants et « rationnement irrationnels » des citoyens vis-à-vis de la politique. Sa seule certitude est que l’on vote pour ce sont les candidats, et non pour les idées qu’ils et elles défendent (par loyauté partisane, par exemple). Dès lors, les élections seraient des événements de hasard.

Pour Jason Brennan, l’éducation n’est pas une solution pour résoudre ce problème, car ce n’est pas le manque d’éducation qui cause l’ignorance, mais le manque d’informations (et d’informations non biaisées). La démocratie délibérative ne serait pas non plus une solution, puisqu’elle supposerait une participation qu’il pense inatteignable, et une coopération qu’il pense infaisable (la délibération renforcerait les certitudes de part et d’autre, mais pas la capacité à se mettre d’accord).

 

  • Réduire la sphère politique et la sphère de contrôle pour en exclure les citoyens

En partant du postulat précédent, Jason Brennan se pose la question suivante : « comment penser une foule comme sage ou rationnelle si chacun de ses membres est ignorant ? ». En effet, selon lui, la majorité des citoyens ne forment pas leurs idées indépendamment ; manquent d’idéologies fortes ; ont peu de niveau d’information ; et font des erreurs sur des connaissances fondamentales. Leur influence directe sur les votes serait ainsi un problème.

 

  • Être prêts à composer avec des formes de gouvernement non démocratiques

Dans la continuité de ses thèses précédentes, Jason Brennan pense qu’il suffirait de ne pas laisser de place en politique aux incompétent.es, aux égoïstes… En deux mots, il souhaite faire moins de politique en démocratie. Le rôle de prise de décisions reviendrait dès lors aux « meilleures institutions » qui prendraient les « meilleures décisions » au nom des « meilleurs intérêts » ; dont l’éthique serait assurée par un comité indépendant. Il tend vers un idéal de contrôle démocratique qui ne serait pas cantonné au gouvernement, mais multiorganique, afin de traiter de la multiplicité des sujets à appréhender.

 

En conclusion de son argumentaire, voici quelques exemples du modèle qu’il imagine :

  • abandonner le système des élections, qui n’est pas pertinent pour les politiques publiques et presque dangereux pour le collectif
  • convaincre de voter avec une incitation financière : un quiz de culture politique serait mis à disposition des citoyens préalablement au vote, avec une rémunération financière selon les résultats obtenus.
  • mettre en place le « vote éclairé » : chaque individu donnerait son avis sur un thème proposé ; indiquerait ses caractéristiques démographiques ; puis répondrait à des questions élémentaires. Les données collectées seraient utilisées a posteriori pour voir ce qui aurait été répondu si tout le monde avait parfaitement réussi le test. Cela permettrait, selon lui, d’obtenir les meilleurs résultats, mais également de résoudre les biais discriminatoires en analysant les erreurs communes aux groupes.

 

Le point de vue d’Hélène Landemore

 

  • Être favorable à un partage de pouvoir inclusif et égalitaire ne pourrait être que bénéfique pour la démocratie

Dans un premier temps, Hélène Landemore s’inscrit en faveur de la démocratie délibérative, qui permettrait à des citoyens libres et égaux.les de décider des lois et politiques publiques. Les bénéfices d’un pouvoir partagé et inclusif dès la phase de délibération, avec une prise de décision par la majorité au suffrage universel, serait, pour elle, le choix idéal. Elle pense que ce système, peu importe l’échelle, serait le plus efficace.

 

  • Arrêter de considérer la population comme incompétente

Pour contrer l’argumentaire de Brennan, l’autrice avance les bienfaits de l’intelligence collective, des diversités cognitives et des capacités de déduction dans les prises de décision. Plus il y a de citoyens, et plus il y a de manières d’appréhender l’incertitude, par une réflexion collective qui ne serait pas permise si le pouvoir était concentré entre les mains d’élites intellectuelles. En effet, lorsqu’il est question d’incertitudes, il lui paraît illusoire de laisser des élites décider seules, alors même qu’elles seraient aussi incompétentes et ignorantes que les autres (d’autant plus que ces élites sont le plus souvent des hommes riches blancs de milieux urbains qui ne représenteraient que leurs propres intérêts).

 

  • Abandonner la certitude que les sociétés d’élites intellectuelles seraient les plus efficaces

Pour l’autrice, les solutions de Brennan sont des hypothèses, d’autant plus que selon ses propres recherches, c’est le nombre et la diversité (mais pas la compétence) qui amène aux meilleures décisions. Pour illustrer son propos, elle avance notamment l’exemple de l’élaboration du premier jet de textes constitutionnels islandais, effectués pas 950 citoyens tiré.es au sort et réunis dans un conseil de 2010 à 2011.

De surcroît, elle pense que la concentration des élites tend à les rendre sourds vis-à-vis du public qu’ils sont censés servir, et aveugles pour ce qui dépasse leurs intérêts et perspectives. Dès lors, cela pourrait être les voix les plus pertinentes qui ne seraient pas entendues.

 

  • Remettre le pouvoir entre les mains du peuple

 

Enfin, l’autrice élabore un modèle qu’elle appelle la « démocratie ouverte ». Il s’articule autour :

  • du maintien de la séparation des pouvoirs, avec le pouvoir législatif entre les mains de la population, aidée de spécialistes (avocat.es, juristes) ;
  • d’élections remplacées par des « loteries civiques », c’est-à-dire des tirages au sort, avec des renouvellements d’assemblées régulières ;
  • d’assemblées encadrées par des comités délimitant les règles des débats, et de comités éthiques (dont les membres seraient tous tirés au sort) ;
  • de l’existence de plateformes en ligne pour maintenir un lien continu entre ces assemblées et les citoyens
  • de la capacité des personnes non sélectionnées d’être à l’initiative de lois (sur le même principe que les référendums d’initiative citoyenne, c’est-à-dire selon un nombre de signatures)
  • de l’ajout d’une « chambre des citoyens » à nos institutions

 

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À travers un livre construit comme un débat en temps réel, les deux auteurs font valoir deux visions contradictoires du renouveau démocratique. Brennan est partisan d’une approche anti-démocratique assumée et plus fermée pour améliorer nos systèmes, tandis que Landemore propose une « démocratie ouverte », à repenser depuis le début. Ce livre est en lui-même un bel exemple de débat apaisé entre des positions radicalement opposées.


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